Place de la lecture dans la formation à l’écoute clinique

DOI : 10.35562/canalpsy.3097

p. 4-6

Texte

Le titre que j’ai proposé pour cette communication1 paraît un peu trop pédagogique pour que j’y reconnaisse ce dont je vais vous entretenir, mais « ce qui est dit » m’engage et je vais tenter d’expliquer d’où m’est venue cette idée que la lecture préparait à l’écoute clinique.

À Lyon 2 où je suis chargée de cours, j’ai l’habitude d’inviter les étudiants à lire. À lire pour le plaisir, des romans qu’ils choisissent avec leurs critères personnels en dehors de mes conseils, des romans qui les inspirent. Puis, j’ajoute qu’ils peuvent lire des ouvrages théoriques, les lire d’abord comme des romans c’est-à-dire sans vouloir « tout comprendre » et enfin, je précise que si le plaisir de leur lecture n’est pas entamé, il est bien alors de se livrer à l’examen du texte dans sa précision et ses effets.

Comme on le constatera, j’ai décrit un parcours dont je suis convaincue qu’il participe à la formation du psychologue dans son aptitude à écouter et entendre celui qui s’adresse à lui. Aujourd’hui, je vais m’interroger sur les raisons qui fondent mon conseil.

De quelles dispositions jouit le lecteur qui soient dispositions à écouter autrui ?

Je voudrais préciser déjà que la lecture que je « prescris » aux étudiants n’a pas valeur et volonté d’enseignement et d’information. Il ne s’agit pas d’y puiser un savoir sur les autres même si cette qualité de la lecture ne peut se soustraire au bénéfice de lire, mais plutôt de les rendre sensibles au mouvement de lecture qui nous met à la disposition des mots d’un autre sans représentation visuelle de l’histoire et des personnages (ce qui rend la lecture différente du cinéma par exemple).

Le mouvement de lecture qui me semble formateur c’est cet entremêlement indispensable et constant entre deux manières de lire que je vais tenter de différencier. La première, que j’appellerai volontiers lecture légère dont le modèle pourrait être la lecture du roman et la seconde, lecture studieuse dont le modèle pourrait être la lecture de théorie. Cette différenciation n’est utile que pour notre réflexion, les deux me paraissant le plus souvent liées.

Voyons un peu de quoi je parle à propos de lecture légère. Le terme de léger ne doit pas être entendu de façon péjorative, il se veut plutôt évoquer la curiosité et le plaisir de lire sans s’y obliger. Sans s’obliger à relever, à rectifier l’inexactitude même du texte lu qui s’insère dans le texte écrit. Le roman se présente comme exemplaire pour décrire ce mode de lecture. Le roman c’est une histoire, une narration d’une tranche de temps animée par des personnages, leur absence ou leur solitude comptant autant que leur présence.

S’engager dans la lecture du roman, c’est déjà accepter « sa curiosité »

Curiosité d’une histoire différenciée de la nôtre mais qui nous intéresse par ce qu’elle partage avec la nôtre. Ce qui nous fait choisir tel ou tel livre est un mystère. L’expérience du lecteur c’est que l’influence des autres lecteurs et son propre état aboutissent à cette lecture dans tel ou tel moment. Nous avons tous connu l’impossibilité d’entrer dans tel livre que tout le monde a l’air d’apprécier ou de nous régaler de tel autre que nous ne pensions jamais lire. Le choix est personnel ; il dépend des circonstances de notre vie tant sociale que psychique. Il souligne à quel point la lecture est affaire relationnelle entre soi, les autres, les livres, les auteurs… Accepter cette rencontre hasardeuse me paraît être qualité à rencontrer ou ne pas rencontrer celui qui vient de parler. Ne pas se faire croire que l’on entend quand nous ne pouvons pas entrer dans l’histoire est prélude à s’écouter soi en même temps que l’autre.

Mais quelles sont donc les conditions pour entrer dans la lecture d’un roman et s’y plonger jusqu’à la fin ?

