Travailler la question du pouvoir avec les adolescents dans une structure d’hébergement au pénal

DOI : 10.35562/canalpsy.3548

p. 25-30

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Le rapport qu’un individu entretient avec la question du pouvoir est un indice précieux de son niveau de structuration psychique. Cela est particulièrement patent chez les adolescents pris en charge par la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) suite à un acte de délinquance, adolescents présentant une «  tendance antisociale  » pour reprendre la terminologie winnicotienne (1956) (pour rappel, pour Winnicott la délinquance est une «  tendance antisociale organisée […] surchargée de bénéfices secondaires et de réactions sociales qui rendent l’accès à son noyau difficile  »  ; la «  tendance antisociale  » constitue plus directement le symptôme ayant un sens psychodynamique). Et si cela est patent chez eux, c’est probablement d’abord de par le fait que la question du pouvoir est constitutive de toute relation, «  qu’elles soient instituées (…) ou qu’elles soient spontanées ou fortuites (relations amicales)  » (Sciences Humaines, 2001). Or, la relation à autrui est justement à la fois ce qui se trouve être en souffrance chez ces adolescents, du fait d’un vécu précoce de déprivation affective, et à la fois ce qui peut constituer une solution, puisqu’«  il y a dans la tendance antisociale un élément spécifique qui oblige l’environnement à être important. Le patient oblige quelqu’un, par des pulsions inconscientes, à le prendre en main  » (Winnicott, 1956). Mais ces adolescents ont également deux autres caractéristiques explicatives à mon sens de la place nodale de la question du pouvoir dans leur fonctionnement : d’une part, ce n’est pas seulement l’environnement qu’ils viennent interpeller par leurs agissements, mais c’est plus spécifiquement la Loi. Or, selon Carre de Malberg, la Loi est une des formes «  sous lesquelles se manifeste l’activité dominatrice de l’État  » (G. Bacot, 1985), c’est donc aux rapports de pouvoir s’exerçant dans cet environnement que ce message est adressé. D’autre part, le fait que ce soient des adolescents n’est pas un hasard : l’adolescence confronte à «  la double nécessité d’être à soi-même sa propre fin et d’être le maillon d’une chaîne  » (S. Freud, 1914), à «  la nécessité de s’affilier et de se différencier simultanément  » (G. Gaillard, 2018), de parvenir à exister en tant que sujet individué au sein d’une lignée, et pour cela de se positionner face à autrui. Il n’est donc pas surprenant que la question du pouvoir revienne très fréquemment lors des rencontres avec ces adolescents, et peut-être davantage encore depuis que j’exerce dans un Établissement de Placement Éducatif (EPE), placement pénal non coercitif de la PJJ. Ces adolescents viennent interpeller (par leurs actes ou par leurs mots) l’autorité qu’exercent sur eux la police et la justice, les adultes, au sein de leur famille, de l’organisme d’insertion scolaire ou professionnel qu’ils fréquentent ou au sein de la structure d’hébergement elle-même. Outre leurs capacités de verbalisation, c’est aussi leurs degrés d’accès à l’altérité qui vont se donner à voir par ce biais, leurs capacités à envisager autrui — surtout lorsque celui-ci pose des interdits — autrement que comme une menace à leur intégrité. Mais très souvent le refus de l’autorité dont on les accuse, est surtout un refus de soumission, dans une confusion entre autorité et domination, exacerbée lorsque les professionnels eux-mêmes manquent de clarté dans la distinction des deux notions, mais souvent présente même lorsque cette distinction est nette, en lien avec leurs vécus infantiles précoces (cf. plus loin). Ces adolescents peuvent alors être touchants de sincérité et leur refus peut apparaître comme légitime face à l’enjeu de subjectivation qui est le leur, si on prend la peine de considérer les choses de leur point de vue, en ayant à l’esprit que «  si notre compréhension du besoin du patient se contente d’être intellectuelle au lieu de relever du psyché-soma, notre travail est inévitablement faussé  » (Winnicott, 1955-1956). Le travail du psychologue est alors à la fois d’entendre au plus près le monde de l’adolescent, et à la fois de garder à l’esprit le caractère parfois profondément désocialisant de ce refus d’autorité, dont, en outre, les éducateurs de la structure font souvent les frais.

