L’inconscient à la crèche

DOI : 10.35562/canalpsy.1138

p. 10-13

Texte

Canal Psy : Quelles sont les préoccupations qui ont fait naître cet ouvrage1 ? À partir de quels terrains avez-vous élaboré votre réflexion ?

Denis Mellier : J’ai essayé de transmettre les expériences que j’avais pu élaborer tout au long de ces années et notamment au niveau de mon travail en crèche. C’est une transmission de l’expérience pour pouvoir donner des repères, bien sûr à partir de ce terrain qui donne des illustrations cliniques, mais aussi plus largement au niveau du travail des équipes soignantes. Il y a en effet des processus identiques d’une institution soignante à une autre et cela parce que ces équipes travaillent autour d’un accueil, que ce soit un accueil de bébés, d’adolescents, de personnes âgées, etc. Dans tous les cas de figure, il y a quelque chose de commun qui se travaille.

Canal Psy : Autour de quelles problématiques votre ouvrage est-il organisé ?

Denis Mellier : Il faudrait d’abord préciser que cet ouvrage a été surtout rédigé à partir d’une recherche entreprise avec Paul Fustier. C’est la partie clinique qui a été ici seulement reprise et actualisée, la problématique s’inscrit donc dans la préoccupation d’une pratique, on ne peut pas dire qu’elle ait répondu à un problème concret, posé a priori. Ma question, au bout d’une dizaine d’années, était celle-ci : qu’est-ce qui a fait, qu’au fond, l’accueil est différent, qu’il a évolué, que les équipes ont changé ? Qu’est-ce qui fait que des choses de l’ordre du changement institutionnel ont été possibles ? C’est sur ce point-là que j’ai centré ma recherche : j’ai essayé de repérer ce qui pouvait être le plus significatif, l’indicateur qui pouvait être le plus pertinent pour approcher les processus qui ont donné naissance à cette possibilité d’un changement d’accueil, et ici un accueil des bébés. En arrière-fond on peut aussi entendre, comment penser la place du clinicien dans de tels lieux qui n’ont pas le soin thérapeutique comme finalité ? Ma pratique n’était-elle pas transgressive, quelle place pour les psychologues en prévention ? Qu’elle est la valeur clinique de l’observation ? etc. Ce sont des problèmes issus de la pratique, ils se doublent de différents problèmes théoriques qui apparaissent en filigrane dans le texte. Comment théoriquement penser l’évolution d’une institution, de son cadre ? On trouvera ici une tentative de réponse avec l’exploration de l’appareillage des psychés en équipe. Je me suis beaucoup appuyé sur les travaux de René Kaës sur l’appareil psychique groupal, l’appareil psychique de groupement. Mais à la fois je me disais que c’est intéressant pour penser les équipes et à la fois ça ne me suffisait pas car l’équipe n’est pas un groupe constitué de personnes qui seraient venues pour travailler avec un analyste, en groupe, comme dans le dispositif du CEFFRAP, l’approche méthodologique était donc différente, j’étais là comme clinicien, quasiment salarié de l’institution que j’essayais d’étudier etc. Donc, il y avait quelque chose à mettre en chantier du point de vue de la compréhension du groupe « équipe dans les institutions ». L’autre question corrélative a été de m’interroger sur une notion très souvent employée en clinique, la fonction contenante, elle n’avait pas vraiment de statut théorique à l’époque. Or du bébé, au groupe ou à l’institution elle pouvait être pertinente, il convenait de la circonscrire rigoureusement, pour penser les changements à ces différents niveaux et plus spécifiquement pour l’équipe.

Canal Psy : Ce changement constaté était un changement de quel ordre ?

Denis Mellier : Ce sont des changements liés aux questions différentes que les équipes se posent. Quand on a « le nez sur le guidon », dans la pratique quotidienne, on ne se rend pas compte. Mais si on regarde sur cinq ou dix ans, à un moment donné, il y a des choses qui paraissent aberrantes dans la façon d’accueillir. Concrètement, par exemple, les bébés il y a vingt ans étaient accueillis parfois du jour au lendemain le premier jour où la mère reprenait son travail : elle le laissait à sept, huit heures et le récupérait à dix-huit, dix-neuf heures. Dix ans plus tard, l’idée même de cette pratique aurait fait dresser les cheveux sur la tête de la totalité des professionnels de l’établissement, il y a maintenant des « adaptations progressives », des prises de contacts etc. Donc, il y avait quelque chose qui s’était travaillé du point de vue d’une certaine compréhension, d’une pensée de la place de l’enfant, de la séparation… qui ne pouvait pas être pris en compte avant. Une équipe prend conscience de certains besoins collectivement, à un moment donné. En effet, individuellement, les membres des équipes ont depuis longtemps conscience des problèmes de séparation, par exemple. Mais collectivement, l’équipe n’avait pas les moyens de pouvoir prendre en compte ces aspects. En fait, la problématique théorique de mon livre est un peu la capacité des équipes à penser.

