Dominique Ginet nous a quittés le mercredi 21 octobre 2009, victime d’une crise cardiaque. Sa disparition crée un grand vide à l’Institut de Psychologie, tant il incarnait, par son professionnalisme et sa qualité toute particulière d’attention à l’autre, le meilleur de ce que l’on attend d’un psychologue.
Dominique Ginet a fait toute sa carrière d’universitaire à Lyon, où il est né et a effectué toutes ses études. Son mémoire de maîtrise de psychologie fut très vite publié (« Vers une approche clinique de l’échec en mathématique », Bulletin de la Société Alfred Binet et Théodore Simon, 523, VI, 1971).
Sa thèse de doctorat, soutenue en 1982, traitait De l’école et des groupes : Contribution à l’analyse de l’insuccès des « pédagogies de groupe ».
Nous avons créé ensemble, au début des années 1980, une équipe de recherche, le PsyEF (Psychologie de l’Éducation et de la Formation), qui collabora très étroitement avec Emilia Ferreiro, disciple de Jean Piaget. Avec Marie-Madeleine de Gaulmyn, nous avons assuré la traduction d’une recherche de Ferreiro, parue en français sous le titre Lire-écrire à l’école : comment s’y apprennent-ils ? (Lyon, CRDP, 1988). Nous avons aussi organisé à Lyon, avec Bernard Lahire qui s’était joint à notre trio, le premier colloque européen sur les questions de l’illettrisme ; de cette collaboration est issu L’« illettrisme » en questions, ouvrage dans lequel Dominique rédigea une très fine étude d’un adulte en difficulté avec l’écrit.
L’enseignement de la psychologie à l’Université révéla ses talents de pédagogue : il parvenait, tant dans ses enseignements en Cours Magistral qu’en groupe de Travaux Dirigés, à mobiliser l’attention des étudiants par le charisme qui émanait de sa personne. La conviction qui s’attachait à sa parole, la précision et la fermeté de celle-ci, la rigueur avec laquelle il développait les concepts, la pertinence et la concision des illustrations qu’il évoquait, tout contribuait à marquer profondément ceux qui fréquentaient ses enseignements.
Ces qualités de contact et d’empathie avec les étudiants étaient aussi appréciées des parents, enseignants et de tous ceux qui venaient à ses conférences. Il savait captiver l’attention de ses auditoires : loin des modes, il alimentait sa pensée des travaux d’auteurs chez qui la préoccupation clinique s’accompagnait du souci d’élaboration théorique.
Il parvenait ainsi à interroger ce qui est présenté depuis quelques décennies comme une crise de l’autorité parentale en se référant explicitement aux travaux de Françoise Dolto, Jacques Lacan et Jacques Lévine (voir par exemple sa conférence de 2004 « Aux racines de l’autorité… », publiée sous la direction de Georges Chappaz, Équipe Hermès, Université de Provence-Aix-Marseille, in L’autorité en pannes… Entre besoin de se soumettre et désir d’éduquer). Il impressionnait par la solidité de son argumentation et de sa posture.
Il dirigeait le SIMEF (Service Interdisciplinaire pour les métiers de l’Éducation et de la Formation), manifestant ainsi son intérêt constant pour les questions liées à la psychologie de l’éducation.
Jean-Marie Besse
Mon premier cours de psychologie
J’ai rencontré Dominique Ginet en septembre 1998, je commençais les études de psychologie et c’était mon premier cours. Premier cours d’« amphi », premier cours de « psycho », premier coup de cœur décisif…
Ce lundi-là, à 8h00 du matin, après quelques minutes écrabouillés dans les habitacles articulés des bus 39, nous étions une génération entière à nous être installés sur les bancs beiges et couverts de graffitis, de marques et de gravures, de l’amphithéâtre Louis Lumière.
Provenant de toute la région lyonnaise ou de bien plus loin, nous venions de réussir le bac, qu’il soit scientifique ou littéraire… La France venait de remporter une coupe du monde et les enfants de l’école primaire défilaient dans les rues de Lyon en scandant « et un, et deux, et trois, zéro… » comme de parfaits petits soldats. Les téléphones portables étaient encore un gadget prétentieux et m’as-tu vu. La loi des 35 heures venait d’être votée par le gouvernement de Lionel Jospin… J’avais payé 4,50 francs mon ticket de bus.
Nous avions face à nous, sur la tribune, un quinquagénaire sérieux qui nous regardait avec attention. Sa voix forte et profonde fit se taire et s’asseoir les derniers bavards. Pour beaucoup d’entre nous, ces premiers mots, ces premières minutes, furent une immersion totale et définitive dans le monde de la psychologie. Pour ceux qui avaient hésité entre philo et psycho, la décision était dès lors entérinée, quant aux « parcours de découverte » en sociologie ou en anthropologie… le choix se ferait bien assez tôt !
« Je suis convaincu d’une chose. Nous parlons souvent de “l’identification” des élèves à leur enseignant, identification qui favoriserait le processus d’apprentissage. Mais, je crois qu’il s’agit bien plus d’une “double identification”. Il est nécessaire que l’enseignant s’identifie à ses étudiants pour pouvoir leur transmettre son enseignement ».