Comment, dès lors, en tant que structure d’hébergement, aider ces adolescents à avancer dans leur rapport à la question du pouvoir  ?

Éduquer, est-ce exercer un pouvoir  ?

Pour commencer, il me semble essentiel de se poser cette question fondamentale. B. Russel définit en effet le pouvoir comme la capacité à influencer le comportement d’autrui. Or, selon le Larousse, «  éduquer  », c’est «  former quelqu’un en développant et en épanouissant sa personnalité  ». Éduquer a donc pour objectif d’induire un changement chez autrui, c’est donc exercer un pouvoir, intentionnel qui plus est. On se retrouve cependant face à un paradoxe apparent : en effet, influencer quelqu’un (quand ce n’est pas carrément le contraindre), à faire quelque chose voire même à être quelque chose, cela évoque une certaine objectalisation de la personne, alors que développer sa personnalité est au contraire du côté de la subjectivation. Cela amène ainsi à se demander, si éduquer c’est exercer un pouvoir et que cela n’est donc pas donné à tout le monde, à quelles conditions peut-on éduquer  ? Et si éduquer c’est exercer un pouvoir, à quel prix l’éducation n’est-elle pas un abus de pouvoir  ?

Pour C. Herfray, «  ce que l’on appelle pouvoir correspond à une place dans la réalité d’une hiérarchie organisationnelle, et ce qu’on désigne par autorité suppose une place dans la réalité psychique qui organise nos pensées. Quand nous parlons d’autorité, nous désignons le pouvoir d’influence qui émane de la parole de quelqu’un (…) qui s’appuie sur des liens véhiculant de la confiance… ou de la méfiance  ». L’autorité est en relation avec «  une place dans les systèmes de représentation  » de ceux qui en font l’objet, une réactualisation «  des affects (…) liés à des souvenirs inconscients, témoignant de la haine et/ou de l’amour que nous avons éprouvés lors de nos premières expériences d’attachement à nos premiers objets  » (C. Herfray, 2012). Elle est ainsi fondée sur la croyance que l’autre nous veut du bien ou au contraire sur la crainte de représailles, issues d’expériences antérieures. Mais il semble que cette réactualisation de liens inconscients ne suffise pas toujours à assurer la légitimité de l’autorité et donc à la rendre efficiente (et ce peut-être d’autant plus lorsque les premières figures d’autorité souffrent elles-mêmes d’un manque de légitimité  ?). Elle repose également sur la compétence reconnue au détenteur de l’autorité, et plus spécifiquement en matière d’éducation à l’assurance que celui qui pose des interdits à l’enfant ne le fait pas pour en retirer pour lui-même un bénéfice, mais pour aider l’enfant à se structurer, à prendre sa place dans la société, à s’humaniser (au contraire de l’autoritarisme qui sert exclusivement les intérêts du dominant), bref cette autorité est légitime lorsqu’elle s’inscrit dans un «  contrat narcissique  » (P. Aulagnier, 1975) dans lequel le détenteur du pouvoir s’astreint lui-même à une limitation de sa jouissance et offre à l’enfant une place d’enfant, de l’amour, de la protection. À ce prix, éduquer n’est pas un abus de pouvoir.