Canal Psy : Qu’avez-vous désiré mettre en valeur ?

Denis Mellier : J’ai essayé de baliser un champ, de l’instituer, j’ai essayé de montrer l’intérêt des détails, de l’attention ténue, à la vie psychique en institution et avec les bébés. Je me suis attaché, comme l’indique Didier Houzel dans sa préface, à « la complexité de la vie du bébé et la complexité de la vie institutionnelle ». On ne peut pas penser la dynamique des équipes sans penser la dynamique des accueillis. Pour moi, c’est une seule et même question. Et le champ que j’ai essayé d’asseoir est le champ de la rencontre entre la vie émotionnelle du tout-petit et la vie imaginaire des équipes. Souvent, on étudie les problèmes d’équipes, les problèmes institutionnels d’un côté, et puis de l’autre côté on étudie la vie psychique du nourrisson, les relations mères-enfants. On sait maintenant que la pathologie des accueillis imprime sa marque sur les difficultés des équipes, ceci est profondément vrai. Et il me semble qu’on gagne à penser, aussi bien pour comprendre les équipes que pour penser cliniquement la vie psychique d’un enfant, l’intrication de ces deux problèmes. Puisqu’au fond, l’équipe c’est le bébé dans son environnement crèche, et l’environnement crèche est lui-même en lien avec l’histoire de la crèche, de ses « désirs », de ses possibilités d’aménager l’espace, de son histoire comme de son organisation et de ses alliances ou pactes actuels. Cette richesse de l’environnement est liée à ce que le bébé peut vivre dans ses liens entre son monde familial et ce qu’il trouve à la crèche. Il est évident que s’il est trop dans la rupture, il peut difficilement s’approprier cet environnement-là. On doit l’aider le plus possible à pouvoir penser ce lien. Il y a dans l’institution les professionnels et les accueillis mais il y a toujours un troisième terme : la famille. La famille fait autant partie du fait institutionnel que le bébé puisqu’elle est présente au moment de l’accueil mais aussi et surtout dans le lien à l’enfant. On peut dire prosaïquement que les parents sont un partenaire, mais le problème est plus complexe. J’ai avancé la conception d’un organisateur institutionnel qui se déclinerait selon un scénario dans lequel il y a trois places : le bébé, le parent, le professionnel. Et cela entraîne des permutations : quand deux sont ensemble, le troisième peut se sentir exclu. Et tout est envisageable (le professionnel se sent exclu face au bébé et au parent, le parent se sent exclu face au bébé et au professionnel, le bébé se sent exclu face au parent et au professionnel) avec parfois des choses qui sont du côté sadique ou du côté de la scène primitive… selon les cas. C’est un scénario ternaire qui est symboliquement organisateur mais il est souvent réduit à une dualité de places, perverti, d’où une certaine prégnance des effets de l’imaginaire en institution. Le parent fait partie du fait institutionnel "crèche". Jean Guillaumin a eu dit que "la clinique est toujours individuelle" et même si je travaille beaucoup au niveau du groupe et de l’institution, par certains côtés, c’est tout de même vrai : c’est toujours cliniquement par rapport à une situation particulière que je commence à me questionner. Mais cette situation singulière est avec un sujet qui est traversé, qui a des liens avec d’autres sujets, "avec un autre et plus d’un autre" pour reprendre l’expression de René Kaës. Autrement dit, la variable parent est toujours très présente, fantasmatiquement, à l’intérieur même du lien d’accueil, pour les professionnels et pour les bébés. Il y a eu une journée sur la problématique des séparations et retrouvailles, même deux. On voit très bien quand l’enfant retrouve son parent qu’il y a une période de trouble dans laquelle il reconnaît complètement son parent et à la fois ça n’est pas vraiment son parent car il est encore à la crèche. Puisqu’il a effacé d’une certaine manière son parent pour être dans la crèche, développer des expériences singulières sans le parent, et il y a comme une inquiétante étrangeté qui témoigne du travail de pensée à réaliser. C’est quelque chose après que le bébé élabore, comme le jeu de la bobine, le phénomène crèche est élaboré avec ses parents ou frères et sœurs, à la maison.

