Construit sur le modèle des groupes de formation dont les travaux de D. Anzieu et de R. Kaës montrent la richesse (des contenus et des processus), le groupe d’élaboration de la pratique est proposé à l’Institut de Psychologie de Lyon 2 aux étudiants de l’actuel Master de niveau 2. Dans ce dispositif de formation, l’expérience d’une pratique professionnelle à travers au moins deux stages sous la responsabilité d’un psychologue professionnel ainsi qu’un tutorat prévu pour soutenir le passage à l’écriture de l’élaboration des différents aspects de cette expérience viennent compléter des séminaires d’enseignement. Cette année de professionnalisation qui succède à une formation théorique et à un concours difficile est anticipée comme devant confirmer la valeur des lauréats par la valeur de ce qui leur sera donné pour couronner leur succès. Des attentes idéalisées vont donc rencontrer la dure réalité du monde du travail, réalité où les psychologues sont loin de triompher et où les psychologues stagiaires comme représentants (quelques fois otages) de leur maître de stage vont recevoir les messages ambivalents adressés aux psychologues et théoriciens de la psychologie. Par la mise à l’épreuve du savoir, du savoir-faire et du savoir être, cette année fait courir aux étudiants le risque de l’incompétence et de la non-reconnaissance. C’est dans ce contexte que s’inscrivent tutorat et groupes d’élaboration de la pratique destinés à soutenir la compréhension des remises en question inévitables dans la rencontre avec une pratique professionnelle marquée par les limites de la réalité.
Le groupe d’élaboration de la pratique est constitué d’une douzaine d’étudiants rassemblés à raison d’une fois par semaine, pour une heure trente, en présence d’un psychologue, dans le but de métaboliser l’impact de la rencontre avec le milieu professionnel et les changements qu’elle induit dans les représentations conscientes et inconscientes du travail du psychologue, de l’institution dans lequel ce travail s’inscrit (médecine, éducation, enseignement…), de l’université et de la formation. Ce travail groupal de parole est l’occasion d’une modification en profondeur du rapport aux effets de l’inconscient tant dans le positionnement professionnel que personnel. Si les changements escomptés de ce dispositif de parole ne sont guère évaluables et contrôlables dans le présent du groupe, les étudiants témoignent de ses effets dans l’après-coup quand ils retrouvent les situations dans lesquelles ils ont été appelés à s’interroger.
Je vais essayer aujourd’hui de décrire les processus et effets engendrés par le groupe dans les différents axes du travail de l’élaboration telle qu’elle se présente dans les groupes que « j’anime » depuis une vingtaine d’années comme animatrice-enseignante-interprétante. Je reprends à mon compte la difficulté de D. Anzieu à qualifier la fonction de celui qui est « chargé » du groupe. Difficulté accrue par le lieu universitaire dont la fonction est plutôt de participer à l’accroissement du savoir qu’au remaniement des positions internes et externes du sujet. Il sera sans doute bien question ici de savoir, mais d’un savoir qui ne se construit pas comme instrument mais comme source de changement, y compris pour le sujet singulier qu’est chaque étudiant. Ma fonction dans le groupe est d’en établir le cadre et les règles pour une libre circulation de la parole entre les différents participants, afin que soit assuré le climat de confiance qui rend l’échange possible.
Ces règles sont celles d’un groupe de parole où chacun est invité à parler d’une situation de stage dans laquelle il est, ou a été, impliqué soit dans un lien intersubjectif direct, soit dans un groupe, soit dans l’institution, soit enfin dans son parcours formatif, le groupe ayant à associer à partir de cette narration afin que celle-ci s’amplifie des différents aspects et sens qu’elle suscite. La précision concernant l’implication est une façon de manifester mon souhait que soient mis en évidence dès le récit, les soubassements inconscients d’une réalité qui, dès qu’elle est racontée, est en voie de transformation. Cela indique aussi que les bouleversements et émotions générés par le stage sont les signes qui peuvent conduire à la reconnaissance de l’impact de l’inconscient, même si des éléments dits objectifs sont mis en avant. Le groupe est soumis aux règles de confidentialité et de restitution.
