Canal Psy : Madame Dupré La Tour, depuis le début de votre exercice comme thérapeute de couple, et antérieurement comme conseillère conjugale, relevez-vous une évolution de la demande des couples qui viennent vous consulter ?
Monique Dupré La Tour : En me posant cette question vous me demandez de revenir sur une longue histoire, car j’ai commencé à exercer comme conseillère conjugale dans les années 1970. À l’époque nous étions d’ailleurs principalement formés à recevoir des personnes seules – souvent des femmes – venant consulter à partir de leurs difficultés et souffrances conjugales. Dans le livre collectif Les mots du couple, dirigé par Jean Lemaire, j’ai décrit la spécificité de ce type de consultation et de thérapie permettant à un certain type de personnalité d’approcher un thérapeute en mettant le tiers conjoint ou le tiers couple entre eux.
Puis, peu à peu, sous la pression des conjoints venant consulter ensemble, une recherche méthodologique et clinique s’est construite pour répondre à la demande de ces couples.
La consultation conjugale, dont les premières ébauches datent des années 30, s’est développée depuis les années 60, période de transformation de la société, ainsi que du statut de la femme, où des nouvelles lois sur la famille ont été votées et ont par là même ouvert et rendu possible la parole sur les souffrances conjugales.
Dans les années 70 c’étaient principalement des couples mariés qui venaient consulter. Mais la plupart des couples n’étaient-ils pas mariés à cette période-là ? Aujourd’hui, mariés ou non, les couples consultent. Il est cependant nécessaire de noter que le mariage introduit une dimension autre dans la structuration du couple, selon les représentations que les conjoints s’en font. Dimension à laquelle le clinicien se doit d’être à l’écoute, comme élément du couple, avec ses significations dans le temps et l’espace de celui-ci. L’engagement dans le couple et celui dans le mariage ne sont pas du même ordre. Le mariage, par sa reconnaissance comme cellule d’une société civile ou religieuse, renforce l’enveloppe du couple, ce qui peut servir d’étayage pour certains conjoints, en assurant leur identité, mais peut être vécu comme risque de fragilisation par d’autres, car véhiculant des représentations contraignantes et paralysantes.
La consultation conjugale est devenue peu à peu un fait de société, le conjoint qui sollicite ou est à l’origine de la demande de rendez-vous est désormais aussi souvent l’homme que la femme.
L’attente de bonheur de notre société, le rapport à l’immédiateté, l’infiltration des valeurs de la société de consommation dans les relations affectives, ont fragilisé le couple. Les conjoints n’acceptent plus de souffrir de leur couple et dans leur couple, mais l’attente idéalisée de ce que celui-ci peut procurer entrave leur capacité à l’utiliser au mieux de leur équilibre.
La parole plus libre permet de dire aux travers des crises et difficultés conjugales de quoi est fait le couple, comment il structure la sexualité, remplit une fonction organisatrice de celle-ci et une fonction organisatrice et défensive pour chacun des conjoints.
Écouter le couple, c’est écouter ce qui, de l’histoire et de la préhistoire de chacun des conjoints, de leur psychisme, vient s’y déposer, c’est écouter comment chacun de nous l’utilise pour organiser ses parties les plus archaïques.
C. P. : Qu’est-ce qui vous a conduit à entreprendre un travail de thèse sur les liens de couple ?
M. D. La T. : J’ai entrepris ce travail au moment de mon premier passage à la retraite, c’est-à-dire quand j’ai arrêté le travail salarié tout en continuant mon activité de thérapeute individuel et de couple en cabinet.
J’avais participé à toute l’évolution de la consultation conjugale jusqu’à la thérapie de couple, ce qui m’avait amenée à entrer dans un processus de formation sans fin pour répondre à la demande des couples. J’ai tout d’abord inscrit ma formation première au « conseil conjugal » dans celle de psychologue et entrepris une psychanalyse. Ma formation au « conseil conjugal » comprenait une compréhension analytique du couple, une écoute rogérienne et une formation personnelle groupale, cependant les concepts groupaux me manquaient, alors que je commençais à recevoir certains couples dans la durée. Je me suis alors tournée vers la formation aux « thérapies familiales psychanalytiques », et j’ai trouvé là des références me permettant de comprendre ce que je mettais en place petit à petit dans ma pratique. J’ai ainsi participé aux recherches portant sur la « thérapie analytique de couple », avec des collègues ayant eux aussi un parcours atypique, afin de penser la formation de thérapeutes analytiques de couple.
