« Nous sommes d’un siècle bavard et boucher à la fois, nous sommes d’un temps qui a soustrait de la valeur à la parole et à la vie » (Erri De Luca, 2005, p. 42).
Il n’est plus désormais possible d’intervenir dans les institutions, et spécifiquement dans les institutions de la mésinscription, au titre de l’analyse de la pratique, ou plus largement des interventions de « régulation institutionnelle », sans prendre en compte le contexte de crise et les bouleversements qui impactent le monde du travail. Dans ces lignes l’accent va être mis sur quelques-unes des composantes des mutations institutionnelles contemporaines ; je tenterai de montrer comment ces transformations contraignent l’intervenant à élargir son écoute à la dimension institutionnelle, au-delà du seul lien entre les professionnels et les « usagers ». Comment il convient de configurer les interventions et de mettre en place les dispositifs, au regard des dynamiques institutionnelles existantes (de l’organisation formelle et de l’organisation psychique, de ce qu’elles autorisent ou interdisent) ; comment dès lors les interventions vont-elles participer à préserver, voire restaurer de l’intermédiaire, cette dimension qui est la première impactée par les remaniements en cours ?
La crise, la rupture des contrats de confiance et la destruction de l’intermédiaire
Les mutations qui affectent l’ensemble des rapports sociaux, et le régime de crise permanent sous lequel nos sociétés sont désormais placées, bouleversent l’ensemble des activités humaines, au titre desquelles le champ du travail. L’une des caractéristiques de cette crise est celle d’un effondrement des garants métapsychiques et métasociaux (Kaës R., 2005) qui donne lieu à une modification accélérée des arrière-fonds socio-culturels. Cela conduit, notamment, à la mise en place d’un primat de l’économique qui tend à occuper la place dévolue antérieurement au registre du politique et, d’autre part, à un primat de l’individualisme et du « bien privé » qui détruit les liens de solidarité et le « bien public » (Gaillard G., 2015).
Les institutions, il convient de le rappeler, ont pour fonction de participer à la kulturarbeit, de servir de relais et de faire office d’intermédiaires entre l’État et les sujets, d’établir des ponts entre les différents registres de la subjectivité : celui propre au sujet et à son groupe d’appartenance primaire, et celui du registre politique, du « vivre ensemble » ; elles concernent donc l’ensemble des registres de l’intrapsychique à l’inter et au trans-subjectif. Or les missions mêmes de ces institutions sont aujourd’hui mises en péril.
Le champ de la mésinscription (soin, travail social, etc.) est massivement impacté par ces mutations et par le mouvement de désinstitutionnalisation en cours. Il est aux prises avec deux sources principales de déliaison mortifère : celle que présentifient les usagers d’une part, et celle qui découle des incidences des mutations sociales et des menaces qu’elles font peser sur les organisations institutionnelles, d’autre part. Elles s’en trouvent grandement fragilisées et le travail de nouage en devient d’autant plus exigeant, car il requiert toujours plus d’énergie, face aux différents niveaux par où les liens sont déstabilisés, malmenés, détruits. Comment dès lors faire tenir ce qui tend à se morceler au sein de la vie institutionnelle et préserver de la créativité et de l’investissement dans un univers où les marges de liberté (professionnelles) n’ont de cesse de se restreindre ?
Le registre comptable a pris le pas sur le travail de symbolisation, en une véritable crise de la transmission1. Les « managers » gestionnaires ont supplanté les directeurs « charismatiques », et leur fonction de mise en sens. Ceci se décline dans des modalités relationnelles déterminées par l’utilitarisme, l’économique, le contrôle et l’emprise, et donne lieu à la mise en place de procédures, toujours plus contraignantes2 ; celles-ci conduisent à leur tour à des « processus sans sujet » dans un univers caractérisé par une « absence de répondant3 ». Dans leurs positionnements les groupes de professionnels, se retrouvent dès lors dans l’impossibilité de construire des rapports de confiance et des rapports de conflictualité ; ce travail du lien dans la différence, indispensable à la constitution de liens d’équipes suffisamment sécures. Les professionnels s’éprouvent simultanément comme étant en menace d’être dépossédés de leur singularité et de leur créativité. La dérégulation et la déconstruction touchent les équipes dans leur groupalité, comme elle affecte les sujets, un par un.
