Une vie sans travail nous est-elle pensable sinon comme rêve, voire comme mythe, dont ceux qui l’expérimentent disent souvent la difficulté, la douleur ? Le travail professionnel est l’enjeu de bien des investissements contradictoires, entre contraintes pesantes dont on attend la levée (« Vivement la retraite ») et investissements croisés, désirés, narcissisants.
En prenant en compte la distinction nécessaire entre emploi et travail, deux grandes situations de rupture dans l’affiliation professionnelle peuvent être dégagées : le chômage (dans lequel il conviendrait de distinguer celui qui relève de la difficulté à trouver un premier emploi de celui qui résulte de la perte d’un emploi) et la retraite ; si le premier est en principe temporaire, la seconde est définitive ; cette affirmation mérite cependant d’être nuancée quant à son premier terme, en particulier en ce qui concerne le chômage dit « de longue durée » et les entrées dans la retraite qui sont précédées d’une période de chômage ; les deux posent pour les sujets qui les subissent la question de ce que certains appellent leur « désirabilité sociale » avec ce que cela suppose d’enjeux narcissiques. Nous ne nous arrêterons ici que sur la situation de la retraite et des retraités.
Longtemps, la retraite s’inscrivit dans une logique religieuse et volontaire : faire retraite était se retirer du monde, de ses distractions (M. de Montaigne) afin de se concentrer sur la vie spirituelle. Avec le xixe siècle industriel et les mouvements sociaux qui se poursuivirent au xxe siècle, la retraite devint une revendication sociale opposée à l’exploitation de la force de travail humain dans des conditions particulièrement difficiles qui mettaient souvent en danger la vie humaine dans sa longévité (que l’on songe aux mineurs par exemple). L’instauration progressive de la retraite s’inscrit donc dans une logique qui confirme la représentation contraignante, voire aliénante, du travail (rappelons que l’étymologie de « travail » renvoie à « tripalium » qui était un instrument de torture) et l’oppose à un temps libre naissant situé du côté du plaisir.
La réalité clinique que nous rencontrons est cependant plus compliquée, plus contradictoire que ce bref rappel historique pourrait le faire penser ; en effet, la retraite n’est pas aussi unanimement désirée que les déclarations péremptoires ou fatiguées pourraient le donner à croire ; de surcroît, quand elle l’est, son expérience par chaque sujet singulier s’avère plus complexe que prévu. L’entrée dans la retraite, que celle-ci soit vécue comme mise à la retraite ou comme prise de la retraite (dimension passive ou active) ouvre sur un temps de crise qui rend visible les enjeux inconscients liés au travail et à l’emploi. Quels sont-ils ? Schématiquement, nous distinguerons ce qui relève de l’inscription sociale, de l’assignation et de l’affiliation et ce qui relève de l’organisation sociale de canalisation de la pulsionnalité.
L’affiliation par le métier renvoie à des enjeux psychiques des plus profonds pour chaque sujet : il y met en jeu et en scène ses identifications familiales, précoces mais aussi sociales et plus tardives. Le choix d’une formation, d’une profession, révèle quelque chose de ces identifications mais aussi de l’imaginaire singulier et de l’imaginaire social (les représentations principalement) ; « s’orienter » professionnellement, c’est organiser des identifications, des fantasmes, des réparations, des formations réactionnelles ; c’est aussi orienter la pulsionnalité vers des buts socialement valorisés, ce qui correspond à la définition freudienne de la sublimation. Cependant le choix d’une profession, la réalisation d’une formation ont beaucoup évolués ; alors que pendant longtemps ils étaient pensés comme stables dans une vie, l’idée de reconversion(s) professionnelle(s) devient la norme ; cette reconversion peut fournir la chance d’un bilan et d’un deuxième choix plus conforme aux intérêts psychiques de l’adulte mûr qui peuvent être différents de ceux de l’adolescent ou du jeune adulte ; mais elle peut aussi être traumatique dans la mesure où elle est imposée du dehors sans souci du sujet concerné et de l’importance de la dimension professionnelle pour son identité et ses affiliations.