Ma clinique s’approfondissant, j’ai été sollicitée pour des supervisions par de jeunes collègues ayant profité de cette formation. C’est principalement dans cette fonction de superviseur que la nécessité m’est apparue de mettre en mots et de transmettre ce qui était au travail entre nous depuis de nombreuses années déjà.
Si la fonction de l’écriture avait toujours pour moi été une nécessité, celle de pouvoir rencontrer hors de moi ce qui pouvait s’élaborer en moi afin de mieux le mettre en critique, j’ai eu le besoin d’un nouveau support extérieur afin de poursuivre ma réflexion. C’est ainsi que le projet d’un DEA, puis d’une thèse, prit jour.
Il me semblait aussi important de porter sur une autre scène ce travail avec les couples qui allait en s’amplifiant dans notre société. La nécessité de plusieurs filiations et de plusieurs scènes de référence a toujours été un enjeu pour étayer ma clinique, à l’image de l’objet « couple » centre de mes réflexions.
C. P. : Comment définiriez-vous la fonction du thérapeute de couple ?
M. D. La T. : « Écouter le couple » consiste à écouter les processus qui se sont mis en place entre les conjoints à partir de la rencontre qui, elle-même, cristallise des éléments de leurs histoires, processus qui se sont complexifiés au fil du temps. Ce qui a fait attrait dans un temps devient objet de reproches dans un autre temps, il s’agit souvent d’une problématique commune, leur couple dans un premier temps avait eu pour fonction de l’organiser et de s’en défendre. Quand dans un temps de vie l’un des conjoints évolue, tout l’équilibre peut s’en trouver fragilisé. C’est alors que les conjoints peuvent commencer à se reprocher ce pour quoi ils se sont choisis. Et c’est un travail intéressant que de pouvoir revenir avec eux à l’origine de leur couple, de leur rencontre, à ses modalités, pour éclairer les difficultés actuelles et saisir comment elles sont inscrites dans ce choix.
C. P. : Peut-on alors penser le lien de couple comme une tentative de chacun des partenaires pour élaborer ce qui est resté en souffrance pour eux dans le lien ?
M. D. La T. : Absolument, c’est pour cela que j’ai dû employer dans mon texte un mot que j’ai emprunté à d’autres : le couple « matrice de symbolisation ». Les conjoints mettent ensemble des problématiques archaïques dans l’espoir de s’en protéger, ou de les transformer, la crise de couple est le retour de ces problématiques sur le devant de la scène, le dépassement de celle-ci passe par une élaboration que certains couples font seuls et d’autres dans le cadre d’une thérapie. Sans cette élaboration les conjoints entrent dans la répétitivité. Répétitivité de la crise ou de couples présentant les mêmes difficultés.
La demande de couple en consultation est une demande qui peut sembler paradoxale, elle porte sur les liens narcissiques, fusionnels et elle demande l’introduction d’un tiers. Le couple n’aura de cesse à la fois de demander à changer et de résister à ce changement. Le thérapeute est à la fois sollicité et mis en difficulté de penser, d’exister avec les conjoints. Le premier travail du thérapeute est de repérer cette annulation et de pouvoir exister face et avec le couple. La triangulation est ici en jeu.
C. P. : Comment abordez-vous le symptôme que le couple met en avant en venant vous consulter ?
M. D. La T. : Le symptôme est pour moi une création du couple, il fait partie des processus que le couple met en place pour vivre et survivre. Il n’appartient pas à l’un, comme l’autre aimerait le faire croire, en le désignant comme malade ou coupable, mais au couple. Il a une fonction entre les conjoints, et une fonction par rapport au thérapeute. Il fait partie de l’organisation du couple. Ainsi une liaison de l’un des conjoints peut venir signifier le lieu de souffrance dans cette organisation, le lieu de fixation de la sexualité avec la recherche d’un dépassement. Elle peut répéter ce qui a fait séduction à l’origine de la rencontre pour chacun des conjoints, prendre quelqu’un à quelqu’un d’autre, être choisi dans la rivalité, etc. Elle renseigne alors sur les processus à l’œuvre dans le couple.
