La transmission : un objet pour la pensée

DOI : 10.35562/canalpsy.2423

p. 10

Text

Chaque un est au moins doublement inscrit dans le socius : de par son appartenance à une lignée, quand bien même elle est inconnue, de par son appartenance et ses références à un ou plusieurs groupes. Sur chacun de ces deux axes les liens entre les sujets nécessitent et rendent possible de la transmission. En outre, pour chaque sujet, ces deux axes sont noués à la position qu’il occupe et qui tient pour partie à ce que Piera Aulagnier a conceptualisé comme contrat narcissique ; pour partie seulement car ces deux axes et les transmissions afférentes ne sont en général pas définitivement fixés, figés ; dans la psyché du sujet en colloque singulier et de ce sujet dans le groupe, le transmis et la transmission sur les deux axes se sollicitent mutuellement sur des registres qui vont du déni et du refoulement à la figuration et à la représentation.

R. Kaës situe bien les représentations et les modèles de la transmission qui se retrouvent dans l’œuvre de Freud. Il convient, à la suite de ce travail, comme de celui, plus ancien, de J. Guyotat, d’insister sur la non automaticité de la transmission : ce mot, qui renvoie actuellement aussi bien aux (télé)communications qu’à la génétique peut facilement masquer la réalité qu’il désigne : le parent transmettrait sur une, deux… générations quelque chose qui ne ferait que se répéter à l’identique. Or, la clinique l’enseigne suffisamment, ces répétitions lorsqu’elles existent effectivement ne sont jamais à l’identique dès lors que l’on dépasse la dimension phénoménologique du symptôme au profit de l’analyse de la topique, de la dynamique et de l’économie de ce symptôme et des fonctionnements psychiques qui le sous-tendent. Se creuse là l’écart entre l’histoire de la vie d’une famille telle que l’entend l’anamnèse médicale (et donc psychiatrique) et telle qu’elle se (re)construit dans l’entretien clinique : l’approche des patients souffrant de psychose maniaco-dépressive en fournit sans doute l’exemple d’autant plus explicite qu’il offre de surcroît la possibilité d’un écrasement du psychique sur le biologique et le génétique. Le raisonnement médico-psychiatrique est fortement marqué par l’épidémiologie et tend à constituer des facteurs de probabilité là où l’écoute clinique relève plutôt de ce que P. Sollers nomme joliment une « théorie des exceptions ».

Il est certes possible, voire nécessaire, d’évoquer des facteurs de risque pour les enfants compte tenu du fonctionnement psychique des parents ; c’est d’ailleurs dans le secteur de la psychopathologie infantile que les travaux sur la transmission furent et demeurent les plus nombreux. Pour autant, les praticiens de l’Aide Sociale à l’Enfance par exemple savent que chaque situation est complexe, que les enfants ne font pas que subir la transmission (ils peuvent aussi la refuser, l’appeler, la désirer, la transformer…) : comment dès lors participer à des prises de décision dans la réalité tout en évitant cette terrible répétition des parcours au point qu’ils semblent participer d’un seul et même destin ?

Ces transmissions sur le double axe du familial et du social méritent aussi de susciter des questions cliniques dans un champ balisé par les sociologues : celui des marginalisations et des exclusions. Il renvoie, sur un autre mode, à l’interrogation des modalités et des contenus de la transmission ; il relance, en référence au « pacte sur le négatif » (R. Kaës, 1989 et 1993), la question de la transmission de l’irreprésentable, du secret…

Parce qu’elles sont à l’origine de la naissance psychique du sujet, les psychistes insistent beaucoup sur les transmissions précoces et leurs avatars à l’âge adulte. Mais fondamentale (au sens strict), mais aussi riche est l’étude des transmissions tardives : il faudrait certes évoquer la transmission des biens (entre vifs ou de mort à vif) ainsi que le fit E. Toubiana car cette transmission matérielle est de près articulée à l’étayage familial, à l’investissement de l’objet parental ou grand-parental ainsi bien sûr qu’au deuil. Mais, pour finir, je préfère évoquer un champ à peine ouvert alors qu’il constitue une part non négligeable des psychothérapies de sujets âgés ou proches à la mort : l’interrogation y porte sur le désir de l’âgé de transmettre au psychologue : sans doute y a-t-il là le désir de se survivre, d’établir une continuité dans la chaîne des générations ; mais il y a certainement aussi le besoin de tenter une fois encore d’élaborer quelque chose de soi, de l’expérience des autres et de soi afin de n’en pas être détruit, de ne pas emporter ce « mauvais » dans la mort ; au contraire, tentative est encore faite de le transformer en quelque chose de bon pour l’autre : de bon car il pourra servir à l’autre, se constituer en référence pour lui, être internalisé par lui.

Bibliography

Kaës R., 1989, « Le pacte dénégatif dans les ensembles transsubjectifs », in A. Missenard : Figures et modalités du négatif, Paris, Dunod, p. 101-136.

Kaës R., 1993, « Introduction : le sujet en héritage » et « Introduction au concept de transmission psychique dans la pensée de Freud » in Transmission de la vie psychique entre génération, Paris, Dunod, p. 1-16 et p. 17-58.

References

Bibliographical reference

Jean-Marc Talpin, « La transmission : un objet pour la pensée », Canal Psy, 15 | 1994, 10.

Electronic reference

Jean-Marc Talpin, « La transmission : un objet pour la pensée », Canal Psy [Online], 15 | 1994, Online since 07 septembre 2021, connection on 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2423

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Jean-Marc Talpin

Psychologue, maître de conférences à l’Institut de Psychologie de l’Université Lumière Lyon 2

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