Après une entrée en matière plus que déroutante, il nous parla des stages de psychologie et de leur montée en puissance tout au long de notre futur parcours. Il évoqua ainsi ce que nous allions y découvrir, ce qui allait nous transformer, ces orientations que nous devrions emprunter… Il étonna certains d’entre nous en affirmant que nous n’avions pas « fait psycho » par hasard, par envie ou par intérêt… au contraire de ce que nous disions tous à nos familles, mais pour des raisons beaucoup plus profondes que nous découvrions au fur et à mesure de notre formation.
Ce premier cours nous laissa contempler, dans un vertige, tout ce qui allait se dérouler, de cette première année de DEUG au DESS final… il nous laissa tous avec une soif et un appétit pour ce qui allait se produire « après »… la suite de son cours magistral, mais aussi la poursuite de notre cursus jusqu’à la professionnalisation et/ou la recherche.
Dominique Ginet faisait cours, oui, mais il n’oubliait jamais de s’adresser à nous et de contextualiser son propos. Ce n’était pas seulement une UE à valider, un contenu de cours à avaler, à digérer, c’était davantage un message dont il se faisait le passeur.
« C’est pour moi une immense satisfaction lorsque l’un de mes anciens étudiants m’invite au pot d’inauguration de son cabinet de consultation… lorsqu’il pose sa plaque et que nous pouvons alors discuter entre collègues. »
Certaines des phrases prononcées ce jour-là et tout au long du semestre ne me quitteront jamais. Dominique Ginet était l’un des rares enseignants qui nous parlait de son maître de stage, de son propre parcours de pensée vers la position de psychologue praticien, de ses erreurs, de ses doutes, de son cheminement de pensée. Ses digressions étaient nombreuses et pourtant, son propos gardait une force et une clarté « limpide ».
Plus tard, il nous accueillait dans son bureau avec une chaleur et une écoute qui réconfortaient les uns et stimulaient les autres.
Tous ses anciens étudiants ont été profondément touchés par sa disparition. Nous avons tous encore à nos côtés, lorsque nous recevons des familles, des enfants, ou lorsque nous tentons de penser la clinique, son accompagnement amical et rigoureux.
Frédérik Guinard
La besace et le clinicien
Psychologues cliniciens, nous sommes aisément sensibles aux dimensions de transmission, y compris celles qui sont inhérentes à la formation. Pour ce qui nous concerne, des rencontres fortes avec des auteurs, des pensées, des patients, des enseignants, fondent bien souvent nos pratiques cliniques, ainsi marquées et enrichies de nos chemins singuliers. Aujourd’hui, il m’est donné de partager un peu de l’essence de cette expérience, en prenant un petit détour pour évoquer la place de Dominique Ginet dans mon parcours, qui de ce point de vue ressemble certainement à celui de bien d’autres anciens étudiants qui l’ont croisé à un moment ou à un autre de leur parcours.
Une image prégnante me reste d’une psychologue créative et passionnante, venue il y a quelques années à l’Institut de Psychologie partager sa clinique en néonatalogie. Elle utilisait pour décrire l’arrière-plan théorique l’image d’une « besace », trousse à outils qui aurait contenu les champs théoriques dont elle se sentait proche, des citations, des vignettes cliniques, des rencontres qui l’avaient profondément marquée. Cette besace imaginaire, pleine et féconde, l’accompagnant auprès de chaque patient, à chaque rencontre clinique. J’ai pour ma part aussitôt aimé cette image qui est venue enrichir mon propre référentiel d’arrière-plan. Elle me semble tout à fait ludique et étayante, en particulier dans le cas de rencontres cliniques qui ne disent pas leur nom.
Je garde la mémoire vive de mon premier jour de Master Pro. J’avais été admise parmi la douzaine d’étudiant du parcours clinique de la formation, aussi est-ce Monsieur Ginet qui nous accueillit, avec une solennité bienveillante, chaleureuse. D’emblée, il nous investissait de notre place toute neuve, nous invitant à œuvrer à nos identités professionnelles, en nous ouvrant les portes de pratiques un peu à la marge du champ de la psychopathologie. La qualité de cet accueil préfigurait bien la teneur des contenus de séminaires, à la fois intimidants et maturants. Ce parcours a représenté à mes yeux une authentique ressource pour aborder des pratiques aux franges de champs pour lesquels l’approche clinique est parfois moins évidente, ne serait-ce que dans la littérature ! Je parle des pratiques en milieu scolaire, en entreprises, dans ces lieux où le psychisme est bien souvent relégué au fond de la classe, voire tout bonnement exclu pour la semaine.
Aujourd’hui, j’assure des remplacements de conseiller d’orientation psychologue, et parce que je sais que c’est en partie cette année de M2 pro singulière qui m’a permis d’en voir la portée, j’entre dans mon bureau avec, au creux de ma besace de clinicienne, le souvenir empreint de re-conaissance de Monsieur Ginet, de son engagement et de sa confiance dans l’aptitude des psychologues à lutter pour penser face aux exigences d’efficience et de productivité de notre époque.
Julie Bon