Canal Psy : C’est un peu comme les comptines qui sont apprises à la crèche et chantées à la maison ?

Denis Mellier : Oui, il y a beaucoup de choses qui sont prises et reprises de part et d’autre, il y a quelque chose qui se tricote. Ça a toujours plus ou moins existé mais comme dans le passé l’anxiété vis-à-vis de la séparation était assez forte, il y avait des choses tacites : elles ne se disaient pas. On ne pouvait pas s’apitoyer, on disait que c’était des caprices quand les enfants pleuraient, que de toute manière, ils ne comprenaient rien. Parce que de part et d’autre (il s’agissait souvent de milieux défavorisés), le fait de travailler était une nécessité, ça n’était pas un choix. De plus, à l’époque, il y avait beaucoup de « filles-mères », de femmes très démunies socialement. On a parlé ensuite de « mères célibataires », maintenant on parle de « famille monoparentale », signe des changements dans les représentations sociales, la crèche a évolué, de « lieu de garde », elle est devenue un « lieu d’accueil », mais, alliances et dénis communs sont toujours nécessaires pour que « ça se tricote » de part et d’autre.

Canal Psy : Comment situez-vous cet ouvrage dans le champ des recherches en psychologie clinique ?

Denis Mellier : Je me centrerai plus, pour répondre, sur la question de la méthodologie. J’ai essayé de chercher du point de vue de la recherche en clinique. J’ai été tenté, comme je travaille dans beaucoup d’établissements, de faire des séries de rapprochements et d’avoir une visée uniquement comparative. Mais petit à petit, je me suis centré sur quelques établissements, puis finalement sur un seul de manière à pouvoir travailler le plus possible dans sa singularité, pour faire des liens, les autres établissements apparaissant comme des cas différenciateurs. Ce travail se positionne du côté de la clinique, du côté de l’écart entre la pratique et la théorie. Et c’est ce qui est difficile dans la recherche puisqu’on a un objectif différent de celui de la pratique, qui est la compréhension d’un problème particulier qu’on essaye de délimiter. Pour moi, il y a un antagonisme, et c’est cet écart qu’il faut travailler. Je me suis beaucoup appuyé sur la Psychanalyse puisque c’est une discipline qui s’est fondée et a évoluée sur cet écart entre la pratique et la théorie. J’ai aussi fait un recensement, au moment où je faisais ma thèse, de tout ce qui parlait de crèche, que ce soit économiquement, historiquement, sociologiquement ou chez les Anglo-saxons… J’avais fait le point sur ce qui existait « sur le marché » des connaissances, mais les données qui ont pu prendre sens sont celles qui ont pu être intériorisées en fonction de ce qui me paraissait important à dire, eu égard à la clinique. Dans cette direction-là, l’approche méthodologique sur l’observation des nourrissons ainsi que la fonction contenante ont été importantes. La fonction contenante ne se comprend pas dans l’absolu mais par rapport à la position des praticiens qui travaillent avec les équipes. Donc, ce que je pouvais dire à propos des équipes, c’est quelque chose que je pouvais dire pour moi. Cela suppose la méthode « contre-transférentielle », ce qui pouvait se transformer, devenir « contenu » pour d’autres sujets passaient par mon propre ressenti, voire mes failles à contenir les enjeux de la situation. Assurer une fonction de « contenant », une fonction conteneur, désigne plus une position éthique à assurer qu’un fonctionnement normal de l’appareil psychique. Je me suis beaucoup appuyé sur Bion, même si ça apparaît peu dans l’ouvrage car c’est un ouvrage que j’ai voulu le plus possible ouvert et accessible. Ses travaux permettent de penser méthodologiquement la question de la contenance, tant du point de vue individuel, que du groupe ou de l’institution. Parti des groupes, il a élaboré ce qui est devenu un des paradigmes de notre clinique actuelle, la « fonction-alpha », avant de penser plus profondément le psychisme en terme de groupe et « d’institution mentale », et ceci, toujours dans un rapport à la position praticienne. C’est la compréhension de ses travaux qui avait constitué l’ossature de ma thèse, il me permettait de rendre compatible et de penser méthodologiquement aussi bien une clinique « microscopique » de l’observation des bébés selon l’approche psychanalytique instituée par Esther Bick puis développée par Annik Comby à Lyon, que les cliniques plus « macroscopiques » des phénomènes institutionnels initiées à Lyon par Paul Fustier, René Roussillon et René Kaës. À partir de cette perspective j’ai dû avoir recours à l’introduction de différentes notions conceptuelles, la distinction entre « contenance » et « contention », l’illustration du concept « d’appareil psychique d’équipe », puis « d’espace de contenance » et de « travail de l’attention », « d’association de points de vue », etc. l’avenir dira si elles sont pertinentes.

