Ce dont on ne peut parler, il faudra bien l’abstraire. Nous pourrions peut-être faire de la politique… J’ai hésité à choisir cette voie dans mon parcours, le terme étant trompeur, puisqu’on ne s’« élit » jamais tout seul, ce sont les autres qui vous choisissent. Entre Zwang et Wahl, j’ai opté pour le lieu de l’intime, par essence paradoxal mais aussi, avant tout dirais-je, foncièrement politique, principalement dans son champ de la psychopathologie. C’est là le message central de ce dossier, inscrit sous le signe de l’étranger, et de son risque.
Le propos en est simple : Montrer qu’au travers de ces deux dimensions combinées de l’étranger et du risque le politique offre, lui aussi, une « manière » de penser le psychisme. D’ailleurs, l’œuvre freudienne paraît traversée par cette dimension « en creux » du politique, qui constitue sa part d’ombre et son lieu de résistance principal. Enfin – c’est là le troisième aspect – cette politique de la psychopathologie suppose un engagement, un risque à assumer, dans son exercice comme dans sa transmission, sous peine de dénaturer la garantie subversive qu’elle présente pour le respect de l’étrangeté. Réhabiliter le fou dans sa folie, ce n’est pas seulement faire œuvre humaniste, mais il s’agit pour notre domaine d’une question de vie ou de mort – c’est le terme qu’employait Freud en 1913 pour la reconnaissance des pulsions partielles sexuelles.
Pour le présenter, j’en reprendrai en fait le sous-titre. Quelques mots sur le politique, tout d’abord, puis sur l’épistémologie, et enfin sur la psychopathologie, qui recoupent donc les trois pôles de ce triangle tracé autour de la folie, de l’ordre, et de la méthode. Ils les reprennent, et les renversent, justement parce que l’unité de l’espace intérieur qu’ils décrivent suppose une circulation constante des trois références. J’irais jusqu’à dire que cette figure résume l’ensemble de mon travail, tant il m’apparaît que le politique n’existe, comme l’écrivait Montesquieu, qu’en tant que les passions demeurent indépendantes du joug des lois. Que la méthode exige de soumettre l’ordre qu’elle fonde au risque du non-sens et de la déraison. Qu’enfin la psychopathologie requiert une éthique publique qui la fonde en politique, et une pensée de l’ordre pour se confronter à la folie.
Le politique, donc. J’ai donné au long de mon travail plusieurs définitions, de ce qui reste une notion complexe, dont la pensée « excède le cadre de toute doctrine ou de toute théorie ». Entretenant un rapport singulier avec le récit et la trace, et leurs modalités d’absence, le politique transcende l’histoire, qui n’en est que la partie manifeste. Conjuguant action et connaissance dans sa praxis, il s’incarne principalement dans la démocratie. Certes le pouvoir public suppose d’infinies modalités d’exercice, mais la démocratie en condense toute la complexité, dès lors qu’elle suppose la réalité du débat et sa part d’inconnu au travers de l’élection.
En quoi cette dimension du politique concerne-t-elle directement notre champ de la psychopathologie ? La réponse émane d’abord de la clinique : Lorsqu’un patient me confie que la place qu’il occupe là est la seule dans laquelle le petit garçon qu’il est a « droit de cité », ou bien qu’une jeune schizophrène suivie en institution et pour laquelle j’ai demandé sa première hospitalisation m’envoie une longue lettre pour me décrire sa situation derrière ces murs en inscrivant au dos de l’enveloppe « Ne me trahissez pas », le lien me paraît évident : ce droit de cité, permis de séjour de l’enfant étranger, en somme, se moque bien du jus solis et du jus sanguinis et des lois de la République. Il leur substitue pourtant celles, non moins claires pour être non-écrites, de l’avancée du transfert. Quant à la trahison, m’en suis-je déjà rendu coupable, en proposant à mes étudiants un cas d’examen directement issu de ses dessins et de ses textes ? Ou bien me demande-t-elle de l’aider à sortir de la dissociation de la schizophrénie, fût-ce par la plus banale des pratiques sociales, la trahison ? Aimer l’autre, en politique, c’est lui faire le crédit de penser qu’il pourra trahir un jour… La politique, « interminable » elle aussi, exige de continuer de penser la place de l’autre s’il est vaincu. Le « travail de l’œuvre Machiavel » est permanent dans un travail du transfert qui combine sans cesse publicité et secret, soupçon et découverte comme l’avaient montré dès l’origine les échanges entre Freud et l’homme aux rats.
Entre public et privé, Freud s’amusait beaucoup de cette histoire savoureuse du commandant, lassé par l’incompétence de son artificier, et qui lui suggère d’acheter un canon pour s’installer à son compte. Quand on est grand, il n’est pas plus possible de faire la guerre tout seul que l’amour ou le transfert. Et privatiser le lien thérapeutique pour restaurer la place de l’autre, suppose un cadre qui le protège de la « technique d’intimité » du pervers. Au risque de l’écart de sens, et au respect de la nuance et des zones de vulnérabilité de l’autre. C’est là sans doute que la difficulté et la subtilité de l’acte psychothérapeutique, dans sa « plasticité », rejoignent au plus près les exigences de la démocratie et sa position originale par rapport à la temporalité, à la fraternité et à la bienveillance.
