Construction d’un présent discursif : étude de moo en japonais

  • Construction of a discursive present: study of moo in Japanese

DOI : 10.35562/elad-silda.1303

Résumés

Cet article est consacré à l’étude du marqueur discursif moo en japonais, très fréquent à l’oral. Il est également caractérisé par une forte polysémie : en dehors de la valeur aspecto-temporelle, il connaît des valeurs exprimant un haut degré, une quantité ajoutée, une indignation, un reproche, etc.
Compte tenu de l’étymologie de moo (issu de ima « maintenant »), on propose une hypothèse sur son identité sémantique de la façon suivante : dans le schéma moo p (où p correspond à sa portée), moo marque la construction avec p d’un présent discursif (nouvel état de choses/nouveau dire), dans un rapport de discontinuité avec ce qui précède. À partir de cette identité sémantique, on propose de décrire la polysémie de moo comme relevant d’un principe de variation régulée. Cinq grands types d’emplois réguliers du marqueur sont ainsi distingués sur la base de rapport variable entre deux composantes de l’identité sémantique du marqueur, à savoir le présent discursif (p) et ce qui précède (contexte gauche).
Une brève comparaison avec le marqueur ato, proche de moo dans certains contextes, complète l’analyse afin de cerner la singularité de ce dernier.

This article is devoted to the study of the discourse marker moo in Japanese, which is very frequent in oral speech. It is also characterized by a high degree of polysemy : in addition to its aspecto-temporal value, it has values such as 'high degree', 'added quantity', 'indignation', 'reproach', etc.
Taking into consideration the etymology of moo (ima 'now'), we propose a hypothesis on its semantic identity as follows : in the scheme moo p (where p corresponds to its scope), moo marks the construction with p of a discursive present (new state of affairs / new saying), in a relationship of discontinuity with what precedes. On the basis of this semantic identity, we propose to describe moo’s polysemy as a regulated variation. Five main types of regular use of the marker are distinguished on the basis of the variable relationship between two components of the marker’s semantic identity, namely the discourse present (p) and what precedes (left context).
A brief comparison with the marker ato, which is close to moo in certain contexts, completes the analysis in order to identify the latter’s singularity.

Plan

Texte

Introduction

En japonais, moo est un marqueur extrêmement fréquent à l’oral. Ce marqueur est également polysémique avec une grande diversité d’emplois et de valeurs (aspecto-temporelle, haut degré, quantité ajoutée, etc.). Plusieurs travaux ont déjà été consacrés à moo. On peut distinguer deux grands types d’approche. Dans le premier type d’approche, on s’intéresse uniquement à un ou plusieurs emplois de moo : par exemple, l’emploi aspecto-temporel de moo, traité dans une perspective contrastive avec mada (« encore ») (cf. Ikeda 1999 ; 2000 ; Kinsui 2003). Dans le second type d’approche, on tente de rendre compte de l’ensemble des valeurs et emplois associés à moo, sur la base d’une hypothèse unitaire, malgré leurs statuts syntaxiques différents (adverbe, interjection1) (cf. Aoki 1987 ; Morita 1989 ; Watanabe 2001 ; Oguma 2006). Notre travail s’inscrit dans la seconde approche2.

Pour ne citer que deux travaux relevant de cette approche, S. Aoki (1987) caractérise moo comme marquant le « dépassement », au moment d’énonciation, de la limite associée à un domaine d’évaluation (quantité/qualité, temps, aspect) ; pour K. Oguma (2006), moo opère sur deux positions indissociables : p (=une valeur factuelle) et (p, p’) (=une valeur attendue ou prévue ; une position pas encore qui tend vers p). De ces deux études citées, on constate qu’elles ont en commun le fait que moo travaille sur un rapport entre deux éléments. Nous adoptons également ce point de vue, mais en donnant un statut différent à ce rapport.

Dans cet article, nous analyserons moo comme marqueur discursif3. Nous montrerons qu’à partir de son identité sémantique, on peut décrire les valeurs et emplois de moo comme relevant d’une variation régulée. La grande majorité des exemples analysés dans cet article a été tirée du corpus NINJAL-LWP-for-TWC (NLT4).

