Canal psy : Mme Durif-Bruckert, pouvez-vous nous présenter en quelques mots l’objet de votre recherche qui est à l’origine de cette publication extrêmement riche ?
Christine Durif-Bruckert : La réflexion de ce livre s’enracine dans mes tout premiers intérêts pour les savoirs profanes. Dans le cadre d’un doctorat en Anthropologie, j’ai invité des personnes de toutes origines sociales, en milieu urbain, à expliquer comment ils se représentent leur anatomie et leur physiologie.
Le réseau dense de métaphores et de théories inventives, que j’ai autant que possible mises en ordre, a globalement dessiné, au-delà de la disparité des versions singulières, un système de représentations homogènes qui s’enracine dans des préoccupations et des questionnements immédiatement issus du matériau corporel, c’est-à-dire de la structure et des expériences de l’organique : la mise en forme des réseaux de conduits sanguins ou nerveux, l’agencement des circuits intérieur/extérieurs, ainsi que l’évaluation des liquides en référence à tout un répertoire de qualificatifs profanes concernant les volumes et les textures. L’arrangement spatio-temporel est tout particulièrement privilégié dans la représentation de l’intérieur du corps. La topographie des lieux, les liens et connexions qui en garantissent l’unité, en même temps que les différentes formes de mobilité qui permettent d’habiter le corps, sont verbalisés avec une grande minutie. Tous les organes ont un rôle à jouer. Ils sont les acteurs permanents des événements intérieurs. Lorsque les rôles sont ainsi distribués, le corps interne devient l’immense scène où se déploient les réalisations intimes qui accompagnent les mouvements intérieurs, affrontent ce qui constamment s’échappe vers la démesure, ce qui s’impose ou se dérobe, se lie ou se rompt.
Les figurations qui s’en dégagent façonnent la substance privée et l’épaisseur culturelle d’une intériorité qui est le soubassement de la constitution de soi, les fonctions digestives occupant bien sûr au sein de celles-ci une place toute particulière, puisqu’elles concernent toute une série d’actes fondamentaux : l’ingestion, l’assimilation et l’expulsion. Elles occupent alors un rôle central dans les constructions des résonances chair/désir et la dialectique de l’ouverture/fermeture. Les itinéraires du passage et de la traversée de l’aliment dans le corps, au gré des tracés symboliques qu’ils réactualisent et des figures qu’ils engendrent, représentent un véritable axe anthropologique de structuration (et de possible désintégration) de l’image du corps.
C’est précisément à partir de cette première étude, et des expériences primordiales qui en émergent, que j’ai vraiment saisi l’importance et la complexité de la nourriture et du « nourrir ». J’ai souhaité en poursuivre la compréhension à partir d’une même méthodologie qualitative (entretiens semi-directifs), auprès de jeunes femmes anorexiques, hospitalisées, pour la plupart d’entre elles, en milieu psychiatrique.
Ce matériau comparatif a été fort précieux pour la compréhension des dangers et obstacles associés à l’événement digestif. Plus encore, il a guidé mes analyses sur les mécanismes de la défaillance de la perception corporelle et de la représentation, tels qu’ils s’observent dans les troubles du comportement alimentaire, plus spécifiquement l’anorexie.
Canal psy : Voulez-vous nous dire comment ces questions et vos recherches sur le sujet ont ainsi évolué et se sont construites et articulées au fil de ces années ?
Christine Durif-Bruckert : J’ai pu repérer au travers de ces deux études comparatives, et en référence à d’autres recherches (plus précisément sur la symbolique du foie, sur la conception des aliments, les figures du corps gros), les voies d’un questionnement épistémologique central, sous-tendu par des enjeux anthropologiques et politiques essentiels. J’ai également pu au fil de ces études successives identifier et expérimenter quelques outils pertinents susceptibles de faire évoluer mon analyse.