S’engager dans la lecture nécessite l’isolement de notre contexte matériel habituel. Il n’y a qu’à se rappeler les incidents et les problèmes familiaux causés par la lecture d’un membre d’une famille, enfant, conjoint ou parent, pour savoir combien la lecture est absence à la vie quotidienne, abandon de la réalité. Dans son excellent article du numéro de la Nouvelle revue de psychanalyse consacré à la lecture, Paul-Laurent Assoun pense même que « le lecteur est en condition secrètement régressive analogue à l’endormissement et qu’il débranche ses investissements de réalité au profit du signe verbal » (NRP, no 37, p. 132). Cet isolement, cette fuite, cette absence à la réalité est exclusivité de la présence du lecteur à sa lecture. Il y est seul ; il y est absorbé par les mots qui racontent. Seul donc et toute son attention consacrée à ce que ces mots lui évoquent. Tout à la fois dans la désignation d’un déroulement qui pourrait être pris dans un récit de la réalité et en même temps dans l’évocation de ses propres fantômes intérieurs qui surgissent de cette rencontre où les mots de l’auteur se marient aux fantasmes du lecteur.

La seule réalité qui subsiste est celle de la signification première des mots, tout le reste prend valeur d’espace de rêverie

Espace où la création de l’auteur suscite la rêverie du lecteur. À ce propos, P.-L. Assoun dit : « lire, c’est bien en ce sens sous-traiter le fantasme du raconteur par son propre fantasme » (ibid., p. 133). N’est-on pas alors dans cette zone étrange d’attention flottante dont on nous dit qu’elle se présente ainsi pour y puiser son efficacité ? Zone de l’échange où s’installe une rêverie qui s’alimente aux mots de l’autre pour s’évoquer à elle-même. Rêverie comme une sorte de conscientisation de soi qui passe par l’illusion qu’il s’agit d’un autre, des autres. Rêverie qui est une sorte de révélation à soi-même dans l’identification au récit et à son auteur.

L’acte de lire nous livre au constat d’une vie fantasmatique qui tantôt s’avance au grand jour, tantôt se dérobe indépendamment de notre vouloir. Se laisser aller à cet univers, univers qui lie le récit et la rêverie véritable création de l’acte de lecture préfigure un espace fantasmatique comparable. Celui qui n’appartient ni à l’un, ni à l’autre mais naît de la rencontre, à savoir l’espace fantasmatique du transfert. De même que le lecteur, le « psy » (terme qui désigne l’écoutant dans le cadre de la clinique psychique) tout à la fois adhère à une histoire et s’attache à ce qu’elle fait surgir en lui au-delà du sens des mots et du récit.

De la lecture du roman…

De la lecture du roman…

Écouter autrui, lire, font renaître chez le « psy » ou le lecteur, la sensation subjective d’être soi et autre en même temps. Expérience toujours aussi scandaleuse pour notre conscience, de la méconnaissance d’une partie de nous-même, approche intime de la réalité de l’inconscient. Pour revenir à la lecture qui révèle le lecteur à son propre partage, elle le rend double aussi, parce que pris dans le récit, il observe simultanément les dessous. « Dessous » proposés par l’auteur qui dévoile les milles et unes petites choses incontrôlables de la vie ; dévoilement d’un incontrôlable similaire chez le lecteur.

Identifié à une position d’extériorité aux jeux fantasmatiques de la création littéraire, le lecteur jouit de s’y reconnaitre dans sa subjectivité et dans le soulagement de la considérer de loin

Dans son article sur la création littéraire et le rêve éveillé Freud nous indique que :

« la jouissance de l’œuvre littéraire provient de ce que notre âme se trouve par elle (l’œuvre littéraire) soulagée de certaines tensions. Peut-être même le fait que le créateur nous met à même de jouir désormais de nos propres fantasmes sans scrupules ni honte contribue-t-il pour une large part à ce résultat ? » (Essais de psychanalyse appliquée, p. 81.)

Dans ce même article Freud insiste sur l’égocentrisme du lecteur occupé à contempler sa vie fantasmatique et soulagé du déplaisir d’avoir à la reconnaître comme sienne. Il souligne le caractère narcissique de cette position royale. N’est-on pas là encore autorisé à comparer ce plaisir de lire tel que le décrit Freud, au désir d’être l’oreille attentive à la vie fantasmatique qui ne serait que de l’autre ?