1. Question d’étymologie

Il faut signaler une question concernant l’étymologie de moo, qui à première vue pourrait empêcher un traitement unitaire de ce marqueur. Selon N. Kanami (2003), il y a deux moo : « aspectual adverb moo “already, now, soon” : moo1 » et « quantifier-modifying adverb moo “more” : moo2 », qui ont la même forme, mais qui ont deux origines différentes :

  1. ima-wa (ima : « now », wa : topic marker) > mawamau > moo 1
  2. ima (quantificational prefix) > ma > mo > moo 2

De là elle soutient l’idée que ces deux moo doivent être considérés comme des homonymes. Cependant, malgré leur origine distincte, on peut constater que moo1 et moo2 partagent un élément commun : ima (« maintenant »), leur différence étant uniquement la présence ou non de wa (particule de thématisation). Cela laisse supposer qu’il n’est pas impossible de considérer qu’« on arrive à une forme identique par le jeu de déformations, sans doute pas totalement arbitraires, provenant des activités épilinguistiques des japonophones » (Oguma 2005 : 150).

2. Identité sémantique de moo

Nous proposons l’hypothèse suivante sur l’identité sémantique de moo : « Moo marque la construction avec p d’un présent discursif, dans un rapport de discontinuité avec ce qui précède. »

  • p correspond à la portée de moo ;
  • Le présent discursif désigne un nouvel état de choses/un nouveau dire. La construction de ce présent discursif est directement liée à l’élément ima (« maintenant »), étymologie de moo (cf. Kanami 2003) ;
  • La discontinuité entre p et ce qui précède est variable selon les cas. Sur la base du rapport variable entre ces deux composantes, nous distinguons cinq grands cas, qui correspondent à un principe de variation auquel moo est soumis5.

3. Variation de moo

Dans la suite du texte, S0 et S1 notent respectivement le locuteur et l’interlocuteur.

3.1. p comme surgissement

Dans ce premier cas de figure, moo apparaît dans le contexte où le locuteur exprime une forte émotion suite à un événement ou une situation qui le bouleversent. La séquence p, correspondant à la portée de moo, est souvent réalisée par des prédicats qualificatifs (adjectivaux ou nominaux) :

(1)

Moo

saikoo

desu !

moo

super

COP.NPST

« C’est vraiment super ! » (NLT)

 

(2)

Moo

itaku-te

itaku-te

(…).

moo

avoir.mal-PCL

avoir.mal-PCL

« Cela faisait mal, mais mal ! » (NLT)

Dans ces exemples, p est un dire qui exprime l’état interne de S0 qui est bouleversé par un événement ou une situation. Autrement dit, moo p est l’expression d’un choc émotionnel6, positif ou négatif, de S0, suite à un événement : en (1), il s’agit d’une réaction du locuteur qui a vu un film ; en (2), le locuteur exprime sa grande souffrance engendrée par une douleur au cou, à l’épaule et à la tête ; la réduplication de l’adjectif contribue à exprimer le haut degré de cette souffrance (cf. itakute, itakute). Par ailleurs, on peut signaler que moo, dans ce type d’emploi, forme la locution sore wa moo qui fonctionne comme réaction exclamative :

(3)

Gakkooseikatsu-wa

tanoshikat-ta

Desu

ka ?

vie.scolaire-TOP

agréable-PST

COP.POL.NPST

Q

« Ta vie scolaire a été agréable ? »

Sore-wa

moo !

Ceci-TOP

moo !

« Et comment ! » (NLT)

Expression d’une émotion très forte, moo p est une réaction autonome, échappant à tout contrôle : c’est comme si elle échappait au locuteur. En tant que surgissement, elle est totalement indépendante de ce qui précède.

3.2. Validation de p

Dans ce deuxième cas de figure, moo a une valeur aspecto-temporelle. Nous dirons que moo p signifie la validation de p (événement/état). Cette validation de p revient à disqualifier toute représentation (par S0 ou S1) de p comme « pas encore p », « non-p est le cas », etc. correspondant à ce qui précède.

(4)

Ishioka-koochoo-wa

Iru

no ?

Ishioka-directeur-TOP

être. NPST

Q

« M. Ishioka, il est là ? »

Iie,

moo

kaeri-mashi-ta.

