« Elle était revenue de bien des choses, ce qui ne l’empêchait pas d’y retourner souvent »
Parlez-moi d’humour
Parler d’humour avec sérieux ? ce n’est pas drôle ! La plupart des ouvrages sur l’humour ne sont pas véritablement enthousiasmant, voire provoquent l’ennui, car l’humour parle de lui-même, et tenter de l’expliquer frise la trahison à l’égard de son jaillissement mystérieux. Cette démarche n’est pas sans évoquer les « intervious » de cyclistes ou de boxeurs après leur exploit, lesquels n’étant pas spécialement renommés pour leur qualité littéraire doivent fournir un effort énorme pour finalement dire que c’était dur, mais qu’ils ont réussi. Pratiquer un art et parler d’un art sont deux choses différentes et on peut se demander si, au final, et comme dans la publicité pour une célèbre marque de frites, ce ne sont pas ceux qui en mangent le moins qui en parlent le plus. Bref, vouloir parler d’humour fait prendre le risque de se mettre dans la position de l’humoriste Fernand Reynaud lequel, dans un de ses nombreux numéros, fait part de ses ressentis alors qu’il vient de prendre place dans un avion. Persuadé qu’il est proche de sa fin, il tente, pour se mettre en règle avec Dieu, de réciter son acte de contrition (pour les plus jeunes qui ne connaîtraient pas, l’acte de contrition commence par « mon Dieu j’ai un très grand regret de vous avoir offensé etc., etc. »). Il est pour lui urgent de montrer son regret et de se dédouaner par rapport à d’éventuels pêchés. Fernand Reynaud commence ainsi : « mon dieu, je regrette, je regrette, je regrette…
Julien Wolga
Mon dieu ce que je regrette d’être monté dans cet avion ! » Quel identique regret que d’avoir pris le train de l’humour comme objet de réflexion car outre le fait que, comme le propose J.-J. Ritz dans ce numéro, il aurait maille à partir avec quelque activité auto-érotique, l’humour possède son auteur autant que celui-ci le possède. Comme bien d’autres activités créatives, il prend clandestinement sa source dans ce qui lui demeure inconnu. Issu des tréfonds du désespoir humain, l’humour cherche à désamorcer ce désespoir en dédramatisant l’insupportable, sorte d’ultime recours de libération quand la situation se présente comme inextricable. Bien à point, il est susceptible de guérir la douleur, de convertir la tristesse en joie et le désespoir en amusement. Il n’est donc pas si éloigné de la fameuse défense maniaque dont Winnicott fait parfois un remède tant que son usage reste modéré. Cet aspect de défense maniaque doit être examiné de près car l’humour réussi réintègre aussi une dimension de deuil. Il s’érige contre l’orgueil et conduit à l’humilité par la mise en cause du sérieux implacable. En effet, l’humoriste peut tout dire à la condition qu’il s’inclue lui-même dans la situation et dans une humanité commune avec ce qu’il fustige. Bien sûr, l’humour n’est parfois pas exempt d’une certaine ironie, mais c’est justement cette proportion variable d’ironie qui signera l’humour réussi, et aura pour effet que l’interlocuteur se sentira soit blessé et désillusionné, soit joyeux et vainqueur sous l’effet de la libération de ses angoisses sous-jacentes.
