Le fait de parler est intimement lié à la voix puisque la parole se caractérise d’abord par ses modalités sonores caractéristiques plus que par ses éléments sémantiques, comme quand on reconnaît la voix de quelqu’un avant même de comprendre ce qu’il dit. La voix intéresse non seulement les chanteurs et les musiciens mais aussi ceux qui font métier d’écoute et de parole pour autant qu’écouter quelqu’un, c’est entendre sa voix au-delà des mots du discours, dans le silence où se recueille la question de la présence et de l’origine.
La voix exprime le lieu d’où parle quelqu’un, sa manière d’être avec les autres et au monde, ce qui lui échappe quand il parle, le rapport inconscient qu’il entretient avec sa propre parole, ce qu’il n’entend pas lui-même mais qu’un autre, pour peu qu’il ait les oreilles ouvertes à cet endroit-là, entend. La voix comme voix de quelqu’un renvoie à un lieu-source mais aussi à un lieu-destinataire dans la mesure où elle s’adresse à un autre. Ainsi, ses constantes et ses variations traduisent le rapport à ces deux lieux, entre corps et langage (Rosolato, 1974). Le jeune enfant est d’ailleurs particulièrement réceptif à ces variations subtiles de la voix maternelle ou paternelle, en hauteur et en intensité, qui disent en partie à leur insu, la joie ou la tristesse, le contentement ou la colère. Freud (dans Le Moi et le Ça), et D. Anzieu à sa suite, ont décelé dans l’intériorisation de ces modalités vocales précoces l’origine acoustique de ce Surmoi préœdipien qu’on appelle archaïque. La « grosse voix » comme « les gros yeux » ne sont d’ailleurs pas plus l’apanage du père que de la mère, comme en témoigne la clinique familiale quotidienne, et il convient de se souvenir qu’il s’agit ici des imagos parentales et non de leur réalité.
Le cri, la voix et la question de l’origine
À peine entrés dans la question de la voix, nous en percevons le côté originaire. La voix, en effet, ouvre sur l’énigme de l’origine à plusieurs niveaux.
Elle concerne chacun de nous de façon extrêmement précoce. Déjà, in utéro, à partir du 5e mois, à l’achèvement de l’oreille interne, puis au 7e mois à celui de l’oreille externe et moyenne, le bébé entend la voix de sa mère, laryngée et toujours à la même distance alors qu’il entend celle du père dans une plus grande variabilité, en fréquence (les basses passent mieux à travers la paroi utérine et le liquide amniotique) et en intensité (la distance n’est pas toujours la même). Tous les travaux expérimentaux sur l’audition et la phonation (cf. Herren, et Herbinet et al.) montrent que le système auditivo-phonique qui s’installe entre les parents et l’enfant les lie de façon extrêmement précoce et forte. Ainsi le cri est, dès la naissance, le son le plus caractéristique émis par les nouveau-nés. Ceux-ci ont déjà, à trois semaines, quatre cris bien distincts (faim, colère, douleur, frustration) repérables tout à fait objectivement dans leurs caractéristiques sonores. Ces cris, observent les chercheurs, induisent une réponse par la voix maternelle qui s’avère à l’expérience le moyen le plus efficace de l’éteindre. Parce que la voix porte la question de l’origine, elle ne saurait cependant se réduire à un son ou à un simple instrument, d’où son rapport avec le cri en tant que voix d’avant la parole articulée qui symbolise la naissance d’un enfant mais aussi la perte irréparable de l’enveloppe placentaire (cf. la « castration ombilicale ») et le rapport au souffle, déjà langage du corps interprété comme tel par l’entourage qui y répond.