Non

moo

rentrer-POL-PST

« Non, il est déjà rentré. »

(https://kakuyomu.jp/works/16816452218457290577/episodes/16816452218504899146 consulté 29/07/2023)

 

(5)

Sono

denwa-o

toru-na !

Ce

appel-ACC

prendre-IMP.NEG

« Ne prends pas cet appel ! »

Tokoroga

Moo

osokat-ta.

Pourtant

Moo

tard-PST

Mais c’était trop tard.

Kyoofu-ni

tae-kane-ta

shufu-no

Y-san-ga

Peur-PCL

supporter-AUX-PST

femme.au.foyer-PCL

Y-madame-SBJ

denwa-o

tot-te-shimat-ta

no

da.

appel-ACC

prendre-PCL-AUX-PST

PCL

COP.NPST

« Mme Y, prise par la peur, a décroché. » (NLT)

Dans (4), moo p (« rentrer ») remet en cause la supposition de S1 (cf. « il est là ? »). Dans (5), moo p (« tard ») prend l’interprétation de « trop tard » : le fait que S1 a décroché le téléphone remet en cause la possibilité pour S0 de l’en empêcher à temps. Ici, moo met en valeur cet aspect irréversible7.

Dans l’exemple suivant, moo prend la valeur de « précocité » : le constat de la validation de p remet en cause la supposition de S0 sur l’heure qu’il est ; de là découlent des effets de sens comme l’expression de la surprise :

(6)

Jikoku-o

Kakuninsuru

to,

10-ji

47-fun.

Uso ?

Moo

konna

jikan.

E ?

heure-ACC

vérifier. NPST

PCL

10-h

47-min

mensonge

moo

pareil

heure

Quoi

« J’ai vérifié l’heure : il était 10h47. Non ! Il est déjà si tard ? C’est pas vrai ! » (NLT)

Lorsque p est réalisé par la forme non passée, moo peut prendre la valeur d’« anticipation » : tout en étant dans « pas encore p », S0 anticipe la validation de p. D’où l’interprétation de moo p comme « bientôt p ».

(7)

Mooa

chotto

matte-ro,

moo

tsuku.

moo

un.peu

attendre-AUX.IMP

moo

arriver. NPST

« Attends encore un peu. On y arrive bientôt. » (NLT)

a. La première occurrence de moo dans cet exemple sera analysée en 3.3.

 

(8)

Watashi-wa

san-gatsu

juuichi-nichi-ni

“Aa,

kono

kuni-wa

moi-TOP

mars-mois

11-jour-PCL

Ah

ce

pays-TOP

moo

owaru”

to

omoimashi-ta.

moo

finir. N-PST

QUOT

penser.POL-PST

« Moi, le 11 mars, je me suis dit : “Ah, ça va être la fin de ce pays” » (NLT)

Enfin, dans l’exemple suivant, où p correspond à l’adjectif ii exprimant une conformité, moo signifie que l’état de choses visé (présent discursif) est désormais atteint, disqualifiant ce qui précède (correspondant à « p n’est pas encore le cas ») :

(9)

Kon,

kon !

toc

toc

(Toc, toc)

Maa-chan

moo

ii

kai ?

Maa-SUF

moo

bon

Q

« Maa, c’est bon ? »

Moo

ii

yo.

Irasshai.

moo

bon

PCL

venir.HON.IMP

« C’est bon. Entre. » (NLT)

De tous les exemples ci-dessus, nous dirons que la discontinuité entre le présent discursif (p) et ce qui précède est faible, dans la mesure où ce qui précède (correspondant à « pas encore p ») n’a pas de visibilité propre : en tant qu’étant disqualifié, il n’est restitué qu’à partir de la validation de p.

3.3. p comme ajout

À la différence de 3.2 où l’état de choses précédent (ce qui précède) avait une présence faible par rapport au présent discursif, ici il y a coprésence de ces deux éléments, constitutifs de la sémantique de moo. En effet, dans les exemples relevant de ce cas de figure, moo travaille sur l’articulation de deux occurrences de p (correspondant à une quantité) : première occurrence de p (notée p1), déjà présente dans le contexte gauche (et à ce titre correspond à ce qui précède) et deuxième occurrence de p (notée p2) que moo introduit dans l’énoncé, correspondant au présent discursif.

