Le titre que j’ai proposé pour cette communication1 paraît un peu trop pédagogique pour que j’y reconnaisse ce dont je vais vous entretenir, mais « ce qui est dit » m’engage et je vais tenter d’expliquer d’où m’est venue cette idée que la lecture préparait à l’écoute clinique.
À Lyon 2 où je suis chargée de cours, j’ai l’habitude d’inviter les étudiants à lire. Lire, pour le plaisir, des romans qu’ils choisissent avec leurs critères personnels, en dehors de mes conseils, des romans qui les inspirent par leur titre évocateur ou encore dont ils ont entendu parler d’une façon alléchante pour eux. Dès ce choix se manifestent les aspects transférentiels impliqués dans la lecture, transfert aux signifiants d’un intitulé, transfert à un nom, transfert à ceux qui en ont noté l’existence et même transfert à un « scénario » (voir les lecteurs de polars, les lecteurs de romans historiques, etc.). Puis j’ajoute qu’ils peuvent lire des ouvrages théoriques, les lire d’abord comme des romans, c’est-à-dire sans vouloir tout comprendre et, enfin, je précise que si le plaisir de leur lecture n’est pas entamé, il est bien alors de se livrer à l’examen du texte dans sa précision et ses effets.
Comme on le constatera, j’ai décrit un parcours dont je suis convaincue qu’il participe à la formation du psychologue dans son aptitude à écouter et entendre celui qui s’adresse à lui. Épreuve pour sa capacité à être atteint par un énoncé qui n’oublie cependant pas l’auteur de l’énonciation.
Car ne s’agit-il pas d’écouter et de se laisser prendre par la parole anecdotique des récits que nous accueillons, pour ensuite, se saisir des termes exacts utilisés afin que s’entende la singularité de ce qui est dit et l’irréductible originalité de celui qui parle ?
Aujourd’hui, je vais donc m’interroger sur les raisons qui fondent mon conseil. De quelles dispositions jouit le lecteur qui soient dispositions à écouter autrui ?
Je voudrais préciser déjà que la lecture que je « prescris » aux étudiants n’a pas valeur et volonté d’enseignement et d’information. Il ne s’agit pas d’y puiser un savoir sur les autres même si cette qualité de la lecture ne peut se soustraire au bénéfice de lire, mais plutôt de les rendre sensibles au mouvement de lecture qui met à notre disposition les mots d’un autre et nous met, en tant que sujet lecteur, à la disposition de ces mots sans représentation visuelle de l’histoire et des personnages (ce qui rend la lecture différente du cinéma).
Le mouvement de lecture me semble formateur par cet entremêlement indispensable et constant entre deux manières de lire que je vais tenter de différencier.
Une lecture dans la légèreté – une certaine mollesse
La première que j’appellerais volontiers « lecture légère » dont le modèle pourrait être la lecture du roman comme de toute fiction, dans ses aspects « frivoles » (consacrés au plaisir de la découverte d’une histoire et de personnages jusque-là inconnus qu’il s’agit d’accompagner pour une sorte de tranche de vie partagée) et la seconde, lecture plus « studieuse » dont le modèle pourrait être la lecture de la théorie et la nécessité qu’elle implique de reconnaître dans la rigueur de l’exactitude des termes, souvent conceptuels, le désir pour l’auteur de nous transmettre l’absolue spécificité de sa pensée.
Cette différenciation totalement artificielle n’existe que pour notre réflexion. L’apprentissage même de la lecture à l’école témoigne de la liaison indispensable entre la technique à déchiffrer les mots justes et la linéarité du texte qui nous parle et nous rend lecteurs. Car jouir de lire un texte nécessite d’avoir accès à sa continuité comme jouir d’une musique implique d’avoir accès à sa mise en forme rythmique.
Voyons un peu de quoi je parle à propos de lecture légère. Le terme de léger ne doit pas être entendu de façon péjorative, il se veut plutôt évoquer la curiosité et le plaisir de lire sans s’y obliger. Sans avoir à relever ou à rectifier l’inexactitude même du texte lu qui s’insère dans le texte écrit. Le texte lu c’est celui qui viendrait avec des lapsus s’il était lu à haute voix, c’est celui que nous inventons à partir des mots que nous reconnaissons et qui provoquent notre liberté de lecteur. Texte dont il est même possible de modifier l’ordre en en commençant sa lecture par la fin ou par des extraits pêchés au hasard. Cette lecture donne toute sa place au lecteur comme créateur de ce qu’il lit et semble annuler l’auteur dans sa fonction d’auteur.
Le roman se présente comme exemplaire pour décrire ce mode de lecture. Le roman c’est une histoire, la narration d’une tranche de temps animée par des personnages, leur absence ou leur solitude comptant autant que leur présence.
