Un atelier « Arts plastiques et communication » fonctionne depuis trois ans dans un service de l’hôpital psychiatrique de Saint-Égrève. L’objectif fixé par le chef de service était de proposer aux patients hospitalisés un espace de parole en utilisant un support d’expression créative.
La mise en place a été difficile car elle a suscité des réactions institutionnelles diverses. L’équipe infirmière a d’abord hésité à s’associer évoquant un projet semblable qui n’avait pu se mettre en place. Les premières animations avec des infirmières ont confronté deux conceptions divergentes d’un atelier d’arts plastiques, une représentation spontanée étant que ce devait être un lieu de plaisir pour les patients, et que les soignants pourraient dessiner en même temps que les patients. Au fil du temps après discussions et explications, l’atelier est compris dans sa définition et son projet thérapeutique. Il reste que régulièrement des freins voient le jour : la salle utilisée est occupée par une réunion, les patients inscrits sont parallèlement inscrits à une autre activité à la même heure, ou ont une permission de sortie cette après-midi-là. Si l’équipe infirmière dans son ensemble et son responsable sont devenus partie prenante de l’importance de l’atelier, certains médecins restent ambivalents comme s’il était difficile d’admettre que même si les neuroleptiques sont utiles et efficaces, un patient malade a en lui un potentiel de créativité qui est sa richesse.
Le titre de l’atelier indique les deux activités demandées aux patients : expression individuelle par le dessin et la peinture, et parole partagée avec les participants. Le patient dessine un cercle et à l’intérieur de ce cercle dessine et peint ce qui lui vient le plus spontanément possible. Le cercle, reprend un des principes du mandala, est une contrainte imposée et expliquée aux patients. Il fait fonction de contenant symbolique aux projections de la vie psychique du patient, souvent désorganisée et angoissante. Il fonctionne aussi comme cadre-loi, et si le patient transgresse ce cadre il s’en explique.
Puis le patient montre sa production, et en parle, aidé par les autres qui posent des questions sur les formes, les couleurs et expriment ce qu’ils ressentent en regardant le dessin. Les supports proposés sont suivant les séances du papier blanc ou couleur, des pastels, de la peinture au doigt, de l’acrylique, et des collages. Les règles de fonctionnement posées sont : respecter les consignes, ne pas gêner les autres quand ils dessinent, les écouter quand ils parlent, ne porter de jugement ni sur soi, ni sur les autres.
Les patients sont hospitalisés, donc dans une période de crise où vivre seuls, ou avec leurs proches est devenu impossible, soit pour la première fois, soit suite à d’autres hospitalisations. La durée de l’hospitalisation est variable, de deux semaines à deux mois ou plus.
Les patients sont inscrits dans l’atelier soit sur proposition d’un médecin, ou d’une infirmière, soit sur leur demande. Seuls les patients trop agités pour rester assis, ou respecter le matériel, ou trop délirants pour communiquer avec d’autres et les écouter ne sont pas admis à l’atelier.
Le nombre de patients est limité à 5, 6, car le temps de communication et d’écoute des autres est une difficulté pour les patients tournés vers leur douleur, déconcentrés et parfois fatigués. Un nombre plus important ne permettrait pas une qualité d’écoute.
Les intervenants sont une psychologue et une infirmière. Ils ont pour tâches de faire fonctionner l’atelier, faire respecter les règles, aider chacun à la production et à l’expression. Ils sont les garants de la confidentialité du travail effectué et des paroles partagées : aucune information précise n’est transmise à l’équipe, seules des informations générales sur le comportement des patients sont transmises. Exceptionnellement l’intervenant aide à la production quand un patient n’arrive pas à commencer soit qu’il soit freiné par une raideur liée aux médicaments, soit qu’il ait peur de mal faire. Il s’agit de s’approcher avec un mot d’encouragement, ou de guider la main pour initier un trait sur le papier, accompagnement qui suffit à débloquer la situation.
La question se pose de la dimension thérapeutique et du sens de cette expérience pour les patients ?
Le cadre et le contrat avec le patient sont qu’il est là pour se soigner lui-même en exprimant son ressenti, en communiquant, et en écoutant l’autre dans sa différence. Le vécu des patients à l’hôpital est la plupart de temps : une rupture dans la communication, une dévalorisation de leur image, et un état de désinvestissement affectif renforcé par les neuroleptiques. Cette douloureuse période de crise implique une déstabilisation ou une perte des étayages de base de la vie psychique, corps, mère, groupe, soi. Le groupe, d’une part, le cadre garanti par les intervenants, d’autre part, et le cadre symbolique imposé pour le dessin, vont proposer des étayages de substitution pendant la durée de l’atelier, permettant ainsi à la personne de se sentir suffisamment en sécurité pour se laisser aller à un travail sur soi.
