95 pages, le format d'une longue nouvelle, c'est ce qu'il aura fallu à Doris Lessing, Nobel de littérature 2007 mais connue depuis longtemps pour sa liberté de ton et de pensée, pour écrire un texte à la fois iconoclaste, dérangeant et profond
Soit deux amies de jeunesse, Roz et Lil, arrivées à l'âge mûr. Leur amitié est assez puissante pour avoir fait démissionner le mari de l'une tandis que celui de l'autre, volage apparemment au plus grand soulagement de son épouse, meurt brutalement dans un accident. Ces deux femmes, belles, séduisantes, avaient commencé par ce que l'on appelle de « beaux mariages ». Elles ont eu chacune un fils, les élevèrent comme des frères. Soit donc deux femmes seules, ne répondant pas aux sollicitations des hommes par elles attirées, habitant deux maisons en vis-à-vis, ayant des fils alors grands adolescents du même âge. Soit l’un, Ian, fils de Lil, dont le père meurt : il va mal. Que croyez-vous qu’il arrivât ? Ce qui devait arriver, comme on dit.
On peut lire Les grands-mères comme un plaidoyer pour la liberté sexuelle. Ce serait occulter la dimension plus profonde de ce livre. Car s’il y a une sorte d’âge d’or durant lequel les couples se croisent, la mère de l’un ayant le fils de l’autre comme amant le fils de l’une ayant la mère de l’autre comme amante, cet âge d’or ne peut pas durer ; d’une part car sa dimension incestuelle devient difficile à vivre pour chacun, d’autre part car ces mères (grands-mères, c’est un autre ressort, que je tairai ici) se voient vieillir. Chacun devra faire son chemin vers la séparation, une séparation des deux couples à la fois, comme ils s’étaient formés ensemble, ce qui pourrait appeler une lecture savante en termes de pacte dénégatif. Mais ce serait perdre la force de ce livre, habilement construit et se tenant à distance de la morale mais pas des impératifs psychiques de différenciation, de séparation, avec ce qu’elles impliquent de souffrance : souffrance inaugurale qui se boucle à la fin du livre.