Ce regard « politique » de la psychopathologie s’articule clairement sur une théorie du groupe, les deux s’adressant d’abord à une intersubjectivité non réifiée, malgré leur nature praxique qui les « sécularise » a priori. Si la théorie de la groupalité exprime et explique l’extension intersubjective de l’inconscient, le politique l’aide à mettre en récit l’histoire de cette diversification, et permet peut-être de disposer différemment l’œdipe dans le débat. « Ne me trahissez pas… », atteint ainsi directement cette dimension politique de la clinique qui me permet, tout en puisant dans une théorie de l’intersubjectivité indispensable pour comprendre les enjeux complexes de cette situation, de procéder à mon propre débat intérieur et à mon vote psychique, cet Entscheidung qui sépare le Wunsch phallique de la fente de la Scheide portée par l’opinion.
Thésée et le Président Wilson occupent les deux extrêmes du spectre de la démocratie. Le premier, du noir au blanc, entre mythe et histoire, menace et anticipation, aide la Grèce à s’extraire d’un schéma conflictuel binaire pour inventer une place vide au centre de l’Assemblée, et construire autour de ce manque la matrice du politique moderne. Wilson, lui, prend acte de la finitude des territoires, lorsque le monde, en 1914, arrive à son bord. Artiste de l’armistice, grand couturier des espaces de symbolisation, fou de paix qui avait l’effronterie de prendre au mot les mots, comment pouvait-il ne pas exaspérer Freud en braconnant de la sorte ?
En posant la confrontation entre Egée et Thésée comme version dialectisée de Totem et Tabou, qui échange conscience morale et culpabilité contre mensonge et chute, et en approfondissant l’ultime rencontre à Colone, je me suis orienté vers une approche du politique qui met l’accent sur la féminité. Le politique pourrait ainsi renvoyer à l’acceptation de la figure féminine du père dans son récit, la place du politique décrivant le récit du père mort à la jouissance. La formule est sans doute rapide. Mais elle reste fidèle, en les inversant, aux développements freudiens sur la religion, et elle renvoie directement à cette « foule à deux » du transfert, dans lequel Freud reconnaissait « quelque chose de féminin ». Car de mon point de vue cet exercice du transfert constitue la forme analytique de la démocratie, au sens de son abstraction pure. Son point de fuite le plus paradoxal, également, à l’image de cet « Enfin seul… » que Freud accrochait en pensée sous son portrait dans sa salle d’attente.
Partant donc de la Horde, comment penser le lien social « au-delà de ce principe de l’État » tel que nous le connaissons ? Là intervient sans doute ma mythologie personnelle : j’ai ainsi proposé de relier le rapport à une intersubjectivité organisée, et fantasmée dans sa dimension groupale, et la découverte de l’inscription somatique du sujet par la génétique contemporaine. Au « Tu es cela… » du génotype viendrait répondre le « Nous pourrions être ceci… » constitutif du politique, déplaçant ainsi l’incertitude, et le risque, du côté de l’autre. Le politique jouerait alors un rôle comparable au biologique pour proposer une « autre manière de penser le psychisme ».
La question du savoir m’est toujours apparue centrale, depuis l’impulsion que m’avait donnée Roger Dorey, que je tiens à remercier ici. Le doute et le mensonge, deux modalités certes « pathologiques » du penser et du savoir, mais susceptibles aussi de réinterroger de façon originale intersubjectivité et processus de symbolisation, notamment dans la clinique de la névrose obsessionnelle. Pour être honnête, ma formation d’historien proteste régulièrement devant ces ruses de l’esprit, mais mes brillants Sophistes et mes astucieux hérétiques, en jouant avec le feu, m’ont appris à mieux ployer l’échine devant l’absolutisme des faits, et à apprécier le chatoiement d’une parole susceptible toutefois de saturer la scène politique de son langage totalitaire.
Car qui donc est Hélène, celle que « l’inconscient voit en toute femme » ? Grecque sur les remparts troyens, narguant ses compatriotes, puis perfide, vénéneuse, doucereuse, imitant la voix de chaque femme de guerrier caché dans le ventre du cheval… La belle Hélène aurait-elle bénéficié elle aussi d’un « vrai-faux » passeport ? Quel est son statut ? Celui de ses enfants ? Le nôtre ? Qui vous a dit que trois générations de droits d’asile vous accordaient la carte de long séjour de la folie ? Pour ne pas devenir soi-même fou, extrémiste ou aveugle, pour casser cette circularité réverbérante et incestueuse, il faut rompre le charme, il faut assigner une place à l’autre, il faut intégrer l’altérité. Subtilement, sans doute. « Transitionnellement », dirais-je, car les révolutions chutent classiquement sur l’obstacle. « Intentionnellement », aussi, pour anticiper la réaction de l’autre, et d’abord penser qu’il peut ne pas penser comme soi… Mais il faut trancher. Seules ces flèches-là, sans doute, prennent Troie. […]