La phase de production permet à la main d’être utilisée comme outil de création, de représentation symbolique de soi, mise à distance de soi à soi pour des patients réduits à une expression somatique ou des passages à l’acte (violence, tentative de suicide, production délirante, alcoolisation, etc.). Ce temps de création est l’occasion de se sentir exister par sa production. Il est donné le choix aux patients à la fin de la séance, soit de laisser le dessin dans le placard, où seuls les intervenants ont accès, ce qu’ils choisissent la plupart du temps, soit de l’emmener dans sa chambre s’il le souhaite. Certains patients demandent à reprendre leurs dessins quand ils quittent l’hôpital. Souvent les patients sont surpris de ce qu’ils ont fait, tant le manque d’estime de soi fait qu’ils se pensent incapables de faire quoi que ce soit. Il s’agit d’une projection de soi, disjointe du corps, d’une création d’images, qui se travaillent dans le champ de l’espace vécu. Le choix des couleurs est proposé comme choix d’une expression individuelle de ce que le patient aime ou n’aime pas. Le sens de la couleur utilisée est analysé par chacun dans son registre de symbolisation, qu’il découvre en l’exprimant aux autres. Le patient s’exprime à propos de lui, car, comme l’écrit C. Duplot in. J.-P. Klein, 1993, p. 237) : « La création est toujours – tout au moins dans les premières phases du processus – œuvre privée, et il importe de se pencher sur la place et la fonction que ce morceau, bien réel, d'espace, chargé de sens, occupe et remplit dans le monde personnel du sujet. »
Chacun se pose comme Sujet, énonciateur de son discours sur sa production, assumant la responsabilité de ce qu’il a fait, il doit « répondre de ». La communication à l’Autre est centrale car elle renvoie le patient à son existence dans son unicité, et dans la réalité « ici et maintenant » de ce qu’il dit dans l’atelier. L’hospitalisation accentue un repli sur soi, une rupture dans la communication avec les proches, et un abandon de soi comme objet à soigner. Le discours du psychotique est souvent le discours des autres, où les mots sont des choses, sans intention de signification. La parole reprend sa place signifiante dans une communication avec l’autre, car comme l’écrit J. Lacan (1966, p. 181) : « Ce que je cherche dans la parole c'est la réponse de l'autre. Ce qui me constitue comme sujet c'est ma question. Pour me faire reconnaître de l'autre, je ne profère ce qui fut qu'en vue de ce qui sera. »
Le patient se pose des questions sur son travail créateur accompagné par les intervenants et les autres patients. Les intervenants guident l’expression sur deux axes : où le patient se situe dans le dessin, et en quoi le dessin représente en partie l’expérience vécue dans le présent à l’hôpital. Les soignants dans ce contexte créent une configuration thérapeutique et offrent leur présence à l’Autre. Le rappel des consignes est une adresse au « Je » créateur du patient. Il y a un plaisir de la découverte au moment de l’expression, car le patient découvre des significations inédites, des représentations inconnues jusque-là. Comme l’a montré D. W. Winnicott (1975, p. 90), « le travail du thérapeute vise à amener le patient d'un état où il n'est pas capable de jouer à un état où il est capable de le faire » et « il faut donner la chance à l'expérience informe, aux pulsions créatrices, motrices et sensorielles de se manifester ; elles sont la trame du jeu ».
Ces différents effets de l’atelier, création, communication à l’autre, jeu, permettent de considérer que le travail effectué a une dimension thérapeutique même si l’atelier ne porte pas ce qualificatif. On ne peut pas parler de thérapie car il y a peu de durée pour certains patients, et il ne s’agit pas d’un engagement dans une thérapie au sens strict. Cependant la démarche est un des éléments de soins dans un processus thérapeutique.
La production plastique dans ce cadre est, au-delà d’un ressourcement narcissique, un « médiateur » entre le vécu psychique et émotionnel, Soi et les autres, un espace de transition entre soi et soi. Il y a ressourcement narcissique pour le patient, car le dessin produit renvoie au patient une image créative de lui-même. Le dessin sert de médiateur car il permet un détour par la matière, et la matière offre un objet pour parler de soi. La représentation symbolique permet une mise en scène d’éléments d’un mythe individuel à découvrir, à dire, à peindre.
Exemples de cas clinique
- Aïcha est une femme de 44 ans, qui a toujours vécu avec sa mère, elle est hospitalisée par sa famille dans un moment de délire. À l'hôpital, elle mange souvent deux repas, un repas kasher, et le repas de l’hôpital, et elle dort. Elle cherche à plaire au personnel. À l’atelier, c’est une « artiste », elle se révèle d’emblée très à l’aise avec la peinture et les pinceaux, et très concentrée sur son travail. Sa difficulté est de communiquer avec les autres, sauf dans la séduction. Un premier effort pour elle sera de s’adresser aux autres patients. Ses paroles sur sa production sont en référence à la religion et à la nature, elle est de religion juive intégriste. Ensuite, elle commencera à évoquer des associations avec son expérience personnelle : des fleurs jaunes lui font penser aux œufs-mimosa que fait sa mère. Elle refusera longtemps de résonner aux expériences émotionnelles des autres. Elle commence à bouder, lorsqu’elle est sollicitée. Puis un jour elle se met en colère après les intervenants…
- Gabriel est un patient psychotique de 27 ans, qui suit l’atelier de façon épisodique car il est soumis périodiquement à des délires puissants et violents. Il fait un jour un dessin très abstrait et construit en motifs géométriques symétriques. Il décrit son travail et cherche en vain du sens pour lui. Quelqu’un lui dit « on dirait un masque comme dans les rituels ». Il sourit et reprend à son compte cette parole de l’Autre et dit « c’est peut-être un masque de transformation ». Nous parlons alors de ce qu’il est en train de vivre et de son espoir qu’un changement s’opère pour lui.
- Chantal, ancienne infirmière, est une patiente de 55 ans en grande dépression, elle a suivi longtemps l’atelier. Dans un premier temps ses dessins évoquaient des paysages ruraux et le moment de parole était objet de larmes et de nostalgie sur son enfance et sa mère décédée. Puis il y a eu des points rouges comme des détails sur des feuilles, qui de son point de vue exprimaient de la vitalité. Un jour un animal rouge a littéralement surgi dans ses dessins, qui exprimait pour elle de la colère. Cette expression de la colère et la prise de conscience qu’il y avait de la colère en elle a contribué à sa sortie de la dépression.