Plus précisément, l’analyse des théories profanes a généré un dispositif conceptuel de compréhension de l’intériorité, et de la corporéité au travers de la notion de représentations sociales. Cette dernière notion est précieuse dans le sens où elle touche à des aspects nodaux de la réalité psychologique et sociale comme l’ont largement développé les travaux de D. Jodelet. Elle s’avère ainsi précieuse pour comprendre à la jonction du biologique et du culturel, les formes de confrontations et d’articulations, entre privé et collectif, croyance et rationalité. Dans le savoir profane, le corps s’affirme comme la racine de la vie psychique, le lieu d’engendrement du fantasme et la source, (tout autant que la butée) de toutes représentations. Et ce point est essentiel : le corps est corporéité, c’est-à-dire matrice première et ultime de l’existence même. Il est à la fois, comme l’a formulé Bourdieu, l’opérateur qui enracine et celui qui tout en même temps fait agir et penser. L’ensemble des vécus, des sensations et des parcours intimes du corps, est dépendant de la pluralité des interprétations selon lesquelles il est construit, et identifiable dans une langue sociale. Cela est encore plus vrai en ce qui concerne le corps nourri dans le sens où il est fondamentalement incorporé dans une culture par le circuit digestif qui en incorpore les signifiants, les valeurs et bien sûr les normes.
Si je me suis bien fait comprendre la notion d’intériorité à laquelle je me réfère essentiellement dans cet ouvrage n’est pas réductible à celle de dedans, ou d’intérieur. Mais elle avance l’idée que le charnel, en tant qu’ensemble de manifestations physiologiques, est un espace d’articulation de la subjectivité et du monde sensible au social. La chair est littéralement poinçonnée par les normes sociales, à commencer par celles du normal ou du pathologique qui s’imposent jusque dans ses territoires les plus intimes, au cœur des sentiments de satiété, de réplétion. L’intimité est bel et bien soudée au social, livrée à lui, là où on la croirait naturelle, autonome, étanche même.
Nous sommes confrontés là à un ensemble de procédures qui régissent fondamentalement les transactions individu/société. J’ai tenté d’en analyser quelques-unes, entre autres à partir de ces questionnements : comment le corps ainsi abordé sur le registre de la corporéité, et dans l’axe de la représentation, est-il médiateur entre la chair singulière et le projet social, mais encore transitionnalité entre l’organe et son double incorporel, entre la psyché inconsciente et l’individu fabriqué par les projets et institutions sociales ? L’approche est moins facile qu’il n’y paraisse et il y a encore beaucoup à faire sur cette voie au niveau théorique.
Julien Wolga
Canal Psy : Vous évoquez la circulation entre l’extérieur et l’intérieur du corps que suppose le fait de s’alimenter, ainsi que les angoisses que ce mouvement génère. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Christine Durif-Bruckert : La tension que mobilise l’acte de l’ingestion permet de mesurer combien l’aliment est fondamentalement perçu comme ce qui pénètre le corps, s’y transforme et le constitue.
Situation douloureuse, déstabilisante, menaçante, qui livre l’intériorité à des remaniements successifs que le mangeur traite en permanence. Les élaborations qui rendent compte de la surveillance des entrées et des sorties, des lieux de passage, de la gestion des équivalences et des remises à niveaux entre ce qui rentre et ce qui sort en témoignent. L’ensemble de ces figures digestives et les modalités de participation de l’estomac et du foie m’a amenée à considérer le phénomène nutritif comme le support biologique d’une double expérience critique : il est expérience spatio-temporelle primordiale, l’axe oral/anal assurant, en une armature symbolisante, la verticalité du corps, indissociable de celle de l’ouverture au travers de laquelle se négocie et se réajuste le maintien à la fois de l’unité organique et des frontières corporelles. Il s’agit là d’une expérience vitale, mais aussi d’une confrontation à la dépendance, à la limite, et de façon vive encore, à la perte. Autant dire que le mangeur y est mis à l’épreuve de l’altérité (et de l’impossible fusion cannibalique). D’emblée, l’aliment est reçu, traité, c’est-à-dire découpé, réduit, non pas dans une visée d’anéantissement, mais d’appropriation, la phase de l’évacuation étant considérée comme une opération constitutive de ce processus d’assimilation (ce point ressort vivement dans les représentations du traitement, par le foie, des résidus et déchets).
Ces deux axes indissociables qui assurent la verticalité du corps, et son ancrage dans un contexte donné, soutiennent le principe de l’incorporation que l’on peut définir en se référant à Bachelard comme une « physiologie de l’intériorisation » et même « une prise de possession du réel d’une évidence sans pareille ». L’incorporation magique établissant une similitude aliment corps (en référence au célèbre mythe de la consubstantialité : on devient ce que l’on mange) qui assure un lien affectif fort à l’aliment et attribue un grand pouvoir de contagion ou de bénéfice à la nourriture (cf. les travaux de Frazer et Tylor à ce sujet).