Canal Psy : Dans quelle mesure votre ouvrage peut-il être lié au thème de l’espace, thème du colloque L’Espace : Odyssée 2001, dans lequel vous êtes intervenu ?

Denis Mellier : Je me suis toujours intéressé à la problématique de l’espace même s’il n’y a pas de passage explicite sur l’espace dans le livre. J’ai même pensé, à un moment donné, faire intervenir concrètement dans un chapitre la problématique de l’espace. On peut voir la question de l’espace de deux manières différentes : D’abord du point de vue de l’espace psychique. Bion a ouvert cette possibilité de penser l’espace, Donald Meltzer avec Esther Bick a ensuite essayé de le qualifier selon ses « dimensions » : du plus « aplati » avec la bidimensionnalité caractérisée par les identifications adhésives, puis l’espace de la projection que permet la tridimensionnalité, enfin avec la quadridimensionnalité qui seule permet un processus de croissance. Ce point de vue est continuellement présent dans ma recherche puisque d’une certaine manière pour qu’une équipe arrive à penser, il faut qu’elle arrive à intérioriser notamment des conflits ou problèmes, qu’elle vit d’abord comme s’originant à l’extérieur d’elle-même (chez les enfants, les parents, les autres établissements, ou même la vie privée de ses propres membres etc.), pour pouvoir s’ouvrir à l’inconnu, pour sortir de la tri-dimensionalité (par exemple réduire ses projections sur les autres de ses propres difficultés dans ses relations envers les accueillis ou envers ses alliances) ou de la bidimensionalité (par exemple réaménager son adhésivité au cadre institutionnel, à son organisation ou aux pactes, dénis communément institués). L’appareil psychique d’équipe, est un concept qui me semblait important à mettre en lumière puisqu’il permettait de poser justement ce champ-là de la spécificité du travail d’équipe. C’est un appareillage des psychés des individus entre eux, les professionnels particulièrement mais des professionnels en lien avec des accueillis. C’est là la différence avec l’appareil psychique groupal car l’appareillage se fait ici autour des liens, institués, avec les accueillis. Du point de vue psychique, l’espace est là pour caractériser les possibilités ou les difficultés de penser. Ensuite, du point de vue concret. On pourrait faire des schémas : en fonction d’un plan de crèche, je pourrais dire si la crèche est plutôt de telle ou telle époque, la crèche étant structurée par rapport à la capacité des équipes à percevoir certains besoins plutôt que d’autres. Par exemple, avant les parents n’entraient pas, il y avait même un micro, comme dans les écoles maternelles, les enfants étaient déshabillés et confiés tout nus aux professionnels (années 1950). De même, au début, les crèches étaient constituées de pièces uniques où les enfants faisaient tout, avec d’un côté les lits, de l’autre le coin toilette… Petit à petit, on a vu des cloisons se monter, on a vu le modèle de l’hôpital apparaître, avec des sections d’âge (comme à l’école). Donc à ce moment-là les crèches étaient en « rang d’oignons », découpées en « sections ». Maintenant, c’est plutôt une configuration « en marguerite » avec des lieux polyvalents, car on s’identifie un peu plus aux besoins des enfants du point de vue de la motricité, de l’exploration…, les âges sont plus mélangés. Et on garde la possibilité de maintenir des liens à l’intérieur même de la crèche alors qu’avant, paradoxalement, l’enfant était toujours au même endroit et du coup c’était la confusion : l’enfant jouait, dormait, mangeait sans distinction. Par la suite on a voulu différencier mais alors l’enfant passait d’une section d’âge à une autre et était de nouveau dans une situation où il perdait les personnes auxquelles il s’était attaché. C’était des déchirements à l’image du déchirement vécu au moment où les parents l’avaient mis à la crèche. On voit ici que la crèche reproduisait à l’intérieur de son propre espace les séparations qu’elle faisait vivre entre le dehors et le dedans de la crèche, entre famille et institution. La dynamique de l’intervention clinique nous renseigne sur un point capital en institution. Si on travaille dans un lieu, ça a des répercussions dans un autre lieu. Par exemple, si on travaille avec des parents en petite réunion, ça a des effets sur la salle de jeu, l’attitude par rapport à la morsure, un travail directement d’observation a aussi de tels effets de contenance, comme la mise en place d’une réunion d’analyse de la pratique, sur les autres « secteurs » de l’établissement etc. Comme la crèche est un lieu où la fonction contenante est très prégnante puisque le bébé est un peu en osmose avec l’environnement, l’avantage est que les choses qui sont travaillées dans un lieu peuvent avoir des effets dans un autre. Il y a une interdépendance remarquable des lieux et des espaces psychiques des différentes personnes et groupes reliés par le fait institutionnel « crèche », d’où l’idée de dénommer « espace de contenance » les points de nouage d’une possible mise en pensée, d’une contenance d’anxiétés déniées dans les chaînes des liens intersubjectifs. L’espace psychique est une donnée assez importante à avoir en tête notamment pour la question des groupes et la question du changement puisque d’une certaine manière, ça suppose de différencier les possibilités de mobilisation et donc de résistances. Mais ces capacités-là surgissent à partir de conditions qui sont données : l’espace matériel concrétise les changements de la pensée. Elle les concrétise dans le sens où à un moment donné on a pensé quelque chose et du coup il y a eu une répercussion dans la façon de gérer les lieux. D’un autre côté, on sait bien qu’un espace concret ne fait pas une équipe en diapason avec ce propre espace-là. L’espace dit quelque chose de ce qui a pu être fait, mais l’équipe peut habiter cet espace d’une manière tout à fait différente. Par contre, chaque fois qu’il y a réellement une réflexion au niveau de l’équipe, de manière concomitante il y a des aménagements de l’espace. L’équipe qui "pense" est amenée à aménager son cadre de travail : les horaires, l’organisation, l’embauche de personnel, et l’espace font partie intégrante de ses dispositifs. Par exemple, on a vu souvent dans les crèches, des vestiaires démesurément grands être utilisées pour autre chose, des salles être récupérées pour répondre à des « nouveaux » besoins pour les enfants de motricité, besoins nouvellement perçus par les équipes.