Vidage du sens et démutisation des arrière-fonds
Dans ces organisations les restructurations se succèdent de façon ininterrompue. Ce faisant elles accélèrent la démutisation des arrière-fonds, ce registre de la psyché indispensable à la stabilisation des liens, en ce qu’il permet un adossement de la subjectivité des sujets, pour autant qu’il demeure silencieux. Cette pacification des angoisses et des négativités (celles inhérentes aux sujets, à la groupalité et à l’institution), leur mise au silence (partielle) et leur nouage à la groupalité (dans un lien de confiance suffisant), sont parmi les conditions essentielles de la mise en œuvre de la tâche primaire. C’est en effet un tel arrière-fond qui va servir de logis et de dépôt aux parties archaïques et « syncrétiques » de la psyché4. Dans les institutions de la mésinscription, la mise en œuvre d’un travail de penser, d’un travail de symbolisation, doit permettre aux professionnels de se rendre disponible aux angoisses de l’autre, de « l’usager », dans une visée transformationnelle. Parmi les conditions requises pour qu’un tel travail ait lieu, il faut donc une suffisante stabilité des équipes. Or « l’idéologie bougiste » en cours, empêche une telle constitution d’arrière-fonds suffisamment sécurisants et silencieux au niveau des étayages archaïques de la psyché. Les remaniements incessants détruisent la groupalité des équipes et les liens d’appartenances qui s’y constituent. On voit par là que les conditions d’un travail de penser et de subjectivation sont de plus en plus difficiles à réunir, et à mettre en œuvre.
La confiance malmenée et l’inflation des procédures
Parmi les ingrédients requis par un tel travail, nous venons de souligner la place centrale de la confiance : cette fragile qualité relationnelle qui ne peut faire l’objet d’aucune prescription, et ne saurait qu’advenir ou manquer à le faire. Elle suppose en effet une stabilisation et une unification des appuis somato-psychiques archaïques de la psyché des professionnels, individuellement et dans leur configuration de groupe. Il est dès lors seulement possible de mettre en place des conditions afin de potentialiser son émergence.
Or, dans les institutions, la suspicion est en passe de remplacer la confiance, et ce, à différents niveaux de liens. Cela touche en premier lieu aux liens entre les tutelles, le corps social et les institutions de la mésinscription5, et tend à se décliner dans les différents liens hiérarchiques. Depuis les périodes qui ont vu la naissance et le développement de ces institutions jusqu’aux années quatre-vingt-dix, les professionnels étaient supposés être légitimes et compétents dans leurs savoirs et leurs savoir-faire. De ce fait, chaque établissement demeurait garant des pratiques spécifiques qu’il développait auprès des publics en « souffrance » ; ces publics qu’ils avaient choisi d’accompagner, de soigner, etc. Ces temps sont désormais révolus et ce sont la suspicion et le contrôle qui figurent à présent au titre des composantes d’un nouveau contrat, sous le primat de procédures d’évaluation permanentes et généralisées.
Dans la rapidité de leur expansion, ces procédures envahissent l’ensemble des institutions et contribuent à la destruction de tout espace qui ne saurait être mesuré ou quantifié6 : ceux qui relèvent de l’indéterminé, de ces temps (formels et informels) où s’opère l’indispensable travail de liaison psychique et de transformation.
De ce fait les mouvements de destruction institutionnelle affectent en premier lieu ces espaces qui participent de l’intermédiaire et du travail de métabolisation propre au préconscient. Sous le couvert d’un credo scientiste, l’évaluation place l’ensemble des activités professionnelles sous contrôle, là même où nombre des pratiques relationnelles qui caractérisent ce champ suppose une tolérance au chaos momentané ; celui qui permet de se mettre en lien avec ce qui de l’humanité de l’autre est en souffrance de sens et donc de prendre le risque de la rencontre, de se prêter au transfert. La réification, la mise aux normes et les protocoles s’opposent toujours plus frontalement à la singularité du travail de la subjectivité.
Les pratiques de régulation et l’intermédiaire
Face à la difficulté inhérente à la tâche primaire, à ce travail d’appropriation subjective requis par leurs « usagers », les institutions se sont dotées d’espaces de reprises et de transformations secondes de ce qui se joue au quotidien de la relation éducative et/ou de la relation de soin7. Très tôt dans ce secteur sont en effet apparus des espaces dont la dénomination oscille autour du signifiant analyse de la pratique.