Cette prise de possession renouvelle des questionnements essentiels qui concernent la fabrication de la substance corporelle et de ses signifiants identitaires : que vaut cet aliment, est-ce qu’il est bon, en quoi est-il bon pour moi (selon les critères concurrents du plaisir et de la santé) ? Que va-t-il m’arriver si je le prends ? Et jusqu’à quel point va-t-il devenir ma chair, et, plus encore, sera-t-il corporéisé ? On s’en doute, les risques de l’ouverture, identifiés dans les entretiens, sont élevés et producteurs de croyances largement activées par les « alertes » alimentaires. On retrouve sous des versions différentes, et cela dans toute la littérature ethnologique, les risques d’empiètement, d’effraction, ou d’endommagement des territoires du privé, qui se traduisent au travers de la construction de « l’indésirable », de la « chose mauvaise » (aliment de l’excès, salissant ou impur, poison ou toxique), étrangère, méconnaissable (par laquelle on n’envisagerait pas de se laisser transformer). L’aventure digestive est inévitablement marquée par des attirances, des attentes franchement réussies, mais aussi des désenchantements douloureux, en référence à toute une fantasmatique de la plénitude et de la frustration, de l’attraction et de la répulsion, de la limitation et de la démesure. Alors, inévitablement, les aliments représentés à la jonction de leurs valeurs nutritionnelles, affectives et sociales (pas toujours concordantes entre elles), sont des substances ambivalentes, accablées de mérite, ou au contraire désignées comme étant irrémédiablement offensantes pour l’organisme. Il faut savoir traiter, voire même ruser avec eux, en repérer et en extraire les pièges, et en utiliser les bénéfices, pour que leurs destins et effets dans l’organisme respectent sans trop d’écart la ligne de ce qui forme l’évènement central de la digestion : la transformation de l’aliment en nourriture pour soi et le rapport assimilation/expulsion.
Il devient alors pertinent de prendre en compte, au regard de ces jeux d’ambivalence ordinaires, les processus de radicalisation des rejets et des dénonciations alimentaires qui signifient à la fois l’échec de la constitution d’un objet interne et de toute fondation et mise en forme de la chair.
Canal Psy : Vous soulignez la force du pulsionnel présent dans l’acte de manger, et les rites qui l’entourent. Quelle est leur fonction ?
Christine Durif-Bruckert : Si l’on s’interroge sur les dimensions fantasmatiques originaires de l’oralité, et si l’on prend en compte le statut hautement paradoxal (intime/ouvert) et ambivalent des mouvements digestifs, tel que l’on vient de le voir, on comprend mieux pourquoi le corps nourri inspire tant de rituels, alimentaires et culinaires, de prescriptions et proscriptions. Mais encore, on comprend mieux comment il est également fort aisé de les prendre à partie et même de les manipuler dans l’objectif d’une structuration de la pensée idéologique propre à éliminer le doute et l’ambivalence comme le formule Kaës dont le travail sur cette question est central.
Considérons pour étayer davantage ce propos, les pratiques de privation et d’élimination. Observables dans toutes les sociétés, les pratiques de jeûne, rythmées par le temps social, ont des fonctions symboliques essentielles de « respiration du corps » : elles ont communément pour fonction de réguler la démesure et de nettoyer (décontaminer) le corps des différents déchets et souillures produits par les échanges internes/externes, et ainsi de maintenir sa disponibilité. Or, dans nos sociétés modernes, et sous la pression des discours diététiques, ces pratiques prennent la forme d’une expiation solitaire interminable, et toujours inefficace, à rythmer le corps entre le plein et le vide, la présence et l’absence. De nombreuses personnes que nous avons interviewées, des femmes principalement, ont expliqué, en faisant référence aux pratiques de jeûnes et de purges diverses qu’elles s’imposent régulièrement dans l’objectif de rejoindre le modèle, le sentiment de ne jamais être en règle avec la vacuité, et de se sentir toujours encombrées par la présence d’un objet en trop. Non pas cet objet auquel il convient de renoncer pour être nourri, mais précisément celui qui se pose irrémédiablement comme obstacle aux aspirations les plus archaïques de faire disparaître le corps en tant que matière lourde et résistante, matière d’ancrage de la tension, lieu d’incarnation des limites. D’autant plus lorsqu’il est dissocié, non régulé, déserté par les symboles.
