Biographie de Fernando Pessoa : Étrange étranger de Robert Bréchon

DOI : 10.35562/canalpsy.513

p. 28

Plan

Texte

Et si dans les années 1910-1920, en France, Paul Valéry, Jean Cocteau, Blaise Cendrars, Guillaume Apollinaire et Valéry Larbaud avaient été une seule et même personne ?

Par cette comparaison, le lecteur peut se faire une meilleure idée de l’extraordinaire aventure vécue au début du XXe siècle au Portugal. Alvaro De Campos, Ricardo Reis, Alberto Caiero, Bernardo Soares et quelques autres proto-hétéronymes constituent avec Fernando Pessoa « lui-même » une « coterie inexistante » où chacun apporte son style, ses obsessions, sa biographie au profit d’une œuvre composite, plurielle, mouvante, qui ne fut jamais fixée du vivant de son auteur : il existe d’ailleurs plusieurs versions possibles de la plupart de ses écrits inachevés (Faust, Le livre de l’intranquillité, par exemple…).

Robert Bréchon considère que le phénomène hétéronymique même s’il peut être entendu sur le versant de l’artifice (ce qui est crédible quand on connaît le goût de Pessoa pour les mystifications), n’est pas pour autant une tentative dénuée de significations et d’implications profondes. Le poète, nous dit Pessoa, est celui qui est capable de tout feindre y compris la vraie douleur qu’il ressent. Chez lui, c’est à partir de la duplicité, réflexivité du faux-semblant, que semble s’entrevoir la sensation d’une émotion perdue : « Cela n’ôte rien à l’authenticité de ces poèmes où Pessoa tente héroïquement de penser l’absence de pensée. » (2001, p. XVI)

Dans sa préface aux Œuvres poétiques complètes de Fernando Pessoa, Robert Bréchon se penche sur les textes signés de Pessoa « lui-même » :

« Le ressort de cette poésie […] est le mouvement d’une conscience perdue en elle-même, incapable de se situer dans le monde ; une conscience prise à son propre piège, devenue labyrinthique, errant dans un espace empli de signes – visuels ou auditifs – qui ne renvoient à rien, ou qui renvoient les uns aux autres. » (2001, p. XXXI.)

Pour le lecteur clinicien, la biographie que Robert Bréchon consacre au poète portugais en 1996, Étrange étranger, permet de présenter une véritable description sensible du vertige existentiel vécu-non-vécu par Pessoa :

Tout commence et tout se poursuit avec l’intuition d’un amour non partagé, non réfléchi par le regard de l’autre : « Quand j’étais petit enfant, je m’embrassais dans les miroirs […]. C’était le signe avant-coureur que je devais n’aimer jamais. J’avais pour moi, divination en négatif, la tendresse qui devait ne m’être jamais donnée. » (Pessoa P., La mort du Prince, publié en 1989.)

Plus tard, dans un poème d’amour intitulé Analyse :

« Si abstraite est l’idée de ton être
Qui me vient en te regardant, qu’à laisser
Mes yeux dans les tiens, je les perds de vue,
Et rien ne reste en mon regard, et ton corps
S’écarte si loin de ma vue,
Et l’idée de ton être reste si proche
De la pensée que je te regarde, et d’un savoir
Qui me fait savoir que tu es, que, par le seul fait d’être
Conscient de toi, je perds jusqu’à la sensation de moi-même.
Ainsi dans mon obstination à ne pas te voir, je mens
L’illusion de la sensation et je rêve :
Je ne te vois pas, je ne vois rien, je ne sais pas
Que je te vois ni même que je suis, souriant
Du fond de ce triste crépuscule intérieur
En lequel je sens que je rêve ce que je me sens être. »

D’où provient, chez Pessoa, cette conscience d’un vide intérieur ? se demande le biographe. Cette conscience consciente d’elle-même, mais conscience d’un vide qui ne permet pas de prises sur les choses. Un paradoxe qui est présent chez le poète dans l’énoncé de son cogito inversé : « Je pense, donc je ne suis pas. Je pense, je pense sans cesse ; mais ma pensée ne contient pas de raisonnements, mon émotion ne contient pas d’émotion. » (Pessoa, Le livre de l’intranquillité, publié en 1988).

