L’entreprise, la psychologie et le psychologue

DOI : 10.35562/canalpsy.2376

p. 4-5

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L’entreprise est un théâtre, une grande scène, composée de plusieurs niches, où se jouent des pièces et des rôles multiples, en principe convergents, mais inspirés de logiques diverses et portés par des acteurs issus de contextes ou d’écoles variés.

Chaque fonction a son discours, chaque discipline son système de valeurs, chaque personne son mode de perception. La psychologie, les psychologues et les fonctions qui les accueillent n’échappent pas à ce constat.

L’entreprise, toutefois, répond à un principe de cohérence, d’aucuns diraient une culture, nécessaire à sa cohésion et à sa pérennité. Comment la psychologie, avec ses outils, ses questions, ses valeurs, comment le psychologue, avec ses attentes et ses projets, s’intègrent-ils ou s’opposent-ils à cet univers uniformisant ?

Le mythe de la rationalité

L’entreprise c’est du concret, du palpable, du chiffrable. Qu’elle se veuille technique ou économique, la rationalité quantitative s’impose partout. Elle veut des résultats ; des mesures, des informations ; rapides, complètes, exactes.

De plus en plus rapides, de plus en plus complètes, de plus en plus précises (les moyens informatiques sont là ; la pression de la concurrence, ou… des réactions boursières, oblige).

L’entreprise se gère, se calcule, en temps réel. Elle se prévoit, se planifie, et se replanifie sans relâche, même si l’environnement économique est de plus en plus imprévisible (même si… ou surtout si…).

Ce que l’on gère ? Des ressources : matières premières, énergie, investissements et… ressources humaines. Il s’agit d’optimiser leur combinaison, pour obtenir la meilleure performance.

Ceci nécessite une préparation préalable du travail : des méthodes « scientifiques », des gammes et des temps déterminés au plus juste, avec certes, la correction (ou la rationalité complémentaire…), fournie par l’ergonomie. Le Taylorisme a de beaux restes, sous des formes « humanisées ».

Ceci conduit aussi au rapprochement permanent entre les moyens et les programmes ou les plans de charge, avec le mythe de la flexibilité de l’emploi.

Dans cette perspective, la construction de robots ou de systèmes automatisés ne correspond pas seulement à une volonté de modernisation ou d’accroissement des séries. C’est aussi l’aboutissement normal d’un cheminement intellectuel, ou du moins, d’une tentation de l’esprit technologique et/ou gestionnaire.

Tout ingénieur se voit quelque peu démiurge et rêve d’usines sans états d’âme et sans conflits, car sans ouvriers, et donc sans les aléas ou îlots d’incertitude qu’ils sont susceptibles d’introduire, dans cet océan espéré de rationalité et de prévisibilité.

La peine et la panne

Reste, dira-t-on, l’imprévu résiduel, agaçant (car sans respect pour la belle mécanique technico-économique rêvée), que constituent la panne, le grain de sable qui grippe les rouages et réintroduit le chaos…

Selon Yves Lasfargue, notre monde industriel est en train de passer de la civilisation de la peine à la civilisation de la panne. Ces deux inconvénients constitutifs n’ont pas, pour autant, le même statut. La peine (fatigue, douleur ou stress) fait l’objet d’efforts pour l’atténuer, mais est quelque peu acceptée, voire gérée comme une conséquence fatale (éventuellement monnayable). La panne figure parmi les injures majeures faites au système. Elle est l’une des cinq défaillances inadmissibles, bannies par le credo universel du management industriel moderne, d’inspiration nipponne : zéro panne, zéro défaut, zéro délai, zéro papier, zéro stock. Pour faire bonne mesure, certains y ont ajouté le « zéro accident » (cela perturbe l’organisation), voire avec Hervé Serieyx, le « zéro mépris » (car très néfaste pour la communication et motivation des personnes !).

Dans ce contexte productiviste, il ne serait sans doute pas de bon ton d’introduire un quelconque principe de « zéro peine », « zéro ennui », ou « zéro usure mentale »… qu’une vision plus humaniste de la société pourrait inspirer.

Ce portrait, durci jusqu’à frôler la caricature, peut sembler quelque peu grinçant. Au-delà des diverses démarches managériales, au sein desquelles les bons sentiments participatifs alternent avec la rigueur toute stoïque de la lean production, de l’entreprise « sans surcharge pondérale, car soumise au régime minceur et muscles » (D. Bösenberg et H. Metzen, 1994, Le lean Management), c’est bien pourtant là, l’ossature organisationnelle nécessaire pour toute entreprise qui veut survivre, dans un univers économique mondial, chaque jour plus offensif.

L’autre point de vue

Totalitaire et impersonnelle, vouée à un culte aveugle de l’efficacité, l’entreprise ainsi décrite paraît incarner une organisation sociale aux antipodes des enseignements habituels de la psychologie.