Le cri signe non seulement la vie mais constitue le signifiant de la vie d’un sujet dans la mesure où un Autre y entend sa présence et y répond par sa voix. Cet Autre, « proche secourable » comme le dit Freud dans l’un des rares passages où il aborde la question du cri (in L’Esquisse d’une psychologie scientifique), lui tend le miroir de son être en penchant son visage pour l’appeler par son prénom et son nom. Le cri appelle la réponse de la nomination faute de quoi il se perd dans le vide de l’abandon et l’abîme du désespoir, ou revient sans cesse sous la forme de l’écho indéfini. La mythologie (cf. Narcisse et Echo) et les artistes (voyez par exemple le célèbre tableau de Munch, « le cri » daté de 1893) sont toujours d’un recours précieux pour tenter de nous représenter les enjeux de l’archaïque. On peut comprendre aussi pourquoi toute thérapie basée sur le cri (cf. Janov, Meyer) faisant surgir cette dimension de l’archaïque peut devenir facilement sauvage quand elle prend le risque de réveiller chez certains sujets une angoisse de morcellement insupportable (surtout quand il est question de crier les yeux fermés) et de provoquer chez d’autres un court-circuit pulsionnel destructeur de l’unité de l’image du corps ou des angoisses paranoïdes.
Parce que le cri est interprété comme signe de faim, de soif, de sommeil, bref comme manifestation de déplaisir et de détresse, qu’il entraîne, quand ça se passe bien, l’expérience de satisfaction liée à celui par qui elle arrive, s’inscrivent dans le psychisme des traces associants l’apport de nourriture, la prise dans les bras et la voix. En même temps qu’elle nourrit, la mère parle et sa parole est chargée, particularisée par un rythme, une hauteur, un timbre, un tempo, une intensité, constituant une prosodie qui imprime les mots-sons et les connecte au corps de l’enfant. Le cri devient intentionnel (pour la plupart des chercheurs autour de la troisième semaine) puisqu’élevé au rang de signifiant pour et par l’Autre. Nous savons que le bébé reconnaît la voix de sa mère parmi les autres dès la cinquième semaine et peut-être même avant. Ce qu’il y a de sûr, c’est que les réactions circulaires qui s’installent sont beaucoup plus riches sur le plan auditivo-phonique que sur le plan visuo-moteur, ce dont témoigne la grande palette sonore du babillage (entre trois et six mois) où l’enfant imite ce qu’il entend, et de l’autre et de lui-même. Le babillage et les paroles vocalisées de la mère sont d’une certaine manière les seuls vrais objets transitionnels que l’enfant garde en mémoire au cours de ses moments de solitude et d’endormissement (cf. F. Dolto, 1984, p.65 et sq.). La voix familière qui nomme les sensations du corps et qui appelle le sujet à vivre par la reconnaissance de son nom constitue en effet le seul espace transitionnel sans objet matériel entre le moi et le non moi, le dedans le dehors, le sujet et l’objet. Winnicott a d’ailleurs bien montré en quoi le babillage qui y répond fonctionne comme phénomène transitionnel, même s’il le met sur le même plan que les autres phénomènes.
La voie fécondante et le souffle de la vie
La voix renvoie à l’origine du sujet parce qu’elle est portée par le souffle de la vie jusqu’au « dernier soupir ». La psychè grecque indique bien le lien entre le souffle, la voix et le psychisme. Dans la littérature védique, c’est Prajapati qui crée les dieux de son souffle respiratoire et les humains d’un vent de son fondement.
La musique rouvre en permanence la question de l’originaire et de ses fantasmes, en ce lieu du rapport archaïque entre le cri, première « musique » guettée par l’entourage et la voix, « instrument » premier et premier « instrument », qui vient en écho particulier à ce premier cri. Mais surtout, la voix est le support de la parole entendue et proférée dans la mesure où elle répond, pas seulement en écho ou en miroir, mais en interaction, complémentaire et décalée, conjointe et disjointe à la fois. De cette voix surgit la dimension de l’absence et de la présence, de la séparation et de la rencontre à l’origine de la vie psychique. « Une sonorité de la voix maternelle à distance est promesse d’une rencontre que l’enfant attend, avec une tension vers son jouir qui lui fait développer la reconnaissance auditive de cette voix. » formule F. Dolto (1984, p.69).