Si le groupe soutient l’émergence des représentations, la présence interprétante du professionnel soutient la compréhension des mécanismes qui se dévoilent et en propose parfois sa conceptualisation. S’il ne s’agit pas toujours de dévoiler un sens caché, il s’agit souvent d’interroger les évidences, les questionner pour faire surgir un sens absent. À l’intersection des représentations qui naissent, des processus primaires engagés dans la réalité du stage et du groupe, et d’une pensée secondarisée telle qu’elle existe dans l’apprentissage universitaire, l’élaboration fait liaison dans la réalité psychique la plus personnelle entre un vécu forcément pulsionnel, et un savoir théorique qui prend corps au travers d’une construction plus ou moins consciente d’une identité et position professionnelle.
L’élaboration, terme qui désigne pour la psychanalyse le travail nécessité à l’égal du travail du rêve pour l’intégration dans le psychisme d’un afflux d’excitations, permet le passage du registre économique au registre symbolique. Cette transformation s’opère par la mise en lien associative. L’élaboration permet la canalisation de l’énergie libre, elle évite le débordement des frontières du moi et l’angoisse qui l’accompagne. C’est l’investissement inconscient mobilisé par la situation de stage redoublé par l’investissement du groupe et de la formation qui aboutit à la mise en récit qui ouvre à l’élaboration. Le travail du groupe va transformer la réalité pulsionnelle appelée par la situation du lieu professionnel et de l’action, au monde représentatif de celui qui raconte à celui des participants du groupe. Il y a reprise et relais de l’investissement qui permet dans le jeu affectif et représentatif de la parole, l’interaction de l’inconscient de l’un avec celui des autres et une sensibilisation à d’autres points de vue et modes de fonctionnement inconscient. Les fantasmes et les angoisses, les identifications et les projections constituent la trame de l’élaboration. Ce travail est un parcours répétitif qui s’opère de manière singulière et réclame du temps. Bien que les processus secondaires paraissent au premier plan, l’analyse des contenus comme décomposition des mécanismes de défense et de répétition va demander un effort lui-même soutenu par l’investissement transférentiel. Chacun va y prendre le relais de la place où il se trouve et le transmettre à qui le prendra. Ce trajet est infiniment créateur même s’il faut beaucoup lâcher et perdre pour découvrir le nouveau.
Le groupe, moteur d’un mouvement régressif, va activer les processus primaires chez chacun et leur circulation entre tous. Les fantasmes, angoisses et conflits évoqués par les situations rapportées sont à l’œuvre en chacun et sont fréquemment les représentations privilégiées de ce qui se vit dans l’ici et maintenant du groupe. Le groupe fait dramatisation et caisse de résonance, car l’écoute et la participation de chacun entremêle sa problématique professionnelle propre à celle des autres, « tension commune aux fantasmes individuels » des participants, et crée ainsi un maillage collectif qui sert l’élaboration de la situation dont le groupe s’est emparé, mais aussi l’élaboration de chacun pour son propre compte. Le traitement psychique des situations de stage permet le traitement psychique de sa propre scène interne. La situation librement rapportée est le support conscient (la représentation consciente) d’une parole mobilisée par le transfert sur l’université et sa fonction formatrice, le groupe comme matrice régressive, et l’animateur-enseignant-interprétant comme incarnant dans sa présence corporelle l’université et le groupe. Chaque membre du groupe étant un représentant du transfert sur la tâche fixée pour le groupe. Comme l’écrit Freud, dans L’interprétation des rêves :
« La psychologie des névroses nous apprend que la représentation inconsciente ne peut en tant que telle, pénétrer dans le préconscient et qu’elle ne peut agir dans ce domaine que si elle s’allie à quelque représentation sans importance qui s’y trouvait déjà, à laquelle elle transfère son intensité et qui lui sert de couverture. »
Si la mobilisation transférentielle est induite par le dispositif groupal pour la formation, elle l’est aussi par sa dimension mutative dans le temps particulier où elle se présente pour les étudiants. Dans un temps de changement d’identité sociale qui rejoue le passage de l’enfant à l’adulte, ils sont pris par les processus groupaux dans un même bouleversement identificatoire. Le jeu des identifications entre université et champ professionnel, entre apprenti et ouvrier, entre théorie et pratique, est repris dans le jeu des identifications transférentielles groupales et conduit les étudiants à un remaniement des attitudes intérieures inconscientes.