Au-delà de ce seul dispositif de l’analyse de la pratique, je propose de considérer que toute intervention qui permet à ces équipes de se retrouver dans des dispositifs à visée tiercéisante, la plupart du temps en présence d’un intervenant extérieur à l’institution8, participe de ce registre de la régulation institutionnelle :
- Ainsi des interventions formellement désignées comme interventions de « régulation institutionnelle et/ou d’analyse institutionnelle » (dans leurs différentes appellations et déclinaisons).
- Des interventions de formation. Les visées implicites des interventions de formation qui s’adressent à des équipes instituées (formations dites « intra ») masquent toujours peu ou prou une demande portant sur les relations au sein des équipes et/ou au sein de l’institution. Le biais de la formation peut être utilisé par les professionnels dans un registre élaboratif, pour peu que l’intervenant soit à même de tolérer et de faire vivre du « creux » au sein de ces espaces.
- Des interventions qui portent sur le projet (projet d’équipe ou projet institutionnel). Ces interventions sont également utilisées par les groupes institués dans une perspective de construction et de régulation des liens ; là aussi pour autant que les méthodologies proposées ménagent la possibilité que se scénarisent les dynamiques qui « travaillent » les groupes concernés.
- Il en est de même pour les interventions qui se jouent sous le couvert de recherches-actions.
Au sein de cet ensemble de pratiques d’interventions de régulation institutionnelle, je précise que l’analyse de la pratique occupe une position d’archétype. Ces différentes pratiques de régulation ont en effet en commun de contribuer à fabriquer du groupe, de faire vivre de la pensée sur les liens (aux usagers, à l’institution), de permettre le repérage des empêchements qui détruisent les liens de confiance (face aux mouvements de persécution qui infiltrent les relations), de faire advenir le groupe comme instance et/ou de faire advenir l’institution comme instance suffisamment unifiante.
Ces interventions ont pour mission fondamentale de travailler à préserver et/ou à restaurer le registre de l’intermédiaire, et de façon corrélée à contribuer à une constitution suffisante des arrière-fonds ; la présence d’un intervenant extérieur à l’établissement doit en effet contribuer à ce que l’investissement9 des « usagers » soit à même de se pérenniser et aux équilibres institutionnels et de groupes, de se renforcer ou de se constituer. L’intervenant (au titre de ces pratiques) se doit donc de penser l’articulation des dispositifs qu’il va proposer au titre de son intervention avec les espaces institutionnels existants, ceux qui préservent le travail et la réalisation de la tâche primaire, soit, ce qui, des modalités relationnelles au sein de l’institution, contribue aux processus d’autoréflexivité et à la mise en place d’une conflictualité de bon aloi. Il se doit de prendre la mesure de la complexité des enjeux institutionnels et spécifiquement de la place qui va être dévolue au sein de la dynamique institutionnelle, aux dispositifs pour lesquels il se trouve sollicité. Les effets de séduction narcissique (liés au fait d’être choisi pour animer de telles pratiques) occultent trop souvent ce temps d’analyse de la faisabilité et de la pertinence de l’intervention.
Lorsque ce travail de repérage n’a pas cours, ces interventions courent le risque a minima de n’être qu’un « coup d’épée dans l’eau » et au pire de contribuer à la destruction des liens professionnels existants ; ceci notamment lorsque les équipes sont déjà tellement malmenées du fait des multiples restructurations auxquelles elles sont soumises, et que les conditions minimales de sécurité nécessaire à un travail de soin et/ ou d’accompagnement, ne sont pas garanties ; sans adossement groupal et/ou institutionnel, les processus intermédiaires ne peuvent advenir.
Standardisation, instrumentalisation et destruction des cultures locales
Dans nombre d’institutions de la mésinscription, l’analyse de la pratique (A de P) figure dorénavant au catalogue des dispositifs censés contribuer à la bonne marche des équipes et participer à la mise en conformité de leurs pratiques. La mise en place de tels espaces d’A de P est ainsi recommandée au titre des « bonnes pratiques », à même de garantir au regard des tutelles et du public, le sérieux, voire la scientificité des services rendus.