La voix de l’Autre, que je peux invoquer ou évoquer, représente ce qui ne se représente pas, sa présence pour moi comme ma voix représente ma présence pour lui. Elle n’est donc pas spécularisable. Dans la mesure où elle s’adresse au sujet en le constituant comme « je », elle l’appelle à vivre dans son sexe et dans son nom en imprimant en lui la marque de l’Autre. La voix est structuralement liée au visage comme lieu où « ça parle ». Quand la mère est absente physiquement, l’enfant en a perdu les modalités sensori-perceptives. Reste en lui la présence sonore de la voix de sa mère et, au-delà, de ses familiers, immédiatement reconnaissable (par exemple au téléphone) avant même toute compréhension d’un quelconque contenu sémantique. La voix signale le « je » en tant qu’il est déjà là : « je suis ce que je suis » dit-elle, surgie du silence primordial, comme dans l’histoire de Moïse où la voix de Dieu manifeste la pure présence et comme dans la plupart des textes bibliques où la voix représente la loi elle-même en tant qu’elle pose la question de l’origine.
Dans beaucoup de traditions religieuses, le versant originaire de la voix est indiqué par son caractère fécondant. Ainsi E. Jones dans son étude sur la conception de la Madone par l’oreille (1914) parue en 1957, a recherché dans les mythologies hindoues, grecques et dans la tradition chrétienne, les modalités d’une transmission de la vie qui se feraient non pas par les voies sexuelles « naturelles » mais par l’oreille et la voix. On peut y voir comme lui un reste de théorie sexuelle infantile ou bien la métaphore de l’origine du sujet dans le souffle de la parole : l’enfant comme sujet ne naît pas des relations sexuelles de ses parents mais du fait qu’ils se parlent et qu’ils lui parlent, dans un rapport de bouche à oreille dissymétrique, et non pas dans un rapport spéculaire de bouche à bouche ou d’oreille à oreille. C’est le thème, dans la peinture occidentale, de beaucoup de toiles représentant « l’Annonciation » que ce soit à Marie ou à Élisabeth.
Le miroir sonore et le narcissisme primaire
La voix de la mère a une double fonction indispensable à la structuration du psychisme de l’enfant : une fonction sonore primaire d’enveloppe sécurisante et une fonction non sonore d’objet nourricier. P.P. Lacas (1982) propose de distinguer la Voix-Mère et la Voix de la Mère. Au début en effet, à ce stade archaïque de fusion que Spitz a appelé « anobjectal », cette Voix-Mère est identiquement la voix de l’enfant et réciproquement. Le bain de sons constitué des bruits du corps, des sons extérieurs et des voix, constitue pour le bébé à la fois le milieu des échanges et l’objet même de l’échange. La Voix-Mère, plus large que les mots effectivement prononcés par la mère réelle, constitue une sorte de « peau auditivophonique », selon le mot de Didier Anzieu, fonctionnant à la fois comme protection, comme limite et comme miroir :
Mais ce premier miroir sonore a des défauts qui peuvent être pathogènes s’ils ne sont pas corrigés. Entre autres, il intervient de façon discordante et impersonnelle et constitue une enveloppe indéfinie. C’est pourquoi, comme l’a montré Lacan à propos du miroir visuel, le miroir sonore n’est structurant pour le psychisme de l’enfant qu’à la condition que la mère parle, c’est-à-dire signifie à l’enfant quelque chose d’elle et de lui à propos des premières expériences de plaisir et de souffrance, en résonance à ce qui parle en elle comme dans son enfant. Elle ne peut le faire que parce qu’elle introduit une distance, un tiers, permettant de les distinguer, un écart permettant de signifier la présence/absence et l’altérité.« avant que le regard et le sourire de la mère qui allaite ne renvoient à l’enfant une image de lui qui soit visuellement perceptible et qu’il intériorise pour renforcer son Soi et ébaucher son Moi, le bain mélodique (la voix de la mère, ses chansons, la musique qu’elle fait écouter) met à sa disposition un premier miroir sonore dont il use d’abord par ses cris (que la voix maternelle apaise en réponse), puis par son gazouillis enfin par ses jeux d’articulations phonématiques », écrit D. Anzieu (1976, p.175).