La structuration de la notion de pouvoir dans l’enfance et à l’adolescence

J. Chartier (2011) explique que «  l’intériorisation de la Loi renvoie (…) à l’état d’esprit dans lequel peuvent s’appréhender l’acceptation et l’obéissance aux règles. L’enfant est confronté à des injonctions et à des interdits (…) qui lui sont imposés (…) par l’adulte (…) à la faveur d’un rapport de forces qui lui est défavorable et par le moyen de l’angoisse que la punition ou la menace de la punition suscite en lui (angoisse de castration, angoisse de perdre la protection ou l’amour des parents, puis contrainte surmoïque)  ». Dans les configurations les plus archaïques, «  l’enfant peut (…) se sentir mis dans la situation de devoir se soumettre par la contrainte en haïssant celui qui le force à obéir, perçu alors comme celui qui veut le briser et l’humilier. On comprend que l’enfant puisse en venir, quand il se sent assez fort (par exemple à l’adolescence, mais souvent avant), à transgresser les règles et les interdits et à défier celui qui entend les lui imposer. À moins qu’il n’adopte la solution qui consiste à respecter la règle honnie et même à l’accepter, mais pour pouvoir l’imposer dans toute sa rigueur à un autre à la faveur d’un rapport de force ou d’autorité favorable (cf. l’identification à l’agresseur). (…) La situation est toute différente quand (l’enfant a accès à) la position dépressive, l’enfant accepte (alors) la règle non parce qu’il est soumis à la tyrannie et dominé par l’angoisse, non parce qu’il risquerait de perdre l’amour et la protection dont il ne peut se passer, mais parce qu’il peut prendre le point de vue de l’autre et penser non seulement aux avantages qu’elle procure, mais aussi à ses inconvénients  » (J. Chartier, 2011). Autrement dit, il existe dans ces seconds cas de figure une «  subjectivation de l’héritage  » (M. Bourguignon, 2018). L’adolescence est donc ici «  le temps d’intériorisation de la loi du symbolique  » (D. Texier, 2011), qui remplace la soumission à l’autorité, en lien avec le processus de subjectivation. Et D. Texier ajoute «  le symbolique permet de penser le manque, de prendre en compte la perte et de l’inscrire dans une représentation. Il organise les liens sociaux, en les nouant aux interdits fondateurs de l’humanisation des relations entre les individus  ».

Mais on l’aura compris, les adolescents que nous rencontrons n’ont souvent intégré que très partiellement la Loi symbolique, dans un certain nombre de cas du fait de défaillances dans le contrat narcissique, de difficultés de leurs parents à les reconnaître à la fois comme issus de leur lignée et dans leur altérité de sujet (au profit de l’un ou de l’autre). Ses parents mésusent de leurs positions de pouvoir ou bien y renoncent, parfois les deux alternativement. J’illustrerais ce propos avec la situation clinique d’un adolescent pris dans des enjeux incestuels, problématique qui me semble paradigmatique d’un rapport faussé à la notion de pouvoir.

Évolution d’un adolescent incestueux dans son rapport à la question du pouvoir

Jonathan a 15 ans quand je le rencontre pour la première fois, dans le cadre de son placement à l’Établissement de Placement Éducatif. Il y est arrivé depuis peu, mais c’est son 3e foyer : il est placé depuis deux ans, suite à sa mise en accusation pour des faits de violence et d’agression sexuelle sur son petit frère, faits dont la véracité n’a pas été établie avec certitude. Les deux placements précédents (au civil) ont pris fin du fait de fugues répétées lors desquelles il se rendait chez sa mère, mais aussi du fait de pressions psychologiques qu’il semble avoir fait subir à plusieurs éducatrices. Manifestement Jonathan induit un certain rejet au sein des équipes éducatives, et c’est aussi ce qui ne manquera pas de se mettre en place rapidement à l’EPE, tandis que parmi le groupe de jeunes, il se retrouve rapidement en position de victime.

Jonathan refuse d’abord de venir en entretien psychologique, mais finit par obtempérer face à l’insistance des éducateurs qui lui demandent d’au moins venir me le dire. Son attitude à mon égard est alors assez discordante : il verbalise son refus des entretiens psychologiques et semble effectivement très angoissé par ma fonction à laquelle il apparaîtra qu’il attribue un certain pouvoir teinté de persécution («  je ne veux pas qu’on lise dans ma tête  »), mais dans le même temps il se montre non seulement poli, mais aussi souriant, cherchant manifestement à me plaire, dans une sorte de soumission. Comme je lui dis entendre son refus, mais simplement souhaiter lui présenter ma fonction, en insistant sur ma vigilance quant à son inscription en tant que sujet dans son propre projet individualisé, Jonathan me répond : «  je vais retourner chez ma mère  ». Je lui demande si c’est ce qu’il veut, mais il ne parvient pas à formuler une réponse qui intègre la notion de désir : c’est «  ce qu’il va faire  » et non «  ce qu’il veut  ». Il ajoute que depuis la saisine judiciaire (liée, on le rappelle, aux accusations d’agression sexuelle sur son petit frère), sa relation à sa mère s’est beaucoup améliorée, et que cette dernière projette d’ailleurs de lui offrir pour son anniversaire un cadeau très onéreux. Puis il me demande si nous pouvons mettre fin à la rencontre, ce que j’accepte.