Naturellement, un tel contraste serait excessif. De fait, l’entreprise ne méconnaît ni la psychologie, ni les sciences humaines en général. Bien plus, elle y fait volontiers appel, mettant à profit, comme le reste de la société, la relative vulgarisation que ces disciplines ont connue, au cours des dernières décennies. En s’efforçant, toutefois, d’en tirer parti pour l’atteinte de ses objectifs, mais aussi, en y recourant comme à un antidote, de nature à contrebalancer la lourdeur de son discours techniciste ou utilitariste. Cette incursion peut prendre, à nos yeux, quatre formes, plus ou moins satisfaisantes :

L’homme de l’art face à la demande d’irrationnel

Décider est une tâche difficile, quand on n’a plus le cadre rassurant des indicateurs chiffrés. Ainsi, en est-il pour les décisions de recrutement. Le psychologue apparaît alors comme l’homme de l’art, au savoir plus ou moins magique. Dans le pire des cas, son avis sera comparé à celui de gourous, plus ou moins teintés de charlatanisme. L’utilisation hors de propos des analyses graphologiques, par certains cabinets de recrutement, peut s’interpréter, de façon analogue, comme un désir de s’affranchir du rationnel. La timidité, jusqu’à une époque récente, des recherches appliquées en psychologie différentielle, conduites dans notre pays, peut expliquer en partie ce phénomène spécifiquement français.

Les recettes comportementalistes

Dans le domaine du conseil ou de la formation, certaines recettes ou méthodes d’analyse comportementale, importées d’outre-Atlantique ont eu leur heure de gloire. Nous les qualifions comme recettes, en raison de leur caractère très didactique et « pragmatique ». Quelle que soit la compétence de leurs initiateurs ou introducteurs, le risque de simplification par des adeptes, séduits par des schémas « parlants » et une apparence de rationalité qui rassure, n’est pas à écarter.

L’analyse critique psycho-sociale

Appliquant les méthodes de la psychologie sociale, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à procéder, à partir de divers types d’enquêtes ou d’entretiens, à des études de leur climat social, de l’opinion interne concernant tel ou tel projet ou événement, ou, tout bonnement, des dominantes de leur culture collective.

Dans le même esprit, il peut être opportun d’écouter les groupes d’acteurs, dans le but, par exemple, de conduire des analyses ex/post, de mouvements collectifs, tels que les conflits sociaux, afin d’en dégager les significations profondes.

La contribution à la recherche du sens

Allant plus loin dans la recherche du sens, le psychologue se mue de plus en plus, en agent de changement, proposant la formulation de valeurs communes, reflétant les aspirations des personnes, au-delà des finalités économiques immédiates. Une telle approche peut également être menée dans le cadre de négociations « qualitatives » avec les organisations syndicales. Ce peut être enfin l’accompagnement, en termes d’animation-reformulation, d’un groupe ou d’un département, en phase de changement technologique ou organisationnel, afin d’aider à mieux le maîtriser, tout en développant l’autonomie des personnes et des équipes.

L’interlocuteur étrange

Ainsi sont esquissés quelques modes d’interventions ou rôles, à travers lesquels le psychologue d’entreprise reste en prise avec sa formation initiale et les projets qu’elle a pu faire naître. Naturellement, d’autres formes d’insertion professionnelle sont fréquentes, dans les diverses branches de la fonction « personnel ». Elles exigeront des apprentissages complémentaires, dans les domaines du droit et de la gestion, principalement. Par rapport à d’autres professionnels exerçant les mêmes activités, le psychologue suscitera néanmoins, souvent, d’autres attentes, manifestera d’autres étonnements, sinon d’autres exigences, justifiant qu’on lui confie des missions que l’altérité de son point de vue, sinon de son regard, lui permettront de mieux assumer.

Plus qu’un métier spécifique, le psychologue en entreprise est souvent perçu comme possédant ou devant posséder une sensibilité propre, qui en fait, pour les autres acteurs, un interlocuteur étrange, mais nécessaire à l’alchimie du corps social de l’entreprise, dont il est, pour sa part, pleinement partie prenante.

Quant à la psychologie et à son adoption progressive comme élément de culture, sinon comme mode de pensée, par les dirigeants d’entreprise, on hésite entre la satisfaction, face à cette diffusion, et la crainte d’une récupération quelque peu utilitariste.

Quoi qu’il en soit, il importe que la recherche et la réflexion universitaires sachent affirmer, plus que jamais, la spécificité et l’autonomie de l’éclairage que projette la psychologie, sur la réalité économique et sociale de l’entreprise, ce théâtre où se joue une part essentielle de l’Humaine Comédie.

References

Bibliographical reference

Gabriel Lunven, « L’entreprise, la psychologie et le psychologue », Canal Psy, 12 | 1994, 4-5.

Electronic reference

Gabriel Lunven, « L’entreprise, la psychologie et le psychologue », Canal Psy [Online], 12 | 1994, Online since 06 septembre 2021, connection on 18 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2376

Author

Gabriel Lunven

Psychologue du travail, R.V.I., président du conseil d’administration de l’Institut de psychologie

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