(10)

Gohan

moo

ippai

iru ?

riz

moo

un.bol

il.faut.NPST

« Veux-tu un autre bol de riz ? »

Un,

onegai.

Demo

ammari

takusan

yosowa-nai-de

ne

oui

s’il.te.plaît

Mais

excessivement

Beaucoup

servir-NEG-PCL

PCL

« Oui, s’il te plaît. Mais pas beaucoup. » (NLT)

 

(11)

Kutsushita-no

moo

katahoo-ga

mitsukara-nai.

chaussette-PCL

moo

l’autre-SBJ

se.trouver-NEG.NPST

« Je ne retrouve pas l’autre chaussette. » (Dictionnaire Meikyoo)

Dans ces exemples, la première occurrence de p (= p1) est présente dans le contexte gauche : en (10), S0 a déjà mangé un ou plusieurs bols de riz (p1) ; en (11), katahoo désigne l’un des deux éléments d’une paire. À cette première occurrence, moo introduit p comme une deuxième occurrence. Bien que p2 vérifie la même propriété que p1, elle s’en différencie sur le plan quantitatif. Cette différence quantitative correspond à la discontinuité de p2 par rapport à p1, d’où l’interprétation de p2 comme quantité ajoutée, traduisible par « autre » ou « encore ».

Dans les exemples suivants, moo apparaît avec des expressions comme tokoro datta (« avoir failli »). Ici p2 que moo introduit est une nouvelle occurrence de p, par rapport à p1 du point de vue quantitatif, mais présentée comme une occurrence fictive : p2 est une occurrence qui n’a pas eu lieu, mais qui aurait pu changer la donne, plutôt négativement :

(12)

Chichi-wa

osoroshii

chikara-de

Ogen-o

tsukamaeyoo-to-shi-te,

père-TOP

terrifiant

force-PCL

Ogen-ACC

attraper.VOL-PCL-AUX-PCL

moo

sukoshi-de

Ogen

no

te-ga

hikichigi-rareru

tokoro

deat-ta.

moo

un.peu-PCL

Ogen

PCL

main-SBJ

arracher-PAS.NPST

lieu

COP-PST

« Mon père, essayant d’attraper Ogen avec sa force terrifiante, a failli lui arracher la main. » (NLT)

 

(13)

Kora!

Ushikichi-kun,

dooro-ni

tobidashi-cha

dame

da

yo.

Ushikichi-SUF

route-PCL

courir.sur.la.route-PCL

il.ne.faut.pas

COP.NPST

PCL

Moo

sukoshi-de

hii-chau

tokoro

dat-ta

yo.

moo

un.peu-PCL

renverser-AUX.NPST

lieu

COP-PST

PCL

« Hé, Ushikichi ! Tu ne dois pas courir sur la route. J’ai failli te renverser. » (NLT)

Dans tous les exemples ci-dessus, il y a coprésence de p1 (ce qui précède) et p2 (présent discursif), mais nous dirons qu’il y a pondération sur p2, dans la mesure où p2 est un enjeu discursif (p2 est un élément nouveau à prendre en considération).

3.3.1. Brève comparaison avec ato

Dans certains énoncés relevant du cas 3.3, le marqueur ato (« après »8) est commutable avec moo avec une interprétation proche :

(14)

(Moo / Ato)

sukoshi-de

kotoshi

mo

owari

da.

(moo / ato)

un.peu-PCL

cette.année

PCL

Fin

COP.NPST

« Nous arrivons bientôt à la fin de l’année. »

Nous faisons une hypothèse (minimale) sur la sémantique du marqueur ato : ato p marque qu’étant donné « ce qui s’est passé », p est défini comme ce qui fait/a fait défaut pour que l’objectif visé soit atteint. Ainsi, dans (14), étant donné le temps qui s’est écoulé, ato définit « un peu (de temps) » (= p) comme ce qui manque à la fin de l’année.