Je le rencontre une seconde fois deux mois plus tard : il a entre temps fugué du foyer pendant un mois lors duquel il était chez sa mère qui le cachait, mais il vient de réintégrer le foyer suite à une violente dispute avec cette dernière, qui a porté plainte contre lui pour des violences sur sa sœur et des suspicions de nouvelles intentions sexuelles à l’égard de son petit frère  ; elle ne veut plus de lui à son domicile, mais lui voudrait y retourner quand même. Le positionnement de Jonathan à mon égard n’a plus rien à voir avec celui de la précédente rencontre. Il vient me voir sans aucune réticence et si la rencontre débute par un mouvement persécutoire lors duquel il suppose que nous lui aurions tous tendu un piège pour qu’il reste au foyer jusqu’à sa majorité, celui-ci cède assez rapidement et il investit alors la rencontre, exprimant son désespoir autant que sa colère, d’abord par son comportement (il pleure, tape dans le mur), puis progressivement en parvenant à mettre des mots. Il explique avoir effectivement brutalisé sa sœur en début de mois, sans que cela n’occasionne de réaction de sa mère, mais qu’il ne s’est rien passé d’autre depuis. La voix pleine de sanglots, il répète : «  Comment une mère peut-elle faire ça  ? Comment peut-elle me détester à ce point  ?  ». Il explique qu’elle le hait et qu’elle est prête à mentir pour le détruire, que des amis de la famille lui auraient conseillé de se méfier d’elle, car elle leur aurait dit qu’elle souhaitait qu’il aille en prison. Il dit ne pas comprendre comment elle peut assumer d’être comme ça, expliquant que lui se sent beaucoup mieux depuis qu’il m’a avoué qu’il avait effectivement brutalisé sa sœur en début de mois. Il se compare aux autres jeunes du foyer : «  les autres ici, leurs mères les aiment, elles les appellent… même ceux qu’ont fait des trucs graves, j’suis sûr… Moi, la mienne, elle ne m’appelle jamais  ». Il arrivera ensuite à évoquer le fait qu’elle lui a déjà renvoyé plusieurs fois qu’il ressemblait à son père, homme qui a été très violent avec elle, et il narre des épisodes où, alcoolisée, sa mère semble confusionner l’image de Jonathan et de son père, lui reprochant à lui des épisodes qu’elle a vécu avec ce dernier. Comme Jonathan va jusqu’à dire n’avoir aucun souvenir agréable avec elle, je lui demande pourquoi il veut quand même retourner vivre auprès d’elle. Il pleure et il me répond qu’il ne veut pas renoncer, qu’il veut qu’elle change, magiquement, puis il relate les sorties nocturnes de sa mère, ses fréquentations douteuses, et le fait qu’il se fait du souci pour son petit frère et sa petite sœur… Mais alors que cette inquiétude semble dans un premier mouvement sincère et de bon aloi, Jonathan rebascule brutalement dans son ancien fonctionnement, menaçant de témoigner contre sa mère dans une sorte de vengeance malsaine teintée de jalousie : «  comme ça, ils verront ce que c’est d’être placés (mon frère et ma sœur)  !  ».

