Cinq paradigmes cliniques du vieillissement

Interview de Christiane Joubert

p. 15

Editor's notes

Propos recueillis par A.-C. Froger.

Text

Canal Psy : Mme Joubert, avec P. Charazac vous soulignez dans votre article la désorganisation des liens familiaux que produit l’entrée dans la démence d’un des membres de la famille. Qu’est-ce qui se trouve si fortement remis en question à l’occasion de la démence d’un parent ?

 

 

Christiane Joubert : Le socle familial est fait de liens narcissiques articulés de liens libidinaux, c’est-à-dire de suffisamment commun et de suffisamment différent. Mais ces liens familiaux sont en constante évolution : en effet on passe d’une position d’enfant à adolescent, puis à l’âge adulte, avec le lien d’alliance, parental à son tour, et enfin grand-parental. À tout moment dans la vie d’une famille les liens peuvent être fragilisés, et la maladie grave (somatique ou psychique) d’un membre de la famille affecte forcément tous les autres.

D’autre part passer de la position parentale à la position grand-parentale modifie le fonctionnement de la famille. La dépendance du sujet âgé à l’égard des siens affecte le fonctionnement familial : les rôles parfois s’inversent et les enfants se trouvent en position parentale par rapport à leurs parents (c’est ce que j’ai décrit aussi dans un numéro de Dialogue, récemment, sous le titre « du fantasme de parentalité inversée »). Enfin l’ancêtre dément devient le maillon défaillant, la mémoire manquante, ce qui empêche la constitution de l’enveloppe généalogique familiale.

C. P. : Vous posez par ailleurs l’hypothèse que les différents dénis du parent, qui se manifestent alors, peuvent amener les enfants à répondre par des passages à l’acte du côté de la transgression œdipienne. Quel peut être le fil directeur à suivre, selon vous, pour les institutions de soin qui peuvent se trouver convoquées sur la scène sociale ou médicale ?

C. J. : La transgression œdipienne est souvent à l’œuvre dans l’attaque du lien de couple des âgés : devenus dépendants, les enfants les séparent afin de s’occuper de chacun, ce qui est en effet moins lourd que de s’en occuper ensemble. Le fantasme de scène primitive est alors dénié, et les institutions fonctionnent souvent en miroir, en séparant les couples âgés, ou en plaçant l’un loin de l’autre, sans tenir compte de leur lien de couple et sans prendre en compte la souffrance occasionnée. Il est important du côté de l’institution de respecter le lien de couple des âgés, et surtout de tenir compte de leur propre choix (pouvoir par exemple partager une chambre commune, se voir sans restriction, selon leur désir), sans que les enfants aient à décider à leur place.

C. P. : Vous revenez également sur le dilemme qui se pose aux familles qui envisagent un placement en institution de leur parent malade, en soulignant la collusion traumatique qui peut se produire lorsque le parent vient à décéder peu après. Quel type d’accompagnement pouvez-vous alors leur proposer ? Et dans quel cadre pouvez-vous être sollicitée pour ces situations ?

C. J. : Il est toujours souhaitable en effet que le placement d’une personne âgée en établissement soit préparé, car c’est un traumatisme pour elle de tout quitter pour aller en collectivité. Des entretiens familiaux peuvent être proposés avant le placement, et surtout au moment de l’entrée en établissement afin que se parle la douloureuse séparation pour le parent et la famille souvent très culpabilisée, en vue de permettre une adaptation possible. Le rôle du psychologue là est fondamental : il va au-devant de cette souffrance afin d’en permettre l’élaboration : c’est ce que j’ai souvent décrit (dans le Divan Familial par exemple), autour de la proposition de dispositifs de soins psychiques pour les patients et leur famille, au sein des institutions.

C. P. : Vous consacrez également toute une partie de l’article à une réflexion portant sur l’économie psychique de l’aidant familial, en faisant allusion, entre autres, aux programmes éducatifs qui, en réagissant aux plaintes des aidants sans prendre en compte la part inconsciente de leur investissement, peuvent bouleverser plus ou moins violemment l’équilibre qui s’est établi entre ceux-ci et le parent aidé. Ce pan que vous abordez intéresse probablement un grand nombre de praticiens, même éloignés de la gérontologie, qui peut rencontrer cette problématique du lien. Qu’est-ce qui vous a conduit à cette réflexion menée avec P. Charazac ?

C. J. : C’est une question qui s’adresse plutôt à P. Charazac, mais je peux aussi vous en dire quelques mots. La souffrance familiale occasionnée par la dépendance du sujet âgé, (psychique et ou physique), implique qu’on la prenne en compte sur le plan psychique et inconscient, et pas seulement sur un mode de réalité (avec certes des aides nécessaires dans le réel). L’accompagnement psychologique du patient et de sa famille, le respect du fonctionnement aussi bien familial qu’individuel, s’imposent. Des entretiens de soutien, dans le respect et la neutralité bienveillante, aident la famille et le patient à élaborer leurs souffrances et à assouplir leurs liens. C’est un travail qui concerne l’institution dans son ensemble, avec si possible des espaces de supervision.

C. P. : De votre côté, quel message transmettriez-vous aux jeunes psychologues qui débutent dans ce champ de pratique ?

C. J. : En ce qui me concerne, je pense qu’il est fondamental actuellement que le jeune psychologue ait une formation clinique lui permettant d’appréhender aussi bien le fonctionnement individuel que le fonctionnement groupal et familial, afin qu’il puisse proposer des dispositifs adéquats, répondant aux problématiques qu’il rencontre sur le terrain. Car n’oublions pas que ce n’est pas le patient qui doit se plier au dispositif proposé, mais bien le dispositif qui doit être adapté aux besoins du patient : « un cadre à la mesure »… C’est ce que nous apprend la clinique gérontologique : aller vers l’autre en grande souffrance, au niveau individuel et de ses liens. Le respect du fonctionnement psychique de l’autre et des autres, corrélé avec la neutralité bienveillante et l’abstinence, constituent le cadre interne du psychologue clinicien.

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References

Bibliographical reference

Christiane Joubert and Anne-Claire Froger, « Cinq paradigmes cliniques du vieillissement », Canal Psy, 75 | 2006, 15.

Electronic reference

Christiane Joubert and Anne-Claire Froger, « Cinq paradigmes cliniques du vieillissement », Canal Psy [Online], 75 | 2006, Online since 20 septembre 2021, connection on 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=730

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