Aussi, en tant que thérapeute, il nous faut donc bien penser que ce que nous avons devant nous c’est une organisation psychique que les conjoints ont construite, et qui les dépasse l’un et l’autre. Je me demande d’ailleurs souvent en recevant les couples : « à quoi se servent-ils l’un à l’autre ? ». Et, lorsque l’un se plaint de l’autre, je me dis qu’ils sont là ensemble pour quelque chose, que tous les symptômes qu’ils apportent font partie d’une organisation psychique qu’ils ont mise en place pour se défendre chacun d’eux individuellement. Et c’est cette conviction, que le lien leur est utile à chacun, qui permet avec eux de sortir de la problématique du mauvais et du bon, du coupable et de la victime, pour rester dans la position d’écoute du lien.
Dans les symptômes – car il y a plusieurs niveaux de symptômes – viennent s’exprimer les souffrances du couple, ce qui est en attente d’élaboration, et les lieux de collusion entre les conjoints. Les conjoints viennent le plus souvent avec plusieurs symptômes diffractés dans le couple, l’un portant le niveau narcissique, l’autre le niveau objectal. L’un est le porteur du lieu de la collusion la plus objectalisée, alors que l’autre, dans sa plainte, présente un effondrement. Au cours du travail, si celui-ci va à son terme, seront élaborés ces deux niveaux, et il n’est pas rare que le conjoint qui paraîtra faire la plus grande élaboration de l’un de ces niveaux ne sera pas celui qui en était le porteur dans la demande. Sur ces deux niveaux, souvent le symptôme objectal va se traiter d’abord, et puis en fin de travail, toute la problématique narcissique va remonter à la surface, au moment de la séparation de la thérapie et du thérapeute. Le travail de thérapie est un travail de deuil et de remaniement de ce qui de l’histoire personnelle des conjoints s’est organisé dans le lien de couple.
C. P. : Quelles sont, d’après votre expérience, les difficultés contre-transférentielles spécifiques à cette configuration ?
M. D. La T. : Il y a peu de professionnels qui se forment à recevoir des couples, même si concrètement ils sont nombreux à les recevoir en consultation. Or, le vécu transférentiel face au couple est complexe. Le thérapeute a tout d’abord une analyse à faire de son « pré-transfert », autrement dit, de ce qui le motive à se mettre dans cette position de tiers, de témoin de la scène primitive. Le manque d’analyse de ce prétransfert peut l’amener à être intrusif ou, au contraire, à ne pouvoir aborder certains sujets.
Une des principales difficultés contre-tranférentielles est la perte de penser ou le sentiment d’annulation par le couple de sa position d’« être vivant ». Les couples qui viennent consulter, et s’engagent dans une thérapie de couple, sont souvent des couples qui ont un rêve de fusion, et où les liens narcissiques prédominent, il n’y a pas ou peu de place pour le tiers. Ce fantasme de fusion est ainsi à la fois désiré et redouté. Les conjoints viennent en thérapie de couple en ayant la prescience que le tiers est nécessaire, mais en même temps ils tendent à l’éliminer dans son altérité. Le thérapeute est à la fois sollicité et nié dans sa fonction thérapeutique, il perd sa capacité de penser, et est renvoyé à des moments très archaïques de la construction du psychisme. Dans certains cas, ou à certains moments de la thérapie, l’un des conjoints cherche à retrouver avec le thérapeute la seule relation qu’il connaisse, la relation duelle en éliminant le conjoint. Toute une élaboration autour de la naissance de la vie psychique est alors à reprendre.
Jérôme Dupré-Latour
C. P. : Quelles sont les différentes issues que le processus thérapeutique fait apparaître pour les couples que vous recevez ?