Canal Psy : Oui, on voit ici le lien entre l’espace psychique et l’espace concret.

Denis Mellier : Oui, à un moment donné, il faut que psychiquement parlant, on soit du côté d’une possibilité de penser et alors il peut y avoir une action sur la matérialisation de l’espace. Mais ce qui contient, c’est le psychisme, ce ne sont pas les murs. Les murs ne contiennent rien (malgré l’adage qui leur prête des oreilles !). Quand les équipes évoluent c’est souvent par rapport à des anxiétés qui étaient déniées. Avant, la séparation était déniée : on ne pouvait pas la voir. Les équipes travaillent beaucoup du côté du déni qu’elles ont effectué, elles peuvent réfléchir à des phénomènes qui étaient « hors sujet » avant. Pour qu’il y ait vraiment changement, il faut que l’équipe s’affronte à des choses qui la dérangent. Je distingue le fonctionnement normal de la pensée de la création proprement dite de pensée. Qui dit création de pensée, dit en bonne logique « bionienne » un changement d’appareil psychique. Et lorsque les équipes créent des nouvelles pensées, elles créent de nouvelles conditions d’accueil, elles créent un nouvel appareillage, les horaires, l’aménagement de l’espace, l’accueil changent. Mais c’est alors déstabilisant et donc risqué. C’est pour cela que je suis très pessimiste sur les institutions car les institutions sont d’abord faites pour ne pas bouger parce qu’elles ont peur des changements. Il ne faut pas perdre de vue la dimension de l’historicité : pour une équipe, ce qui fait actuellement problème a pu correspondre à une victoire par rapport à des souffrances précédemment perçues. On s’aperçoit que le fonctionnement des équipes répondait à certains degrés d’élaboration de l’équipe. Quand on arrive dans une crèche, on voit d’abord ce qui ne va pas mais ce qui ne va pas dans une équipe a pu être en lien avec une solution que cette équipe a dû mettre en place face à des problèmes. Les dénis sont communs aux professionnels et aux parents, ce qui fait qu’à l’accueil on va parler de certaines choses et pas d’autres. Les dénis sont des anxiétés que l’institution n’arrive pas à contenir, à gérer, à penser, et donc d’une certaine manière, il faut bien qu’elle fasse quelque chose de ces anxiétés-là. Cette conception permet d’expliciter un risque du changement : plus on veut bien faire, plus on risque de déstabiliser l’institution. C’est paradoxal. J’ai vu des équipes s’entre-déchirer avec des professionnels très consciencieux. Car les pensées des uns et des autres ne pouvaient pas être pensées ensemble, pas de contenance possible, pas « d’espace de compatibilité » entre des idéaux exacerbés, un gâchis souvent.