Signe évident que le devenir professionnel « psy » serait symptôme (bien) névrotique et que cette pratique soulagerait de bien des tensions. Mais pour continuer à réfléchir dans cette perspective Freud dans cet article ajoute que le lecteur est animé d’un sentiment d’invulnérabilité ; invulnérabilité liée à l’identification au héros du roman à qui tout peut arriver sans conséquences néfastes pour celui qui lit. Je reconnais pour ma part dans ce sentiment d’invulnérabilité, la même force narcissique qui habite le « psy » à qui l’autre parle et continue de parler. Comme si la continuité de la parole ou du roman, renforcerait la croyance en son pouvoir de vivre au-delà de tout. Illusion d’immuabilité, d’immortalité.

La complicité à créer un espace fantasmatique dans le lien transférentiel qui incite à la parole produit le cadre même du déploiement narcissique du « psy » et de son vis-à-vis

Je crois vous avoir montré à quel point la machinerie fantasmatique mise en marche bénéficie au lecteur ou au « psy » ; mais je ne vous laisserai pas croire que cela seul puisse rendre la lecture et l’écoute « psy » opérantes. Car s’il s’agit d’accepter les fantasmes comme moteurs pour la rêverie du lecteur, on ne saurait fantasmer si le texte n’a pas de sens, si par exemple la langue est étrangère ; il s’agit donc maintenant de se pencher sur ce que j’ai appelé la lecture « studieuse » où le texte, où la lettre, ont toute leur importance.

Je définirais la lecture studieuse comme celle qui exige une hypervigilance pour les mots employés et leur agencement.

À l’extrême elle pourrait être celle qui oblige à se référer au dictionnaire de la langue, à la référence linguistique dès lors que la compréhension du lecteur ne serait qu’approximation. Un travail est imposé par l’exigence de comprendre dans l’exactitude et la vérité, lesquelles ne sont pas forcément indispensables à la lecture. Le lecteur dont la pente naturelle est de ne pas suivre « complètement » le chemin imposé par l’auteur, se trouve tenu de reconnaître comment il s’introduit dans la lecture. Il y est présent comme un corps étranger qui va faire des « trous » dans le texte, des erreurs de déchiffrage, des brouillages de compréhension. Dans cette sorte de confusion du sens qui fait lire dans l’à peu près, le lecteur va avoir à comparer sa traduction au texte immobile de l’écrit. C’est dans ce travail sur l’écart entre ce qui est lu et ce qui est écrit que le lecteur peut percevoir sa place hégémonique et s’en destituer pour laisser la place à ce qui ne vient pas de lui. Accès libéré à l’univers de l’autre différencié de soi. Elle s’oppose à la solitude de la lecture légère et réclame un dispositif de comparaison des lectures. Cette lecture ne peut se passer de la première afin de faire alliance avec l’excitation fantasmatique et d’éviter que le texte ne soit froid et lettre morte.

Mais c’est de se donner le texte comme étranger qui permet de se demander ce qu’il veut dire.

Question immédiatement posée par un texte. Le souci d’exactitude et de vérité impose de se référer froidement à la littéralité du texte. Il s’agit justement de la règle d’or de l’herméneutique onirique introduite par Freud dans L’interprétation des rêves. Les mots tels qu’ils viennent pour composer le récit du rêve comptent pour rendre son rêve au rêveur. Aucune approximation n’est possible pour que se reconnaisse le sujet du rêve dans le travail du rêve.

... à la lecture de la théorie.

... à la lecture de la théorie.

La lecture studieuse à la façon du décryptage du rêve s’en remet à la précision des termes pour se déparasiter du lecteur. Du même élan elle donne au lecteur lecture de sa lecture, véritable redistribution des partitions. C’est bien dans ce double mouvement d’identification et de différentiation que la lecture dans les formes extrêmes que j’ai essayé de vous présenter, me paraît expérimenter l’écoute nécessaire pour entendre autrui dans son humanité et son altérité.

Notes

1 Communication faite lors du 1er forum du livre Écrits et psychiatrie, organisé à l’hôpital du Vinatier les 4 et 5 nov. 88 par l’association Écrits-Pst-Lyon.

Illustrations

Citer cet article

Référence papier

Ghislaine Biodjekian, « Place de la lecture dans la formation à l’écoute clinique », Canal Psy, 2 | 1993, 4-6.

Référence électronique

Ghislaine Biodjekian, « Place de la lecture dans la formation à l’écoute clinique », Canal Psy [En ligne], 2 | 1993, mis en ligne le 22 mars 2021, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3097

Auteur

Ghislaine Biodjekian

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ISNI
  • BNF

Articles du même auteur

Droits d'auteur

CC BY 4.0