Le choix d’un métier ne constitue que le premier volet de cette logique d’affiliation professionnelle, le second, tout aussi important, étant formé par la rencontre avec des institutions de travail et des groupes réels qui viennent relayer, mais aussi le plus souvent conflictualiser, l’affiliation à des groupes imaginaires étayés sur les groupes internes. Or la retraite fait perdre l’appartenance à ces groupes et à l’institution de laquelle ils participent. Les retraités se définissent bien souvent par la profession qui fut la leur et qui, pendant des décennies, a soutenu leur sentiment d’identité versus social ; se retrouve donc disjoint chez eux ce qui, pendant toute la vie professionnelle, avait pu apparaître confondu, à savoir d’une part l’affiliation, en tant que processus psychique interne, et d’autre part l’inscription de sujets travailleurs, employés, dans des institutions (entre-prise…) et des groupes institués. Cette inscription confirme en quelque sorte du dehors, mais un dehors auquel le sujet va s’appareiller psychiquement, nous le développerons bientôt, l’affiliation interne ; elle participe le plus souvent à la logique de la reconnaissance (avec ce que cela met en jeu dans l’ordre de la confirmation narcissique) ainsi qu’à celle de l’assignation. Nous l’avons déjà évoqué, cette assignation peut avoir une double valeur pour un même sujet, une double valeur que les situations de cessation de travail font apparaître avec acuité : elle est contraignante, éventuellement aliénante, mais elle participe aussi au soutien de l’identité et de la valorisation du sujet ; tant que le sujet a un emploi, et que celui-ci corresponde ou non à un véritable travail, il a une place sur la scène du social. Que cet emploi disparaisse, quand bien même cette disparition a pu être désirée (comme ce peut être le cas à la retraite), ce qui rend plutôt l’élaboration de la situation traumatique plus difficile, et cette place sociale est à reconstruire en bonne partie de toutes pièces dans la mesure où l’affiliation n’est d’une part plus soutenue par l’assignation et où, d’autre part et plus radicalement, l’affiliation en tant que retraité est difficile tant le retraité se définit, au moins dans un premier temps, en termes négatifs : « celui/celle qui ne travaille plus ». Le succès des associations qui, telle l’Université tous âges, proposent des cadres d’inscription sociale aux retraités, témoigne de leur utilité en termes d’affiliation à de nouveaux groupes et de relative assignation dans la mesure où ces sujets se sentent en quelque sorte tenus par le groupe, obligés par lui ; c’est dire que ces groupes ont aussi une fonction projective : les sujets qui y participent confient au groupe institué de les relayer dans un certain nombre d’enjeux idéaux et surmoïques, ce qui était déjà à l’œuvre avec les groupes professionnels (cf. S. Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi »).
L’affiliation professionnelle s’instaure donc à côté des identifications d’une part et de la filiation (réelle mais aussi symbolique) d’autre part. Elle participe ainsi à la mise en œuvre et surtout au soutien, au sein de la psyché (en interne mais aussi telle qu’elle s’appareille à d’autres, aux groupes, aux institutions…) de voies différenciées pour les pulsions ; ceci concerne et l’endiguement, la canalisation pulsionnelle, et la recherche de la satisfaction, et les enjeux narcissiques articulés à ces deux dimensions.