Rire d’une situation, c’est la transformer en spectacle
Par l’intermédiaire des identifications, la psyché individuelle est le lieu où le théâtre interne dans lequel prend place une pluralité de personnes psychiques. Cette groupalité psychique, ce théâtre interne trouve dans la réalité externe de quoi se nourrir et alimenter quotidiennement les variantes de son scénario. Nos différents lieux de travail, par exemple, nous offrent à longueur d’année des mises en scènes de rivalités, conflits, passions momentanées ou durables, sorte de psychodrames en décor naturel dans lesquels nous prenons ou ne prenons pas place concrètement, mais dont nous profitons toujours. Dans ce champ du spectacle offert, l’humoriste joue un rôle important car il peut permettre de transformer les sensations de déplaisir, d’isolement, d’exclusion, en plaisir collectif à se débarrasser de l’angoisse : l’invitation se fait sur une scène où la communauté en présence se dédouanerait de la gravité qui la « plombe » et la ramène à la finitude de la vie. Alors, magiquement, l’humour nous permet un triomphe momentané, un instant suspendu de consolation dû aux retrouvailles avec la toute-puissance de la pensée. Irruptions d’agencements linguistiques et symboliques, permutations de mots, consonances diverses vont produire de nouvelles voies de sens, une autre façon de voir les choses alors sources d’étonnement, de rire, de complicité dans le déraisonnement. La décharge quantitative qui en découle permet de redonner de justes proportions à ce qui mettait dans l’impasse et la douleur. Dans une perspective hygiéniste, et du fait de ses bienfaits multiples pour la santé, l’humour devrait être érigé en mode de lutte contre l’accumulation d’angoisse et de stress, et bénéficier en conséquence d’un financement qui permettrait de faire un grand pas au bord du gouffre de la sécurité sociale !
L’humour : un flirt avec la surprise et l’agressivité
Faire rire donne du pouvoir : tous ceux qui s’y adonnent le savent bien. Ils savent également qu’il convient de ne pas dépasser les bornes. Si l’humour permet de dire beaucoup de choses interdites par les règles, les convenances et l’ordre établi, c’est parce qu’il se propose de rendre la vérité tolérable. L’effet de surprise apporté par le trait d’humour doit donner de l’oxygène et apporter une prime de plaisir, y compris, à celui qui en est la cible centrale. Citons ce mari retrouvant son cercle d’amis pour leur faire savoir qu’ils sont tous cocus. En effet dit-il, « je viens ce soir de coucher avec ma femme ». La prime de plaisir est engendrée par de nouveaux agencements symboliques qui renforcent, pour s’en moquer, les traits potentiellement blessants de la situation : n’est pas cocu qui croit et le cercle d’amis, momentanément divisé par la tromperie, retrouve, ô surprise, son lien d’appartenance à une communauté de cocus soudée contre la femme adultère ! Prenons aussi les propos de Damiens, arrêté pour avoir tenté d’assassiner Louis XV et que cite Jean Forest (2005). En place de Grève, le bourreau lui détaille les étapes de son châtiment : il sera flagellé, bastonné, roué, écorché, écartelé et finalement brûlé. Selon la petite histoire, Damiens aurait soi-disant déclaré : « la journée sera rude » ! Victoire sur l’horreur et la mort, refus de céder à la plainte, mais aussi non reconnaissance et minorisation agressive du châtiment infligé ; le condamné à mort souligne avec force qu’il n’a « même pas mal » que sa pensée, ce qu’il a de plus précieux dans ce moment critique, triomphe et témoigne de sa capacité à dire et à vivre jusqu’au dernier moment. C’est ce même mouvement de triomphe sur la mort qui fait dire à l’égard des humoristes qu’on regrettera beaucoup leur absence lors de leur enterrement !
Redites-moi des choses drôles…
Freud (1905) distingue humour et comique car l’humour est selon lui la variété de comique la plus aisée : il s’accomplit à l’intérieur d’une même personne qui en jouit et peut décider de le partager. Celui qui produit un trait d’esprit le fera aux dépens d’un autre, alors que celui qui pratique l’humour repère en lui un trait comique, se l’énonce à lui-même et propose ou non à plusieurs autres de le partager pour en rire avec lui. J. Forest (2005) nous invite à penser que certains mots d’esprit s’appuient sur des mécanismes de clivage et de projection schizo-paranoïdes excluant un ou plusieurs destinataires pour faire alliance avec d’autres. L’humour vrai ou réussi serait reconnaissable au mouvement d’empathie et d’identification qu’il manifeste entre soi et les autres et à la possibilité que toute la communauté présente en bénéficie. C’est pourquoi, l’auteur en vient à considérer l’humour comme une instance « d’auto-observation lucide, astucieuse et bienveillante » plutôt située du côté d’une position dépressive.