M. D. La T. : Le travail de thérapie est très souvent un travail de séparation psychique, de différentiation. Dans le cas des couples névrotiques, les crises peuvent être gérées avec leur entourage, ou bien avec une ou deux consultations. Ce ne sont pas ces couples-là pour lesquels une indication de thérapie est posée. Au contraire, l’appel à un tiers extérieur dans le couple vient signifier que l’espace psychique personnel de chacun des conjoints est mal constitué. Tout le travail avec ces couples va donc porter sur une possibilité d’individuation. Si ce travail se fait, certains couples réaménageront leur équilibre, et d’autres se sépareront parce qu’ils ne savent plus ce qu’ils font ensemble. On observe alors que l’accrochage s’opérait au niveau narcissique et pas suffisamment au niveau objectal.
Pour un certain nombre de couples, ce travail de séparation psychique consiste à revenir sur une représentation fortement idéalisée du couple qui tend à les mettre à défaut. Ils disent que ce qu’ils vivent n’est pas une relation de couple normale, le désir de la faire cesser est là, mais la ressemblance avec ce qui s’est passé dans des couples précédents leur fait dire « je répète la même chose, je re-choisis le même type de partenaire, donc cette fois c’est avec mon partenaire actuel que je viens travailler ces questions ». Le travail s’engage par l’investissement de leur relation qui, même si elle les fait souffrir, doit être pensée comme le meilleur équilibre psychique qu’ils ont pu trouver jusque-là.
Dans notre société actuelle, il existe de plus en plus ce que les sociologues appellent les couples non cohabitants. Ce qui permet, puisque c’est accepté par la société, à des personnalités mal individuées, qui dans une vie commune seraient en danger, d’être en couple, sans en supporter les contraintes dans le quotidien. Les conjoints de ces couples, en difficulté d’individuation psychique amorcent un travail de séparation dans le réel, ils maintiennent une relation à distance, et du coup peuvent investir leurs enfants d’une manière beaucoup plus sereine à deux. Séparés, ils peuvent vivre, quand ils se retrouvent, des moments de plaisir beaucoup plus importants, n’ayant plus l’obligation de vivre ensemble, ils sont moins en danger. C’est tout le problème des aménagements à trouver pour réussir à gérer l’espace psychique quand il est mal constitué.
Des couples consultent à un moment de surcharge de leur organisation psychique groupale, ils cherchent à se réaménager, mais pas à travailler en profondeur. Si bien que, répétitivement, ils sont en crise. Quand ils s’interrogent sur cette répétitivité une thérapie de couple peut s’engager.
C. P. : Cette résistance à entrer dans une élaboration plus avancée peut-elle se comprendre comme le besoin de se préserver de ce qui pourrait être perçu comme un danger potentiel ?
M. D. La T. : Oui, parce que finalement, ce sur quoi ils se sont rencontrés et qu’ils ont l’art de faire résonner chez l’autre, ce sont des angoisses archaïques extrêmement importantes. Et ils ont très peur de venir les élaborer dans une thérapie. C’est compliqué de venir mettre des mots sur ce que l’autre vient réveiller chez soi de son histoire la plus problématique. Aussi, dès qu’il y a un peu d’apaisement ils repartent. Or, lorsque l’un des conjoints va mal, une des issues qui se présente est de se débarrasser dans l’autre de l’angoisse qui le traverse. Le conjoint sert bien à ça : être le support de projection de ce qui nous déborde à certains moments. Tout le travail d’individuation est alors d’arriver à reconnaître ce qui, de soi, résonne pour l’autre, ce qui de l’autre résonne en soi, avec les angoisses qui sont alors réveillées, ainsi que les moments où l’on va éveiller chez l’autre ce que l’on ne sait plus gérer en soi.
La relation de couple permet une révélation de chaque conjoint à lui-même par la symbolisation de ce que l’autre fait résonner en soi. On ne peut pas dire que la crise n’existera plus, mais on pourra faire la part de ce qui est à soi et de ce qui est à l’autre. C’est ensuite à chacun d’aller faire un travail propre s’il veut aller voir plus loin dans son histoire.