En termes kleiniens, on peut formuler que lorsque l’enfant crie son besoin de nourriture et son inconfort et que la mère absente ne satisfait pas immédiatement sa demande, c’est la « Voix Mauvaise Mère » (le mauvais objet) qui crie. Et quand le bébé babille, tout joyeux, c’est la « Voix Bonne Mère » (le bon objet) qui se manifeste. C’est « Moi-Mamam » qui parle dans l’enfant, comme disait F. Dolto. Le sonore a donc un caractère fusionnel marqué par sa dépendance à l’environnement comme le montre G. Rosolato qui précise :
La musique possède en effet ce redoutable pouvoir d’évocation de l’objet maternel, en le reconstituant comme bon objet, en rendant présente la Voix-Mère absente pour toujours, imaginaire, morte à jamais, objet toujours perdu, ce qui signifie aussi évoquer la perte de soi comme être psychiquement et corporellement singulier. C’est lorsque l’enfant « comprend » que les « bons » et les « mauvais » objets sonores proviennent de la même voix que cette voix devient la voix d’une mère et celle de sa mère. Le passage de la Voix-Mère à la voix de la mère, et donc à la voix de l’enfant-sujet, signe la progressive séparation des images corporelles et la distinction des sons qui s’inscrivent dans une certaine musicalité : la voix de l’un n’est pas celle de l’autre, celle des proches est reconnaissable par certaines constantes (timbre, hauteur…), les sons s’organisent en prenant sens, les mots se détachent des bruits phonématiques pour fonctionner dans l’ordre du signifiant articulé.« la voix [chez l’enfant] est [encore] l’occasion d’une expérience primordiale d’harmonie corporelle lorsqu’une adéquation entre sa production et son audition est obtenue… cette possibilité d’“enharmonie”, même brièvement atteinte par quelque trait sonore, un timbre, une hauteur, une mélodie, peut devenir l’image de la fusion de l’enfant avec la mère, d’une union pratiquement, volontairement réalisée, véritable incantation dont nous retrouvons trace dans l’enchantement de la musique » (1974, p. 38).
C’est l’extraterritorialité de la voix qui rend possible le retour des sonorités comme image de soi pour l’enfant, ce qui suppose que le son soit recueilli « ailleurs », que l’entendu s’articule avec le vu et le touché, et que la voix soit référée à autre chose qu’elle-même (une autre voix, celle du père). Acte d’une présence, « en cette rupture instauratrice entre le sujet et l’Autre, de l’identité et de l’altérité, la voix se trouve être à l’origine des catégories de temps et d’espace : elle sépare l’ici du là-bas, l’avant de l’après » (D. Vasse, 1974, p.216). G. Rosolato (1969), en s’appuyant sur les travaux de Benvéniste et de Jakobson dit la même chose quand il repère comment la voix est l’indice d’une série d’opposition entre le je et le tu, la métaphore et la métonymie, le constatif et le performatif, l’actif, le passif et le pronominal.
La voix folle non timbrée
La voix représente le sujet depuis l’origine sans jamais elle-même être représentée, en manifestant la présence d’un autre pour soi et de soi pour un autre. Quand elle se timbre d’être de quelqu’un, la voix médiatise le lieu d’où parle le sujet, révélant par ses modalités particulières le rapport de celui qui parle à ce qu’il dit et à qui il le dit. Le concept de voix n’est donc pas pensable en dehors de celui de limite. Quand la voix vient de nulle part et ne s’adresse à personne, elle devient la voix sans lieu de la folie. Non timbrée, elle se réduit à cette voix monocorde, sans rythme et sans mélodie que la littérature psychiatrique a décrite comme typique par exemple des mères de schizophrènes. Quand la voix est celle de tous ou de personne, tout bruit peut faire signe et renforcer le mur du mutisme.