Dans la situation de Jonathan, on reconnaît rapidement que, quelle que soit la véracité des accusations dont il est l’objet à l’égard de son petit frère, le fonctionnement familial est incestuel : la relation mère/fils ne connaît que deux modalités, la fusion incestuelle ou le rejet haineux  ; c’est sa mère qui pose la Loi sans l’existence d’aucun tiers (pour preuve le fait qu’elle le cache chez elle alors qu’il a l’interdiction judiciaire d’y être puis qu’elle porte plainte contre lui quand elle ne veut plus qu’il soit chez elle, épisode qui fait suite on le rappelle à deux placements déjà mis en échec en lien avec des fugues probablement sur le même mode). Le mensonge est omniprésent, la vérité des paroles ne semblant avoir aucune importance, et la confusion des générations est telle que sous l’emprise de l’alcool, sa mère le confond avec son père. On perçoit aussi que Jonathan reproduit avec les membres féminins de l’équipe (les éducatrices qui se sentent oppressées  ; le pouvoir qu’il me suppose…) les modalités relationnelles qu’il a toujours eues avec sa mère. Mais tant que cette fusion tient, aucun travail ne semble possible, Jonathan apparaissant comme comblé. C’est le rejet dont il va dans un second temps faire l’objet de la part de sa mère qui va lui permettre de sortir de la fusion incestuelle et de se situer à un meilleur niveau de fonctionnement qu’auparavant, même si le changement n’est jamais magique et que le progrès n’est jamais exempt de retours en arrière plus ou moins ponctuels. Il est probable que le premier temps de placement, qui ne semblait servir à rien (dans le sens où aucun progrès n’était visible en termes d’évolution de personnalité), ait permis que ce rejet advienne dans le sens où Jonathan a nécessairement évolué, ne serait-ce qu’un peu, différemment de sa mère, en étant éloigné d’elle et que c’est cette différence à laquelle elle a ensuite été confrontée en retrouvant son fils qui a été insupportable pour elle et a ainsi induit le rejet (Jonathan se montre d’ailleurs capable de dire qu’il a perçu que les violences qu’il a agi sur sa sœur en début de mois n’étaient pas normales et que sa mère n’a pourtant eu aucune réaction). À l’issue de cette seconde rencontre, le travail à effectuer avec Jonathan n’est certes pas terminé, mais être en mesure de s’apitoyer sur soi-même comme il a pu le faire ce jour-là semble avoir pu constituer un premier mouvement vers l’accès à l’altérité, ce qui a été par la suite à l’origine de son choix de s’éloigner de sa mère. Les réussites professionnelles qui ont suivi ont également beaucoup contribué à le faire évoluer. Il est aujourd’hui un jeune adulte qui présente certes un fonctionnement assez narcissique et rigide, mais socialisé, et qui a intégré au moins partiellement la Loi symbolique.

Le rapport à la Loi de Jonathan est particulièrement bien perceptible au travers de ce qu’il donne à voir et parfois de ce qu’il met en mots des rapports de pouvoir, et de leur aspect objectalisant ou au contraire subjectivant. Dans un premier temps, en effet, la figure maternelle, et la mienne par effet de transfert, est vécue comme toute-puissante et de fait on perçoit bien que la mère de la réalité conforte cette image de toute-puissance par ce qu’elle agit. Jonathan n’est alors pas en mesure de formuler un désir : il «  va  » retourner chez sa mère, mais il ne sait pas si c’est ce qu’il «  veut  »  ; il y est aimanté, il n’existe qu’en étant l’objet de celle-ci et a peur de perdre cette place. On peut dans ce contexte se demander, si l’acte dont on l’accuse sur son frère a eu lieu, s’il ne s’agissait pas d’une forme d’identification à l’agresseur destinée à tenter de devenir sujet. Par ma posture lors de cette première rencontre, je choisis de le considérer pleinement en tant que sujet, ce qu’il ne comprend probablement pas sur le moment, mais ce qui lui permet certainement d’investir la seconde rencontre. Le rejet dont il fait ensuite l’objet, et donc l’expérience du manque, permet d’ouvrir une voie possible à la tiercité et donc au symbolique. Il est perceptible que cela se fait via un mouvement de clivage : sa mère devient brutalement le mauvais objet, sans aucune ambivalence possible, et ce n’est que bien plus tard qu’il parviendra à un fonctionnement un peu moins binaire. Mais il n’empêche que s’il commence cette seconde rencontre par des agir émotionnels, il parvient progressivement à mettre des mots, y compris sur l’innommable que représente la confusion que sa mère fait entre son père et lui.