Le temps libre, véritablement libre, sans objet préalable ni organisation, met le sujet face à ses pulsions, avec tout ce que cette expérience peut avoir de traumatique, certaines dépressions à la retraite ou au chômage en témoignant partiellement. Le travail professionnel, l’emploi, remplissent une fonction économique pour le sujet qui échange ainsi, comme l’écrivait S. Freud de la liberté (et sans doute de la satisfaction, du plaisir) contre de la sécurité. E. Jaques a bien montré en quoi le cadre institutionnel a une fonction de défense pré-constituée, toute faite pour les sujets qui s’y inscrivent, contre les angoisses schizoparanoïdes et dépressives ; cette seule perspective permettrait de comprendre bien des manifestations peu ou prou psychopathologiques qui apparaissent à la retraite ou dans son après-coup ; cependant il semble utile d’insister sur le fait que les cadres professionnels proposent aussi des voies et des objets d’investissement tout faits pour les pulsions ; la difficulté de sujet de personnalité psychopatique à accepter (et à tenir dans la durée) un emploi dit certes la difficulté de leur rapport à la loi mais il dit tout autant (et ceci a bien entendu à voir avec cela) la violence que leur fait subir la rencontre avec des cadres et des dispositifs qui s’opposent au libre écoulement de la pulsion et à la recherche de la satisfaction immédiate. La retraite fait donc perdre au sujet un dispositif social qui relaie pour partie ses cadres internes, qui gère pour lui une partie de sa vie psychique sans qu’il en ait conscience, ce qui lui évite au demeurant d’en être blessé narcissiquement. La retraite fait apparaître, ne serait-ce qu’en creux, la fonction psychique et du cadre institutionnel (qui existe aussi, mais de manière plus abstraite, plus internalisée, dans le travail « en libéral ») et du travail lui-même en tant qu’il mobilise et utilise de la libido ; ainsi, le retraité se retrouve tout à la fois privé d’un de ses principaux cadres d’inscription sociale et d’un de ses principaux objets d’investissement libidinal ; nous retrouvons là quelque chose de la problématique du deuil, mais d’un deuil qui concerne bien davantage les investissements narcissiques (qui sont les plus difficiles à détacher de leurs objets) que les investissements objectaux. La perte de ce cadre et des objets privilégiés qu’il propose/impose confronte le sujet à une forte déliaison pulsionnelle qui participe fondamentalement, avec l’effet de désaffiliation, à la crise de la retraite.
Les épisodes dépressifs vécus par de nombreux retraités manifestent l’angoisse face à un monde vécu sans objets, ou plus précisément sans objets sociaux, ce qui montre que la présence d’objets sexuellement investis (tel le conjoint) ne suffit pas, précisément dans la mesure où les appareils psychiques élaborés ont aménagé des voies et des modes de fonctionnement suffisamment différenciés, voire si différenciés qu’ils ne peuvent opérer par vicariance les uns par rapport aux autres ni permettre des déplacements d’investissement efficaces et satisfaisants. À contrario, bien des difficultés au sein des couples suite à la retraite manifestent le repli total sur le couple qui se trouve alors en charge d’enjeux qui le débordent et qu’il ne peut donc contenir, surtout dans la mesure où la dimension génitale est alors balayée par la dimension narcissique.
La recherche de nouvelles affiliations ainsi que de nouveaux cadres et de nouveaux objets socialisés d’investissement (donc désexualisés) participe à la lutte contre ce temps vide de cadres et d’objets et contre une pulsion qui semble s’étioler, se replier sur le moi, de ne plus avoir de voies de canalisation et d’objets préconstitués et ayant fait l’objet d’une élaboration sociale préalable qui lui donne une légitimité aux yeux du sujet. La retraite est donc un événement social paradoxal qui renvoie, au moins temporairement, le sujet à sa solitude de sujet en marge ou en rupture quant à ses affiliations, dans ce qu’il vit comme une désocialisation, une désinstitutionnalisation organisée, institutionnalisée ; elle participe ainsi à la mise en crise du sujet, nous l’avons dit, non seulement dans la mesure où il perd des groupes et des institutions qui confirmaient ses affiliations, qui les inscrivaient dans de la réalité et dans du symbolique (ce qui est une des dimensions des institutions de/du travail) mais aussi dans la mesure où le montage pulsionnel qui vectorise l’énergie psychique est mis à mal par la disparition d’un objet d’investissements quantitativement importants aussi bien dans le registre de l’amour que dans celui de la haine, il n’est qu’à entendre chacun parler de son travail, de son emploi et de l’institution dans laquelle il les exerce pour comprendre à quoi je fais référence. À la retraite, le travail psychique sollicité pour ne pas être (trop) mis en danger dans ce face à face avec soi-même délié d’un grand nombre de contraintes sociales telles que les figures l’emploi du temps est extrêmement important : il peut aussi bien se résoudre par la répétition (conservation des rythmes, voire des activités, hérités de la vie professionnelle) que par la pathologie (psychique et/ou somatique) ou encore la création d’un relativement nouveau rapport à soi et au monde ; l’identité, un travail interminable donc.