L’entendu est la sphère spécifique du signifiant à condition qu’il vienne de l’Autre car tout son n’est pas signifiant sous peine de folie : lorsque tout me parle (paranoïa) ou que rien ne me parle, le signifiant déchaîné ne fait pas corps car non porteur d’altérité, d’où l’insupportable du bruit pour nombre de psychotiques et le caractère de jouissance autoérotique fusionnelle de leur rapport à la musique : ils s’enferment dans le son en se collant à sa source ou s’immergent dans la vibration, attirés par l’écho indéfiniment répété comme reflet sonore d’un miroir sans tain, toutes manifestations cliniques par où le sujet laisse entendre son impossibilité et son refus d’être touché par ce qui se dit. Aucune interprétation musicale n’est possible, ce qui supposerait un minimum de refoulement. L’entendu du bruit n’est donc jamais équivalent à l’entendu d’une voix et par extension à l’écoute de la musique en tant qu’elle fait image et représentation dans la subjectivation du temps qu’elle ordonnance.
Dans la psychose, le défaut de symbolisation et le rapport particulier au langage entraînent un hyper-investissement des vecteurs de la transmission et de la communication : la voix, les bruits deviennent des objets projectifs comme les sons hallucinatoires venant d’un espace psychique où le dit et l’entendu sont simultanés. Dans l’hallucination acoustico-verbale, la voix ne fonctionne pas comme objet perdu qu’on peut évoquer ou invoquer, mais comme objet extérieur persécuteur. En quelque sorte les processus psychotiques rompent la continuité sémantique et la cohésion grammaticale du langage :
« on peut la [cette rupture] comparer à la mise bout à bout de voix faites pour une polyphonie – celle de l’inconscient, corrigeant ainsi l’intolérable simultanéité, pour le psychotique, de ce qu’il entend, ou de ce que l’on entend quand il parle […] Ainsi voyons-nous dans l’hallucination la proximité de la voix avec le silence des significations qui n’est point le refoulement » commente Rosolato (1969, p.305).
La voix, objet de la pulsion invoquante
La musique comme organisation culturelle des sons introduit une dialectique entre silence et parole. À ce titre, elle a le pouvoir d’évoquer cette Voix-Mère d’en deçà du langage articulé, cette voix de l’Autre originaire où se signifie pour l’enfant un continuum d’existence encore flou et mouvant, mais elle y échoue toujours car cette Voix est à jamais perdue. Cette Voix-Mère demeure toujours à la fois invocable et irrévocable, d’où les tentatives répétées de l’évoquer par l’invocation musicale. La musique en effet renvoie au silence primordial, celui qui précède toute parole, mais de façon non traumatique car, dans l’après-coup, ce silence, qui n’est pas celui d’entre les mots ni celui de la coupure énonciative (la bouche bée), est promesse d’une présence qui m’écoute plus que je ne l’écoute. Il constitue la source de ce qu’Alain Didier-Weill (1986), à la suite des travaux de Lacan (Séminaire 1964, publié en 1973) sur la pulsion invoquante, appelle la « pulsion vocative » et qui procède d’un retournement logique où le sujet passe de sujet évoqué à sujet invoquant. En effet, la musique, en incarnant une présence par laquelle le sujet se découvre être entendu, répond à un appel qui était en lui mais ignoré, et cette découverte s’effectue toujours dans l’après-coup.
La caractéristique majeure de la pulsion invoquante dont Lacan soulignait qu’elle était « la plus proche de l’expérience de l’inconscient » (1973, p.96), c’est la transmutation qu’elle permet en renversant la position de sujet entendu à entendant ; il est tout à la fois celui qui appelle et celui qui est appelé : « c’est dans cette mutation par laquelle un sujet invoqué advient comme sujet invoquant que nous repérons, dans cette poussée à dire « oui », la pulsion invoquante », précise Alain Didier-Weill dans ses travaux les plus récents (1995, p.246). Le « oui » dont il s’agit désigne l’acquiescement du sujet à l’appel de la voix à laquelle il a répondu sans savoir ni à qui ni à quoi il a dit « oui ». Freud, dans sa découverte des pulsions et de leur destin, n’a repéré que trois types des pulsions partielles parce que, pour lui, la pulsion est orientée par un objet sexuel spécifique : le sein pour l’orale, l’excrément pour l’anale, le regard pour la scopique. Il ne pouvait ajouter à cette liste une pulsion qui ne relève pas des pulsions d’organe et dont l’objet n’est pas un objet sexuel partiel mais un « objet » subjectivant et médiateur du langage et de la parole, la voix. C’est Lacan qui va rajouter cette dimension en introduisant sans beaucoup le développer (c’est l’objet des travaux d’Alain Didier-Weill) ce concept de pulsion invoquante ; il s’agit de ce qui pousse l’homme à faire entendre sa propre voix dans le concert des êtres parlants, selon un axe qu’on peut résumer ainsi : être entendu, s’entendre, se faire entendre.