Laurence Chassard
Alors s’éclairent progressivement les enjeux psychiques de la recherche de sens, là où parfois le réel ne se laisse saisir que d’être infigurable (proximité dans certains lieux de stages de la maladie grave, de la mort, mais aussi de la persistance destructrice de certains désirs…), l’intelligibilité de la réalité psychique et de ses mécanismes dont la résistance. La consigne du travail du groupe sollicite les réminiscences personnelles et la peur qu’elles engendrent, et ceci bien qu’aucune intervention du professionnel accompagnant n’aille dans le sens d’une interprétation individuelle. L’inconscient dans le groupe est exploré dans sa transitivité et dans ses caractéristiques interindividuelles.
S’il y a une métabolisation spontanée des excitations (telle que dans le récit du rêve) dans la mise en récit des situations professionnelles implicantes, il y a en même temps, confrontation à ce qui s’y révèle et cherche à s’y masquer. La résistance au travail élaboratif est repérable dans plusieurs manifestations comportementales. L’absence ou le retard dans le groupe qui évitent d’être interpellé par la consigne du raconter, la place prise plus ou moins en retrait du cercle, plus ou moins tournée ou proche de la sortie, et enfin le silence associatif sont autant d’indices de la peur qui s’engage avec le désir de parler. Mais la résistance la plus importante à l’approfondissement et au frayage du chemin élaboratif est sans doute celle qui protège le narcissisme du savoir et de la compétence en proposant compréhension et explication sans préalable associatif. Généralisation et théorisation a priori évitent le lent et laborieux tissage élaborateur où les mots tentent de lier une réalité difficilement abordable, supportable et figurable. Attaque contre le psychisme et la pensée, le fonctionnement « intellectuel » clive les pensées et le corps et construit une réalité abstraite qui ne tient pas compte de l’expérience interne du vécu, ni de la réalité extérieure et ce qu’elle représente d’autrui. Symptôme d’une identification aux universitaires, il signe aussi la résistance à la séparation d’avec ce qui constitue l’identité professionnelle primaire de l’étudiant, véritable métaphore d’une impossible séparation d’avec l’objet primaire. La mise en situation professionnelle des étudiants si elle est promotion, est aussi mise à l’épreuve de leur autonomie élaboratrice. La pensée secondarisée qui se présente de façon justifiée dans le lieu où elle se construit, à savoir l’université, devient dans le groupe une résistance à la reconnaissance d’une vie fantasmatique où pourrait s’identifier la douloureuse séparation d’avec les étayages multiples du « giron » universitaire et l’investissement massif du savoir qui y est transmis dont témoigne l’admission des étudiants en Master 2. La déstabilisation des positions identificatoires est renforcée, condensée et représentée par les effets d’adolescence des processus groupaux qui exigent un travail psychique important pour reconsidérer les habitudes et les représentations, les identifications et les investissements. C’est pourtant ce trajet régressif où, comme dans le travail de deuil, les investissements ont à abandonner de l’ancien pour se mettre à la disposition du nouveau. La comparaison avec le travail de deuil impose de constater les pertes et les affects dépressifs qui les accompagnent. C’est le prix à payer pour trouver les bases de ce qui constituera le style de chacun dans son identité professionnelle.