Canal Psy : Comment voyez-vous la poursuite de votre recherche ?

Denis Mellier : Dans deux directions peut-être autour des enjeux des liens intersubjectifs, celle de l’attention et celle de l’équipe. Mes travaux sur la fonction contenante se formulent plus actuellement du côté de l’attention, d’une attention contenante, d’une exigence d’un travail psychique possible sur des données qui ne sont pas toujours directement perceptibles par le psychisme, qui ne sont pas encore "en lien" (ceci touche ainsi les processus propres à toute création et à toute symbolisation et le courant actuel pour penser l’originaire, l’archaïque, etc.). Rappelons que pour Bion l’attention précède, conditionne, l’interprétation, il est particulièrement important pour nous psychologues de creuser cette visée plus "fondamentale" car elle peut nous servir de repères pour penser les multiples possibilités d’intervention qui se développent sur les terrains. Je continue ainsi à développer une méthodologie d’observation où se travaille l’attention avec les bébés et les tout-petits bien sûr - la journée sur la vie émotionnelle des bébés du 30 mars a participé à cette perspective - mais aussi avec des patients, en groupe clinique avec des professionnels, pour prendre du recul et se figurer ces « éléments bruts » qui paralysent la pensée. Cette méthode d’observation est un puissant levier de formation à la clinique, à une écoute aussi du regard, il serait intéressant de la développer plus largement dans l’enseignement. Il y a là tout un chantier, en clinique infantile ou en clinique groupale, où la question méthodologique est essentielle à maintenir. Mes préoccupations sur le terrain institutionnel se poursuivent, à mon avis nous ne disposons pas actuellement d’un corpus théorique suffisamment consistant et compatible pour penser avec cohérence l’intervention en institution et la clinique avec les équipes, mes différents projets vont dans ce sens. Il y a des choses qui sont communes d’une institution à une autre, j’essaie de continuer à mettre à l’épreuve le modèle illustré par les crèches avec d’autres institutions soignantes, éducatives, voire scolaire etc., le problème étant chaque fois différent car l’institution a une fonction sociale différente, une tâche primaire spécifique, car chaque fois les différents âges de la vie ne sollicitent pas les mêmes processus dans l’appareillage des psychés entre elles. Ces approches différentielles dans la clinique sont très riches pour la recherche, mais ici plus qu’ailleurs on ne peut pas travailler seul, intégrer des praticiens à de telles démarches est un de mes objectifs, l’espace de recherche légué par Paul Fustier au CRI est ici un outil précieux. Nous avons eu la chance d’hériter à Lyon 2 d’une telle conception de la recherche, mes projets s’accompagnent ainsi d’une telle perspective.

Notes

1 Denis Mellier, 2000, L’inconscient à la crèche. Dynamique des équipes d’accueil des bébés, Ed. ESF, Collection Vie de l’enfant, 305 p.

Citer cet article

Référence papier

Denis Mellier, « L’inconscient à la crèche », Canal Psy, 48 | 2001, 10-13.

Référence électronique

Denis Mellier, « L’inconscient à la crèche », Canal Psy [En ligne], 48 | 2001, mis en ligne le 02 septembre 2021, consulté le 24 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1138

Auteur

Denis Mellier

Psychologue clinicien, maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ORCID
  • HAL
  • ISNI
  • BNF

Articles du même auteur

Droits d'auteur

CC BY 4.0