La voix prise comme organe
Si la voix constitue l’objet de la pulsion invoquante et si son substrat corporel est le rapport bouche/oreille, elle peut aussi être prise comme objet libidinal des autres pulsions, selon le principe de la transposition des pulsions mis en évidence par Freud en 1917 dans La vie sexuelle, à condition de faire fonctionner la voix comme un organe : nous connaissons tous comment la bouche ou le larynx peut émettre des bruits anaux (flatus vocis) et la manière dont on peut érotiser la voix en en faisant un objet de fantasme (téléphone rose). Yvan Fonagy, linguiste hongrois et collaborateur de Imee Herman, a d’ailleurs dans ses travaux de psycho-phonétique procédé à un large recensement des « bases pulsionnelles de la phonation » (1970), nous invitant à prêter l’oreille à ce deuxième encodage qu’opère le système phonologique par rapport au système linguistique (1983). Ses recherches expérimentales sur « le geste vocal » et le style d’une langue tendent à montrer le rapport entre phonation gestuelle et phonation linguistique et comment les caractéristiques prosodiques d’une voix sont significatives d’un état affectif et émotionnel : si dans toute langue parlée, il existe des règles théoriques d’accentuation (qui serait une sorte de degré zéro constitué par l’articulation idéale), la langue parlée par quelqu’un (de vive voix, donc) se caractérise toujours par un écart entre l’accent prévu par la langue et celui effectivement proféré en fonction des états émotifs du locuteur. Il y a donc lieu d’intégrer les variations culturelles, sociales et subjectives dans l’appréciation des éléments psycho-phonologiques de la voix.
La voix peut aussi être objet d’admiration. On peut tenter d’en avoir la maîtrise technique pour se mirer dedans et faire briller le phallus imaginaire sous sa forme vocale. C’est le cas de certains chanteurs (d’opéra ou de variétés) qui transforment leurs concerts en grand-messe célébrant le veau d’or de la voix. Ils ne chantent pas pour exprimer ce qui leur échappe de leur intime concerné mais pour donner à voir leur bel organe, le plus souvent avec la complicité active des auditeurs. La voix ainsi fétichisée et idolâtrée flatte et caresse l’oreille mais perd de son grain dans le moulin d’un narcissisme exacerbé. Cela s’entend quand un chanteur donne de la voix sans se soucier de l’effet qu’il produit sur son public mais parce que c’est une sorte de cri vital sublimé qu’il lui adresse pour lui faire partager ce qui le touche à son insu et qui n’est pas sans toucher aussi ceux qui l’entendent.
La voix de la vie
Nous l’avons vu, parler ne met pas en jeu seulement la lettre mais aussi le son, le ton, le rythme, le souffle, le geste, c’est-à-dire le corps dans son réel, les modalités sonores du phonème constituant en soi un message éventuellement contradictoire avec le contenu cognitif. Toute voix est musique, même si toute voix n’atteint pas ce degré de musicalité qui dans notre culture la fait entendre comme chant et non plus simplement comme parole. La musicalité de la voix confère une nouvelle dimension à l’interprétation d’un texte, fut-il le sien propre.
La voix humaine, entre corps et langage, ne se laisse pas plus cerner par l’oreille musicale que par la mesure acoustique ou la description anatomique du phoniatre. L’oreille du psychanalyste n’est pas musicienne mais « troisième » comme on dit. C’est indiquer sur quoi porte son écoute. Telle la lecture silencieuse d’un livre qui travaille en questionnant le désir de celui qui écrit comme de celui qui lit, écouter une voix suppose le consentement à flotter dans cet écart entre texte et ton, parole et musique, accents et pauses, souffle et silence, pour ne pas oublier que la vie de la voix c’est la voix de la vie.