Le contenu des situations rapportées et du travail associatif met en évidence certains invariants qui confirment les processus groupaux et les difficultés psychiques spécifiques de cette formation et de la profession. Dans un premier temps, les situations évoquent des fantasmes d’abandon et d’absence d’orientation, il est alors question de l’indifférence des chefs et de ce que cela entraîne de confusion des places. L’étudiant ne sait pas ce qu’il a à faire ou à dire, il colle à son maître de stage et en attend des instructions. Dans le groupe la peur de s’engager dans la parole est patente, c’est le temps des questions générales. Vécu psychotisant, l’incertitude des places mène à des identifications à l’errance et à la perte de la raison. La peur est grande et les fantasmes persécutoires flambent : « Je suis comme les patients et les infirmières sont contre nous ». « Je ne sais pas où me mettre, je suis condamné à déambuler dans les couloirs comme les malades ». L’indifférenciation pousse à occuper d’autres positions professionnelles, prioritairement celles d’infirmier et d’éducateur car elles offrent l’avantage de pouvoir agir, et agir selon un modèle repérable. Le passage par l’activité corporelle sert de décharge à l’angoisse, mais renforce le vacillement de l’identité professionnelle : « Ai-je bien choisi ? Suis-je dans la bonne profession ? ». La blessure narcissique est à la mesure de la déception, la place professionnelle idéalisée devient celle de l’exclusion. Le désir de décharge est projeté sur les autres professionnels ou sur la population prise en charge, le psychologue stagiaire se trouve utilisé, manipulé, instrumentalisé, et lieu de demandes inassimilables qui le laissent désemparé et/ou contaminé. Cette identification au rien et au déchet signale le passage du fantasme de toute-puissance à un vécu d’impuissance qui en est le corollaire et la face cachée. En même temps, s’y entend la punition recherchée pour un sentiment de culpabilité inconscient à avoir gagné la position convoitée dans l’affrontement imaginaire et œdipien aux autres candidats au Master 2. C’est donc les fantasmes les plus archaïques qui animent les débuts du groupe, assortis d’une incertitude quant à l’appartenance institutionnelle et à la filiation. Dans ce même mouvement identificatoire au plus démuni, l’étudiant va passer par le désir d’arriver à sauver celui pour lequel personne ne peut plus rien, ou ne veut plus rien, et rendant utile à l’institution la re-libidinalisation d’un lien, il va se trouver confirmer dans sa nullité imaginaire par l’investissement d’une position héroïque, source espérée d’une réparation narcissique et d’une reconnaissance de son appartenance au groupe tant universitaire que professionnel. Progressivement le travail de l’élaboration psychique va permettre à l’étudiant de lâcher l’illusion narcissique de pouvoir adhérer au « contrat dénégatif » (R. Kaës) en participant au refoulement commun qui fonde l’institution où il est en stage, condition, pense-t-il, de sa reconnaissance à être du groupe. Les effets de la blessure narcissique vont laisser la place aux problématiques œdipiennes sous-tendues par la rivalité aux différents « maîtres » de la formation (enseignants, maîtres de stage), emblèmes des figures parentales mises, elles aussi, en rivalité dans le jeu du fantasme œdipien où l’alliance est recherchée avec les uns ou les autres. La culpabilité ne se manifestera pas en direct mais prendra le chemin des questions éthiques professionnelles, recherche d’une loi qui de contraindre mettra à l’abri de l’impuissance d’être petit au profit d’un vécu de la castration comme symboligène. L’investissement d’une position de détour quant à la satisfaction pulsionnelle dans l’exercice du métier, effet du principe de réalité, et d’une position transitionnelle (dedans-dehors) qui permette de garder une place tierce ouvrant à une élaboration psychique en continu va se constituer au profit d’une intervention professionnelle nuancée et souple dans les limites et les contraintes de la réalité. Cet article ne masque pas mon propre investissement du métier et de la formation, que les accents d’idéalisation qui s’y trouvent fassent le lit commun d’une appartenance à la famille des psychologues me paraît la moindre des choses, le travail d’élaboration de la pratique ne s’arrête pas avec la fin de la formation.