S’engager dans la lecture du roman c’est déjà accepter « la curiosité » d’une histoire différenciée de la nôtre, mais qui nous intéresse par ce qu’elle partage avec la nôtre. Ce qui nous fait choisir tel ou tel livre est un mystère. Dans l’expérience du lecteur, c’est l’influence d’autres lecteurs en lien à son propre état qui rend cette lecture possible à tel ou tel moment… Nous avons tous connu l’impossibilité d’entrer dans le livre que tout le monde a l’air d’apprécier ou de nous régaler de tel autre que nous ne pensions jamais lire. Le choix est personnel ; il dépend des circonstances de notre vie tant sociale que psychique. Il souligne à quel point la lecture est affaire relationnelle entre soi et les autres, livres, auteurs…
Accepter cette rencontre forcément hasardeuse me paraît être qualité à rencontrer ou ne pas rencontrer celui qui vient parler. Ne pas s’illusionner sur l’écoute dont nous serions capables quand nous ne pouvons pas entrer dans l’histoire est prélude à s’écouter soi en même temps que l’autre. Quelles sont les conditions pour entrer dans la lecture d’un roman et s’y plonger jusqu’à la fin ?
Qu’est-ce que lire ?
S’engager dans la lecture nécessite l’isolement de notre contexte matériel habituel. Il n’y a qu’à se rappeler les incidents et les problèmes familiaux causés par la lecture d’un membre d’une famille, enfant, conjoint ou parent, pour savoir combien la lecture est absence à la vie quotidienne, abandon de la réalité. Dans son excellent article consacré à la lecture, Paul-Laurent Assoun pense même que « le lecteur est en condition secrètement régressive analogue à l’endormissement et qu’il débranche ses investissements de réalité au profit du signe verbal. » (Nouvelle Revue de Psychanalyse n° 37 Gallimard p.132). Cet isolement, cette fuite, cette absence à la réalité est exclusivité de la présence du lecteur à sa lecture. Il y est seul ; il y est absorbé par les mots qui racontent. Seul donc, et toute son attention captée à ce que ces mots-là lui évoquent. Tout à la fois dans la désignation d’un déroulement qui pourrait être pris pour un récit de la réalité et en même temps dans l’évocation de ses propres fantômes intérieurs qui surgissent de cette rencontre où les mots de l’auteur se marient aux fantasmes du lecteur. La seule réalité qui subsiste est celle de la signification première des mots, tout le reste prend valeur d’espace de rêverie où la création de l’auteur suscite la rêverie du lecteur. À ce propos, Paul-Laurent Assoun dit : « lire, c’est bien en ce sens sous-traiter le fantasme du raconteur par son propre fantasme. » (Nouvelle Revue de Psychanalyse n° 37 Gallimard p.133).
N’est-on pas alors dans cette zone étrange d’attention flottante dont il est dit qu’elle se présente ainsi pour y puiser son efficacité ? Zone de l’échange où s’installe une rêverie qui s’alimente aux mots de l’autre pour s’évoquer à elle-même. Rêverie comme une sorte de conscientisation de soi qui passe par la croyance voire le déni qu’il s’agit d’un autre, des autres ; sorte de révélation à soi-même dans l’identification au récit, aux personnages du récit et à son auteur. Comme dans le récit de la scène du rêve où le sujet se déploie à travers des personnages qui, chacun, le dévoilent sans qu’il ait à d’abord s’y reconnaître.
L’acte de lire nous livre au constat d’une vie fantasmatique qui tantôt s’avance au grand jour, tantôt se dérobe indépendamment de notre vouloir. Se laisser aller à cet univers, qui lie le récit et la rêverie, véritable création de l’acte de lecture, préfigure un espace fantasmatique comparable à celui qui n’appartient ni à l’un, ni à l’autre mais naît de la rencontre, à savoir l’espace fantasmatique du transfert.
Lire et Écouter – Un certain narcissisme
De même que le lecteur, le « psy » (terme qui désigne l’écoutant dans le cadre de la clinique de la vie psychique) tout à la fois adhère à une histoire et s’attache à ce qu’elle fait surgir en lui au-delà du sens des mots et du récit.
Écouter autrui, lire fait renaître chez le « psy » ou le lecteur la sensation subjective d’être soi et un autre en même temps. Expérience toujours aussi scandaleuse pour notre conscience de la méconnaissance d’une partie de nous-mêmes, elle permet l’approche intime de la réalité de l’inconscient. Pour revenir à la lecture qui révèle le lecteur à son propre partage, elle le rend double aussi, parce que pris dans le récit, il en observe simultanément les dessous. « Dessous » proposés par l’auteur qui, par la mise en forme langagière narrative, met le lecteur parmi les mille et une petites choses incontrôlables de la vie. Lecteur pour qui se dévoile un incontrôlable similaire. Identifié à une position d’extériorité aux jeux fantasmatiques de la création littéraire, le lecteur jouit de s’y reconnaître dans sa subjectivité et dans le soulagement de la considérer de loin, comme si elle était de l’autre.