Si un tel cadrage demande, bien entendu, à être nuancé (en fonction des secteurs et des champs d’exercices), il tend à se généraliser, dans une participation et une assimilation de l’analyse de la pratique aux procédures d’évaluation de la qualité10. En mettant l’accent sur ces garanties de conformité11 à la demande administrative et politique, il apparaît aussitôt que l’analyse de la pratique est plus que jamais en menace d’être instrumentalisée sous le couvert de « l’amélioration de la qualité du service » et d’une visée sous-tendue par une idéologie de la transparence (Pinel J.- P., 200812).
Cette pratique a eu historiquement13 pour tâche de maintenir la capacité d’investissement des professionnels à l’égard des « usagers » et de restaurer une capacité de penser, sans cesse mise en défaut sous le primat de la rencontre et des charges transférentielles en jeu. Elle tendait à « décontaminer » (selon les termes de Paul Fustier, 1993, 1999) et à mettre à jour les dynamiques intersubjectives en jeu14. Or on est à présent face à une configuration nouvelle, dont il convient de prendre la mesure. On assiste en effet à une transformation de l’institution en establishment ; à ce mouvement de renversement que soulignait W.R. Bion dès 1961 – là où toute innovation, tout espace de créativité peut être évidé de son potentiel de régénération.
La fonction instituante propre à l’institution (Castoriadis C., 1982) est à nouveau subvertie par l’institué et donne lieu à une destruction des bricolages singuliers, de ces cultures locales où se sont inscrites l’expérience et la subjectivité de chacun et celle des équipes. Cette destruction opère sous le primat de l’utilitarisme et des procédures standardisées et sous l’égide du « management gestionnaire ». La procédure met en place une visée instrumentale sous-tendue par une idéologie de maîtrise qui se donne à croire qu’il n’est désormais plus besoin de s’encombrer de la subjectivité. Dans un tel contexte, tout professionnel peut dès lors être pensé comme susceptible d’occuper une fonction « au pied levé » (comme c’est déjà le cas dans nombre de secteurs hospitaliers), dans une transversalité généralisée qui détruit les liens de solidarité et d’appartenances, ceci, alors même que ces conditions sont indispensables à l’engagement des professionnels auprès des patients.
Ainsi de la demande d’un responsable « gestionnaire » à l’adresse d’une psychologue travaillant en Centre Médico Psychologique : « Je vous demande de faire, chaque soir, un point écrit sur les patients, de manière à ce que s’il vous arrive quelque chose, un collègue puisse vous remplacer ». Outre les vœux de mort et les souhaits d’exclusion sous-jacents, ce qui est énoncé en creux dans la logique intériorisée qui sous-tend ces positionnements c’est bien que : « tout acteur équivaut à un autre » ; il est donc dédifférencié et partant, « remplaçable ». Il suffit dès lors d’établir le plus finement possible un référentiel de compétences et d’évaluer l’adéquation au poste, la « bonne » mise en œuvre des procédures15…
Re-fabriquer de l’intermédiaire
Le travail au sein des institutions de la mésinscription est en passe de se complexifier du fait des mutations sociales actuelles et du mouvement de désinstitutionnalisation qui affectent l’ensemble du champ et impactent l’ensemble des organisations. Ces mutations désorganisent et détruisent les processus intermédiaires et le travail d’appropriation subjective corrélé. C’est à partir de la prise en compte de ces transformations majeures de l’arrière-fond de ces pratiques, qu’il y a lieu désormais de penser les interventions de régulations qu’elles nécessitent.
Ces institutions se situent au carrefour des contradictions que génère l’hypermodernité ; dans le même temps, elles participent à ce travail de Sisyphe qui vise à la préservation du « bien commun » à la Kulturarbeit (au travail de culture). S’il importe de travailler à préserver une temporalité ouverte, garante d’un futur investissable, ceci passe par une attention portée aux exigences de Thanatos, soit par la reconnaissance de l’ensemble de la négativité présente au sein des différents espaces psychiques (intra- inter- et trans-) et sur l’ensemble des niveaux qui composent l’institution, et non pas seulement de ce qui circule entre professionnels et « usagers ». Ce n’est qu’à partir d’une telle prise en compte qu’il est (parfois) possible de contribuer, en tant qu’intervenant extérieur, au travail de symbolisation accompli par les institutions de la mésinscription et de ce fait de préserver une place pour le vivant.