Toute sa vie sera marquée par cette quête du « sens du sens de l’univers » et par la conscience aiguë de « ne pas être quelqu’un », de « n’être personne ». C’est sur ce vide, nous dit Bréchon, que Pessoa va se construire l’édifice vertigineux de l’hétéronymie : pour se « re-créer » en tant que Pessoa « Lui-même », être différencié au sein d’une coterie inexistante, il lui aura fallu « s’absenter » en tant que sujet de sa propre création.

Une conscience en abîme ?

En se penchant au plus près des poèmes de Pessoa précédemment cités, nous rencontrons les thématiques de la tendresse sans adresse devant le miroir de son enfance, du regard vide d’une personne aimée, de son propre regard se perdant dans l’expérience de réflexivité, des émotions qui errent sans contenants, des êtres qui se définissent par ce qu’ils ne sont pas…

Ainsi, ces textes tendent à décrire un trouble profond dans « la capacité à s’autoinformer ou à s’autoreprésenter » tel que ce trouble produirait un éclatement des systèmes sensoriperceptifs, des autoérotismes et de leurs dérivés (plaisir/déplaisir de sentir, de voir, d’entendre). Cet éclatement est sensible dans les vers d’Alberto Caiero, hétéronyme de Pessoa et adepte du paganisme :

« Tous les jours maintenant, je m’éveille avec joie et avec peine.
Autrefois je m’éveillais sans aucune sensation : je m’éveillais.
J’éprouve joie et peine parce que je perds ce que je rêve
Et je puis vivre dans la réalité où se trouve ce que je rêve.
Je n’ai que faire de mes sensations.
Je n’ai que faire de moi en ma seule compagnie.
Je veux qu’elle me dise quelque chose afin de m’éveiller de nouveau. »
(in Œuvres complètes 2001, p. 862.)

Cette capacité à se sentir soi-même dépend, nous dit René Roussillon, « de l’histoire de la manière dont le sujet a été senti, vu, entendu par les objets investis libidinalement et/ou les objets dont le sujet fut ou est objectivement dépendant » (2001, p. 153).

Si nous sommes avec Pessoa face à un échec de la capacité à se voir et à se sentir « lui-même », cet échec n’impliquerait pas seulement un retrait subjectif : un désétayage de la fonction de synthèse du Moi pourrait rendre compte de cette étrange personne, étrangère à elle-même, de ce « surgissement en un sujet pluriel » analysé précédemment par Antoine Masson.

Pour aller plus loin, il faudrait certainement se pencher sur la manière dont la langue portugaise, à un moment du parcours du poète, toute en nuances et en paradoxes, est (re-)venue maintenir séparés-ensembles des éléments incompossibles de sa vie psychique. En effet, Les premiers poèmes d’adulte de Pessoa étaient pour la plupart écrits en anglais sous le proto-hétéronyme d’Alexandre Search, mais quel autre berceau que cette langue métisse et plurivoque aurait pu mieux mettre en mot cette conscience en abîme, cette réflexivité en souffrance ?

Comme en témoigne la notion de saudade :

« cette forme de nostalgie portugaise traditionnelle, qu’ont illustrée la poésie populaire et le fado, et qui se complique chez Pessoa, puisqu’elle est le regret du passé réellement vécu, de celui qui aurait pu l’être, du présent ou même du futur ; la distance intérieure, avec l’ambiguïté du proche et du lointain, qui fait de l’univers une sorte d’espace des pas perdus ; la confusion temporelle enfin, qui empêche de distinguer nettement l’avant de l’après : le premier coup de cloche qui “sonne déjà comme un écho”. » (Bréchon, 2001, p. XXXI.)

Bibliographie

Bréchon R., « L’existence multipliée », in Œuvres poétiques, Gallimard, Paris, 2001.

Bréchon R., Étrange étranger, Christian Bourgeois, Paris, 1996.

Pessoa F., La mort du Prince, Christian Bourgeois, Paris, 1989.

Pessoa F., Le livre de l’intranquillité, Christian Bourgeois, Paris, 1988.

Roussillon R., Le plaisir et la répétition, Dunod, Paris, 2001.

Citer cet article

Référence papier

Frédérik Guinard, « Biographie de Fernando Pessoa : Étrange étranger de Robert Bréchon », Canal Psy, 88/89 | 2009, 28.

Référence électronique

Frédérik Guinard, « Biographie de Fernando Pessoa : Étrange étranger de Robert Bréchon », Canal Psy [En ligne], 88/89 | 2009, mis en ligne le 20 avril 2021, consulté le 03 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=513

Auteur

Frédérik Guinard

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