Nos sociétés sont cruellement marquées par l’appauvrissement de l’aliment, symbole au sein d’un ensemble de processus de dévitalisation de sa substance (les aliments légers, aériens, conditionnés…). Cette déperdition symbolique est certainement renforcée par l’abondance et le caractère paradoxal des discours sur ce qu’il convient de manger, toujours renouvelés en référence à la logique marchande. De même, la déstructuration des repas, créatrice de grignotages solitaires autant qu’inefficace à nourrir, révèle de façon vive l’exacerbation des sensations corporelles et la fermeture du corps. Or, l’aliment qui est bon à ingérer est précisément celui que l’on choisit avec confiance, celui qui justement est « bon à penser », selon la célèbre formule de Lévi-Strauss, parce qu’inévitablement fidèle aux saveurs de la mémoire, et aux langages des valeurs partagées, qui en retour, lui donnent substance et identité.
Plus fondamentalement, on touche là à un problème anthropologique majeur : celui de l’obsession purificatrice et du sentiment de souillure, symptômes centraux de l’anorexique, et qui s’actualisent dans ce que je repère plus largement comme le processus anorexique contemporain. Délié des rituels de protection et de régulation, le fantasme de pureté, fantasme de retour aux origines et à l’indifférenciation, est potentiellement excitable. Ce que l’on fait dire à la science (entre autres la construction de l’imaginaire du gras), qui est relayé par les images et mises en scènes de la mode, est une manipulation préoccupante de ce vécu primordial. La prise en compte de ce processus dit combien le désir oral est livré à la pulsion, et combien en retour le corps peut y être alourdi de sa propre sauvagerie, celle de l’impossible rencontre (de l’impossible séparation) et de la confusion vie/mort (devoir mourir pour vivre, jusqu’à dénaturer et l’une et l’autre).
Canal Psy : Qu’évoquez-vous en soulignant la lutte phobique associée à l’alimentation dans nos sociétés contemporaines ?
Christine Durif-Bruckert : J’y ai partiellement répondu. Je peux rajouter que ces mouvements de défaillance suscitent différentes formes de ruptures sociales. La légitimation d’une emprise sur les corps étant l’une des expressions les plus inquiétantes de ce contexte de déliaison. Plus exactement, il semblerait que l’ordre diététique établi sur ce schéma d’équivalence « santé/beauté/performance », est une voie privilégiée, et très discriminante, de la mise en place d’un contrôle social des corps privés. Cela ouvre la voie pour imposer, sous des formes subtilement masquées, le message de dégraissage du corps, qui fonctionne comme encouragement à sa désubstantialisation, disons même sa négation. Il s’agit à mon sens de l’une des violences les plus spectaculaires faites au corps. Violence d’autant plus crédible qu’elle emprunte le langage de la santé et de la responsabilité. D’autant plus acceptée (le propre de l’emprise) qu’elle active et tient en haleine ce rêve humain qui a la vie dure, qui est tenace, le corps vide, indemne de toutes opérations digestives : corps angéliforme, corps de rêve.
Ces quelques réflexions nous permettent d’entrevoir combien les phénomènes d’incitations à la « réduction de la graisse », et de flottement des repères alimentaires, peuvent être considérés comme étant décisifs dans le conflit actuel que vivent un grand nombre de personnes vis-à-vis de leur corps, dont une majorité de femmes jeunes. Les symptômes les plus préoccupants étant sans doute ceux de la méconnaissance de soi et du dégoût du corps (dans un embrouillement impressionnant de la conscience de son intériorité) ainsi que la vacuité de sa représentation.
D’un tel point de vue, l’extrême préoccupation moderne du poids et de l’alimentaire est sans aucun doute à voir comme un défaut d’investissement du corps, plus encore comme une remise en cause de ses paramètres constitutifs les plus élémentaires, dont les polarités haut/bas, dehors/dedans, qui forment le socle de tout sentiment de soi.
De ces différents points de vue, ne peut-on pas dire que l’attitude anorexique tend à s’imposer comme une expérience banalisée, tant elle incarne le rêve fou de la modernité. Le sujet anorexique sait en trouver et en indiquer le chemin. De sa place émaciée, il valide les contours d’un corps malléable, qui se laisse transformer et dompter. Il valide et incarne par là même une nouvelle grille de normalité, dont les scores sont revus à la hausse d’exigences. Pour cela ce sujet fascine, tout au moins ne laisse personne indifférent. Le pourrait-il alors qu’il domine à ce point l’image du corps et le statut de la mort ? De ce point de vue, l’anorexie est à envisager comme symptôme du tissu social dont elle témoigne au plus vif de la corporéité et de la socialité. C’est ce que j’ai tenté de faire ressortir dans cet ouvrage.