Annie Rolland, Qui a peur de la littérature ado ?

p. 10

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Annie Rolland, Qui a peur de la littérature ado ?, 2008, Éditions Thierry Magnier, 240 pages

Text

La littérature jeunesse est en plein développement, ce que pointa parmi tant d’autres, mais là aussi dans une perspective clinique, Sophie de Mijolla-Mellor1. Ce développement est quantitatif, mais il concerne aussi la diversification des types d’œuvres et l’élargissement de leur champ, des livres pour les tout-petits à ceux pour les grands adolescents, voire pour les jeunes adultes, dans une dynamique de multiplication des catégories et des intermédiaires entre l’enfant et l’adulte.

C’est à la littérature pour adolescents que s’intéresse Annie Rolland, psychologue clinicienne et maître de conférences à l’Université d’Angers. Son ouvrage, « Qui a peur de la littérature ado ? » est intéressant à plus d’un titre dans la mesure où il se tient à la croisée de la clinique singulière de la création et de la lecture d’une part, de la clinique de la culture et du social d’autre part, avec un positionnement militant, voire par moment polémiste, nous rappelant, après Janine Puget2, que la psychologie clinique suppose la démocratie pour pouvoir s’exercer. Le propos de l’auteur est donc double et articulé. Ainsi que son titre l’indique clairement, Annie Rolland se questionne sur les mouvements de censure suscités par certains livres pour adolescents, en particulier ceux qui donnent à rencontrer la réalité sociale, la violence, qu’elle soit guerrière, sociale ou sexuelle. D’autre part, elle explore les enjeux psychiques de la lecture à l’adolescence, montrant, en particulier après Michel Picard3, que la littérature peut avoir un effet cathartique sur le plan des affects, mais aussi une fonction d’intermédiaire dans la rencontre avec la réalité et la brutalité de celle-ci. Pour elle, et elle y insiste, ce n’est pas la littérature qui est violente, c’est le monde.

L’hypothèse relative à la censure distingue différents registres. Si la première proposition laisse entendre une opposition aux enjeux moraux de la société et de la religion dans un militantisme un peu caricatural (l’auteur donnant une large place à un opuscule d’extrême droite qui ne me semble pas mériter tant d’honneurs), les autres articulent finement la censure exercée par les parents qui infantilisent ainsi leurs adolescents, une censure protectrice des adolescents exercée par les éditeurs qui ont alors un rôle de filtre pare-excitant, et la censure des prescripteurs par crainte d’être accusé, comme ce fut le cas, ici bien analysé, d’un enseignant qui proposa à la lecture « Le grand cahier », d’Agota Kristof, ouvrage pourtant recommandé par le ministère de l'Éducation nationale. L’auteur propose aussi que cette censure serait le fait d’adultes qui voient réveillés par ces ouvrages des enjeux psychiques jusqu’alors refoulés de leur adolescence. Le réveil par la lecture les conduit à redoubler leur censure interne, ici défaillante, d’une censure externe, sous prétexte, projectivement, de protéger les adolescents. Après ce développement d’une clinique du social, l’auteur se penche sur l’expérience de lecture des jeunes à partir d’un corpus constitué de discussions avec des collégiens volontaires invités à répondre à la question « Qui d’entre vous souhaite parler d’un livre qu’il ou elle a lu ? » Les réponses sont riches, engagées, parfois conflictuelles ou provocatrices. On aimerait que l’auteur, dans un prochain travail, développe plus avant ce matériel ici analysé dans la seule perspective de ses hypothèses. Annie Rolland, bien étayée par un matériel clinique riche, en conclut que les livres ne sont pas dangereux en tant que tel, que les adolescents savent s’en défendre et apprécient d’être interpellés par eux. De plus, elle pointe que dans les livres les adolescents cherchent une parole de vérité, une parole authentique qui ne mente pas sur la vie, ses difficultés, sa violence.

Enfin, l’auteur s’appuie sur un corpus de rencontres (entretiens publiés ou rencontres personnelles) avec des auteurs dont certaines œuvres ont fait l’objet de polémiques. Je retiendrai ici Melvin Burgess, grand écrivain anglais pour la jeunesse, auteur du célèbre « Billy Elliot », mais aussi de « Junk », « Lady ou ma vie de chienne » ou encore de « Une idée fixe ». Cet auteur aborde sans tabou la question de la sexualité, ce qui lui a valu de violentes critiques, alors même que son discours témoigne d’une observation clinique fine, qu’il écrive, comme pour « Lady » une manière de fable, ou un portrait réaliste d’un groupe de garçons « qui ne pensent qu’à ça ». Ainsi qu’Annie Rolland le souligne à propos de Melvin Burgess et de quelques autres, dont Gudule, il convient de clairement distinguer les ouvrages pervers (aucun de ceux qu’elle cite ne relève de ce registre), des ouvrages qui mettent en scène de la perversion, ce qui permet aux adolescents de s’y confronter dans un cadre qui la maintient à distance et les en protège.

« Qui a peur de la littérature ado ? » entre dans la famille, trop peu nombreuse, des ouvrages sur la lecture jeunesse traitée dans une perspective clinique et sollicitant non seulement une analyse des œuvres, mais la parole des lecteurs.

Après ce premier ouvrage publié par Thierry Magnier, une figure de la littérature jeunesse, et destiné à un public relativement large, espérons qu’Annie Rolland en proposera un autre, plus aigu dans son articulation théorico-clinique. À la lecture, on sent qu’elle en a les moyens et le matériel.

Notes

1 Mijolla-Mellor S., De L’enfant lecteur. De la Comtesse de Ségur à Harry Potter. Les raisons du succès, Paris, Bayard, 2006.

2 Puget J., Violence d’état et psychanalyse, Paris, Dunod, 1989.

3 Picard M., La lecture comme jeu, Paris, Éd. de Minuit, 1986.

References

Bibliographical reference

Jean-Marc Talpin, « Annie Rolland, Qui a peur de la littérature ado ? », Canal Psy, 86 | 2008, 10.

Electronic reference

Jean-Marc Talpin, « Annie Rolland, Qui a peur de la littérature ado ? », Canal Psy [Online], 86 | 2008, Online since 21 avril 2021, connection on 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=560

Author

Jean-Marc Talpin

Maître de conférences, Université Lumière-Lyon 2

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