Des rapports de domination objectivant à l’autorité subjectivante

Lorsque l’environnement familial a été source de défaillances éducatives, le placement de l’adolescent peut constituer une nouvelle chance, à la condition bien sûr que l’institution ne verse pas dans l’autoritarisme. Le caractère judiciaire et pénal du placement peut entraîner encore plus qu’ailleurs des dérives si les professionnels qui y exercent confondent «  pouvoir et attributs du pouvoir  » au lieu de comprendre que «  celui qui peut limiter a de la puissance, celle-ci ne lui étant pas attribuée pour qu’il s’en serve à sa guise, mais pour signifier une frontière  » (C. Guy, 2012). Si une institution cherche à obtenir de la soumission, alors elle reproduit des rapports de domination objectalisants  ; travailler sur l’intégration de la Loi symbolique est certes plus compliqué, mais c’est alors le sujet qui trouve ensuite de lui-même sa place dans la société. Le pouvoir fait partie intégrante de l’acte d’éduquer. Si les rapports de domination sont objectalisants pour les dominés, l’autorité est subjectivante si elle implique l’inscription de l’enfant dans un contrat narcissique, si elle permet l’intégration des interdits fondamentaux, l’humanisation de l’enfant. C’est avant tout dans le vivre ensemble au quotidien d’un établissement de placement que va se jouer l’essentiel du travail, les interstices revêtant une importance fondamentale, dans ce que nous donnons à voir de notre propre intégration de la Loi symbolique, dans les relations que l’on entretient avec lui, mais aussi dans les relations que nous entretenons entre nous, professionnels. À ces conditions, le travail autour de la question du pouvoir peut servir de pierre d’angle du travail psychique de ces adolescents sous main de justice1.

Bibliography

Aulagnier, P. (1975). La violence de l’interprétation. PUF

Bacot, G. (1985). Carré de Malberg et l’origine de la distinction entre souveraineté du peuple et souveraineté nationale. éd. CNRS.

Bourguignon, M. et Katz-Gilbert, M. (2018). Explorer les destins de la transmission psychique au temps du devenir parent . Psychologie clinique et projective, 24, 61-82.

Chartier, J. (2011). Les adolescents difficiles : Psychanalyse et éducation spécialisée. Paris, Dunod.

Dortier, J.F (2001). Les fondements de l’autorité. Sciences Humaines, 117, Éditions Sciences Humaines

Freud, S. (2012). Pour introduire le narcissisme. Petite Bibliothèque, Payot. (1914).

Gaillard, G. (2018). Aléas dans la transmission : auto-engendrement, dette d’altérité et travail d’historisation . Psychologie clinique et projective, 24.

Guy, C. (2012). Pouvoir (faire) autorité. Le Coq-Héron, 208, 86-93. Paris, Ères.

Herfray, C. (2012). Autorité et pouvoir. Le Coq-Héron, 208, 67-77. Paris, Ères.

Texier, D. (2011). Adolescences contemporaines, Toulouse, Érès.

Winnicott, D.-W. (1992). De pédiatrie à la psychanalyse. Science de l’homme, Payot. (1955-1956).

Notes

1 « sous main de justice » signifie ici  « pris en charge par la protection Judiciaire de la Jeunesse » (jargon signifiant qu'il existe une saisine judiciaire concernant ces adolescents).

References

Bibliographical reference

Marion Durand, « Travailler la question du pouvoir avec les adolescents dans une structure d’hébergement au pénal », Canal Psy, 132 | -1, 25-30.

Electronic reference

Marion Durand, « Travailler la question du pouvoir avec les adolescents dans une structure d’hébergement au pénal », Canal Psy [Online], 132 | 2024, Online since 20 juin 2024, connection on 18 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3548

Author

Marion Durand

Psychologue clinicienne

Doctorante au CRPPC

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