Au-delà de cette limite : le port du cerveau est obligatoire
Celui qui pratique l’humour est-il heureux ? Faire rire est exténuant si cette activité que l’on peut classer, pourquoi pas, dans les démarches artistiques répond à une commande. Il n’y a pas d’humour heureux. Premièrement parce que l’humoriste est souvent enfermé par les autres dans son rôle et identifié au « clown de service ». C’est sans doute pour cette raison que tant d’humoristes professionnels réclament de pouvoir jouer des rôles dramatiques. Ils revendiquent d’être pris au sérieux, eux qui, bien que rendant, nous l’avons souligné, de nombreux services à la gestion du stress, voient leur activité, sans doute sous l’effet du retournement de mouvements d’envie, disqualifiée en pure rigolade. Deuxièmement, il est clair que les humoristes vieillissent mal en général. Car nombreux sont les professionnels médiatiques de l’humour qui, soit pendant leur carrière, soit après, viennent s’inscrire dans le social sous forme d’actions humanitaires très sérieuses comme s’ils avaient peur de ne pas avoir été compris. Sorte de prix payé à la réparation de leur entreprise de désacralisation, cette activité humanitaire souligne la nécessité pour l’humoriste d’être entendu et de s’entendre lui-même au-delà ou en deçà de ce qu’il profère. Pratiquer l’humour suppose chez soi et dans l’auditoire la présence d’un « logiciel de deuxième voire de troisième degré », afin de n’être pas pris à la lettre. Effectivement, on peut vraiment rire de tout, mais pas avec n’importe qui. Les couleurs de l’humour sélectionnent, comme sur un nuancier, ce qui sera objet de jouissance pour tel ou tel groupe, renforçant des affinités, soulignant des identités, traitant et retraitant sans relâche par le surlignement qu’il effectue, les points de conflictualité ou de fragilité de telle ou telle communauté.
Julien Wolga
Les mécanismes identifiants de l’humour
Il y a donc un humour de groupe, de corporation, de couleur, de région et de religion. Dans ces humours communautaires, il est possible de reconnaître en les grossissant, en les exagérant, les particularités des vécus ou des « caractères » reconnus comme propres à l’ensemble d’appartenance et d’en renforcer l’appropriation narcissique. Les blagues sur le sur-protectionnisme envahissant des mères juives en témoignent à la fois dans la dénonciation amusée et dans la fierté sous-jacente que la surenchère de témoignages finit par faire naître. Trois mères juives parlent de leurs fils : deux se vantent à qui mieux mieux de leurs réussites professionnelles et la troisième, la plus fière, déclare à ses amies que son fils à elle, va voir une personne trois fois par semaine rien que pour parler d’elle !
Ces blagues communautaires sont colportées par les intéressés eux-mêmes, à l’image des blagues sur les handicapés que ceux-ci racontent volontiers à des oreilles complices et bienveillantes. L’humour travaille à proposer de nouvelles voies d’exploration, d’élaboration, qui seraient insaisissables ou trop laborieuses sans cela, tout en contribuant aux processus de la transmission. Établi en constructions collectives, il participe au travail et à l’édification des composantes narcissiques par le fait qu’il prend les devants à l’égard des critiques virtuelles en provenance d’autres groupements. Il traite donc de la conflictualité interne à la communauté et aussi de la conflictualité en provenance de l’étranger ou du naïf. Un dernier exemple afin de souligner le caractère narcissiquement identifiant et protecteur de l’humour pourrait être cette histoire drôle que la mémoire collective fait remonter à J. Piaget, via René Kaës, via Paul Fustier et quelques autres. Dieu se dit un jour que ce serait formidable de faire une œuvre de perfection. Après de longs moments de réflexion, il a enfin trouvé et crée, ô merveille, « le professeur d’université » ! Comme on doit s’y attendre, le Diable est furieux et jaloux. Il ne veut pas être en reste, mais est bien obligé tout d’abord de s’avouer vaincu devant une telle perfection. Cependant, le premier moment d’abattement passé, il reprend des forces et lui vient une véritable idée de génie : il invente… « le collègue » !