Dans son article sur la création littéraire et le rêve éveillé, Freud nous indique que :
« la jouissance de l’œuvre littéraire provient de ce que notre âme se trouve par elle (l’œuvre littéraire) soulagée de certaines tensions. Peut-être même le fait que le créateur nous met à même de jouir désormais de nos propres fantasmes sans scrupule ni honte contribue-t-il pour une large part à ce résultat ? » (1908, p.69.)
Dans ce même article, Freud insiste sur l’égocentrisme du lecteur occupé à contempler sa vie fantasmatique, et soulagé du déplaisir d’avoir à la reconnaître comme sienne. Il souligne le caractère narcissique de cette position royale.
N’est-on pas, là encore, autorisé à comparer ce plaisir de lire tel que le décrit Freud, au désir d’être une oreille attentive à la vie fantasmatique qui ne serait que de l’autre ?
Signe évident que le devenir professionnel « psy » serait symptôme névrotique de bon augure et que cette pratique soulagerait de bien des tensions. Mais pour continuer à réfléchir dans cette perspective, Freud, dans ce même article, ajoute que le lecteur est animé d’un sentiment d’invulnérabilité ; invulnérabilité liée à l’identification au héros du roman à qui tout peut arriver sans conséquence néfaste pour celui qui lit.
Je reconnais pour ma part dans ce sentiment d’invulnérabilité, la même force narcissique qui habite le « psy » à qui l’autre parle et continue de parler. Comme si la continuité de la parole ou du roman renforçait la croyance en son pouvoir de vivre tout et au-delà de tout. Illusion d’immuabilité, d’immortalité !
La complicité à créer un espace fantasmatique dans le lien transférentiel qui incite à la parole produit le cadre même du déploiement narcissique du « psy » et de son vis-à-vis.
Mais après avoir montré à quel point la machine fantasmatique mise en marche bénéficie au lecteur et au « psy », il faut néanmoins se demander qu’est-ce qui rend la lecture et l’écoute « psy » opérantes, car s’il s’agit d’accepter les fantasmes comme moteurs pour la rêverie du lecteur, on ne saurait fantasmer si le texte n’a pas de sens, si par exemple il est en langue étrangère ; il s’agit donc maintenant de se pencher sur ce que j’ai appelé la lecture « studieuse » où le texte, où la lettre ont toute leur importance.
Lire et Écouter – Existence d’un Autre
Je définirai la lecture studieuse comme celle qui exige une hyper vigilance pour les mots employés et leur agencement. À l’extrême elle pourrait être celle qui oblige à se référer au dictionnaire de la langue, à l’exactitude des mots et de leur sens, à la référence linguistique pour éviter l’approximation dans la compréhension d’un texte.
Un travail est imposé par l’exigence de comprendre dans l’exactitude et la vérité, lesquelles ne sont pas forcément indispensables à la lecture. Le lecteur dont la pente naturelle est de ne pas suivre strictement le chemin imposé par l’auteur, se trouve tenu de reconnaître comment il s’introduit dans la lecture. Il y est présent comme un corps étranger qui va faire des « trous » dans le texte lu, des erreurs de déchiffrage, des brouillages de compréhension. Dans cette sorte de confusion du sens qui fait lire dans l’à-peu-près, le lecteur va avoir à comparer sa traduction au texte immobile de l’écrit. C’est dans ce travail sur l’écart entre ce qui est de lui et ce qui est écrit que le lecteur peut percevoir sa place hégémonique et s’en destituer pour laisser la place à ce qui ne vient pas de lui. Accès libéré à l’univers de l’autre différencié de soi. Elle s’oppose à la solitude de la lecture légère et réclame un dispositif de comparaison de lectures. Cette lecture ne peut se passer de la première afin de faire alliance avec l’excitation fantasmatique et empêcher que le texte ne soit froid et lettre morte.
C’est de se donner le texte comme étranger qui permet de se demander ce qu’il veut dire : question immédiatement posée par un texte. Le souci d’exactitude et de vérité impose de se référer froidement à la littéralité du texte. Il s’agit justement de la règle d’or de l’herméneutique onirique introduite par Freud dans l’interprétation des rêves. Les mots tels qu’ils viennent pour composer le récit du rêve comptent pour rendre son rêve au rêveur. Aucune approximation n’est possible pour que se reconnaisse le sujet du rêve dans le travail du rêve. La lecture studieuse à la façon du décryptage du rêve s’en remet à la précision des termes pour se déparasiter du lecteur. Du même élan elle donne au lecteur lecture de sa lecture, véritable redistribution des partitions. C’est bien dans ce double mouvement d’identification et de différenciation que la lecture dans les formes extrêmes que j’ai essayé de vous présenter me paraît expérimenter l’écoute nécessaire pour entendre autrui dans son humanité et son altérité ou pour le dire autrement dans son caractère de semblable et de radicalement différent.