Canal Psy : Comment est né l’ouvrage ?
R. Gori : Cet ouvrage est né d’une collaboration entre deux psychanalystes1 de formation différente constatant les impasses dans lesquelles la psychanalyse s’engage en refusant la scientificité de sa démarche et la sous-estimation du champ et de la fonction de la parole et du langage qui structurent son dispositif. L’éthique de la psychanalyse et l’épistémologie de sa méthode constituent pour les deux auteurs le double versant du même phénomène. Dans ce travail nous analysons l’idéologie psychanalytique comme un cas particulier des idéologies scientifiques. À contrario des idées reçues notre projet est de montrer que le discours idéologique de la psychanalyse s’organise sur le même modèle de vulgarisation, de schématisation et de globalisation que le discours scientiste.
Canal Psy : Autour de quelles questions, thèmes ou rubriques cette étude est-elle organisée ?
R. Gori : La première question concerne le statut de l’événement analysable en psychanalyse. L’objet de la psychanalyse est-il artificiellement produit par un dispositif ou se rencontre-t-il dans l’expérience commune des problèmes préparés par les questions culturelles ? À ne pas reconnaître le caractère artificiel de l’objet psychanalytique on court le risque de dégrader la méthode psychanalytique en grille de lecture idéologique du monde. La deuxième question concerne le statut de la construction théorique rendant compte de cet objet produit par le dispositif de la psychanalyse. La construction psychanalytique est-elle un métalangage de la situation psychanalytique ou un produit de celle-ci ? La troisième question qui se déduit des deux précédentes concerne les ressemblances et les différences entre la construction psychanalytique et les autres modes de construction scientifique. Ce travail de confrontation épistémologique nous conduit à reconnaître la présence et la fonction de l’idéologie dans la transmission psychanalytique comme dans la propagande scientifique.
Canal psy : La propagande en science ?
R. Gori : Les idéologies scientifiques dont l’idéologie psychanalytique n’est qu’un cas particulier reposent sur l’oubli du dispositif qui fabrique les objets de la connaissance, les conditions de production des résultats et le contexte de leur interprétation. Le savoir scientifique est nécessairement partiel, local et dépendant de dispositifs phénoménotechniques particuliers. Le passage de la rationalité scientifique à l’idéologie consiste à méconnaître ces conditions contraignantes pour aspirer à un savoir globalisant quasiment métaphysique prompt à répondre à nos soucis métaphysiques ou à nos problèmes quotidiens. Dès lors la stratégie rhétorique est toujours la même : abus des analogies et des métaphores, extension hyperbolique des concepts, extrapolation abusive des résultats, confusion entre les connexions verbales et les corrélations des phénomènes, utilisation abusive de la causalité. Cette stratégie rhétorique aboutit à une ontologisation qui confond le phénomène produit par le dispositif et la question métaphysique ou vulgaire dans ses formulations culturelles. Cette dérive de l’idéologie scientifique n’est pas dénuée d’arrière-pensées de propagande. En méconnaissant la spécificité des dispositifs qui produisent la rationalité scientifique les chercheurs se transforment en sophistes pour obtenir auprès du public le crédit nécessaire à l’avancée de leurs travaux.
Canal Psy : Quels sont les filiations et les enjeux de votre réflexion ?
R. Gori : Cet ouvrage se réfère essentiellement à l’œuvre de Freud et de Lacan pour ce qui est de la psychanalyse. Pour analyser la confusion entre l’exactitude et la vérité nous nous référons essentiellement à Heidegger. En ce qui concerne les rapports entre l’idéologie et la rationalité scientifique nous nous référons essentiellement à Canguilhem, Bachelard, Latour et Feyerabend. La portée de ce travail c’est d’une part de rechercher les conditions de validité et de légitimité des énoncés psychanalytiques, et d’autre part de démonter les stratégies rhétoriques grâce auxquelles le discours scientiste assure sa propagande. L’affaire Sokal et Bricmont en constitue un exemple des plus illustratifs.
Canal Psy : Comment voyez-vous la poursuite de votre recherche ?
R. Gori : C’est une question embarrassante dans la mesure où la publication d’un ouvrage met un point provisoire à un trajet de recherche. Il constitue ainsi une étape. Il me semble qu’une des pistes à suivre ouvre du côté du rôle et de la fonction de la métaphore dans le discours scientifique. Une autre piste ouvre sur la question des rapports entre le désir de savoir et la haine qui donnent au débat scientifique et culturel sa tonalité passionnelle.
Canal Psy : Ce travail a-t-il modifié votre représentation des problèmes ?
R. Gori : Oui. Incontestablement nos perceptions préalables ont changé quant aux rapports entre la fiction et la science. Si la science ne pense pas selon l’expression de Heidegger les scientifiques eux parlent et écrivent et dès lors introduisent nécessairement des éléments de fiction dans la communication de leurs résultats. Quant à la fiction elle constitue un style particulier de donation du vrai qui sans se confondre avec les conditions de la rationalité ne saurait lui être entièrement étrangère. La fiction infiltre la raison et la raison s’adosse à la fiction pour en récuser l’influence. C’est un préjugé des Lumières que d’opposer fiction et réalité.