Étant donné que ato articule le révolu et ce qui manque/reste, il s’inscrit dans une logique de continuité, tandis que moo travaille sur la construction d’un nouvel état de choses en rupture avec ce qui précède (logique de discontinuité) ; autrement dit, ato complète/explicite le manque, alors que moo met en valeur la construction d’une nouvelle représentation de l’état de choses. Ce contraste permet de rendre compte de la contrainte de moo dans l’exemple suivant :

(15) a.

Nokori

ato

hitoheya !

reste

ato

une.chambre

« Il ne reste qu’une chambre ! »

(https://jmty.jp/tokyo/est-sha/article-gb904 consulté le 29 juillet 2023)

(15) b.

??Nokori

moo

hitoheya !

En (15a), il s’agit d’un message qui s’affiche sur un site de location d’appartements. La contrainte sur moo en (15b) s’explique par le fait qu’étant donné les chambres qui restent (on tend vers la quantité zéro), il n’est pas possible d’en ajouter une de plus. Cependant, dans l’exemple suivant, moo redevient possible :

(15) c.

Moo

nokori

hitoheya !

moo

reste

une.chambre

« Il ne reste plus qu’une chambre ! » (Exemple construit)

Dans cet exemple, moo signifie que parmi les chambres qui restaient jusqu’à maintenant, il n’y en a plus qu’une. Ici, moo reconstitue ce qui précède en discontinuité avec le présent discursif9.

3.4. Disqualification de p

Dans ce cas de figure, comme dans le cas précédent, moo articule deux occurrences de p : p1 et p2 (ici p est un événement ou une situation). Cependant, le rapport que moo construit entre p1 et p2 n’est pas le même : ici p1 se présente pour S0 comme la limite atteinte pour ce qui est en jeu, et par là même, p2 est disqualifié : il n’a plus de raison d’être. La discontinuité qu’introduit moo tient à cette disqualification de p2. S’il y a bien coprésence de p1 et de p2, on peut dire qu’il y a pondération sur p1, compte tenu du statut de p2 comme disqualifié. Selon la nature du prédicat correspondant à p, on peut distinguer deux sous-cas. Dans les exemples suivants, moo s’emploie avec des prédicats (p) exprimant une attitude négative de S0 :

(16)

Shikashi

boku-wa

kawari-mashi-ta

yo.

mais

moi-TOP

changer-POL-PST

PCL

« Mais moi j’ai changé, vous voyez. »

Seikatsu-no

jishin

ka.

Sono

hanashi-wa

moo

takusan

da.

vie-PCL

confiance

PCL

Ce

histoire-TOP

moo

assez

COP.NPST

« La confiance en la vie, hein ? Cette histoire, j’en ai assez. » (NLT)

 

(17)

Konna

taikutsuna

shigoto-wa

moo

yame-tai.

tel

ennuyeux

travail-TOP

moo

démissionner-AUX.NPST

« Je n’en peux plus avec ce travail, c’est trop ennuyeux. » (Sunakawa et al., 1998 : 581)

Dans ces exemples, compte tenu d’une première occurrence de p (p1 : ce qui précède) évaluée négativement, S0 disqualifie la réalisation de p2 (le présent discursif). En (16), l’expérience d’écouter des histoires de confiance en la vie racontée par S1 (p1) est évaluée négativement par S0, qui refuse d’en écouter encore une autre (p2). En (17), le travail dont il s’est occupé jusqu’à présent (p1) est insupportable pour S0 : pour lui, il est hors de question de le continuer encore (p2).

Dans les exemples suivants, p est réalisé par l’adjectif ii (« bon ») :

(18)

A :

Mooa

ikkai

sagase-ba

mitsukaru

kamoshiremasen.

moo

une.fois

chercher-COND

se.trouver.NPST

peut-être

« Si on (le) cherche encore une fois, on finira bien par le retrouver peut-être. »

B :

Moo

ii

yo.

Akirameyoo.

moo

bon

PCL

abandonner.VOL

« C’est bon. On va laisser tomber. » (Ibid. : 582)

a. Cet emploi de moo relève du cas 3.3.

 

(19)

A :

Hokani

dasu

shorui-ga

arimasu

ka ?

Autre

remettre. NPST

document-SBJ

il.y.a.POL.NPST

Q

« Y a-t-il d’autres documents à vous remettre ? »

B :

Kore-de

moo

ii

desu.

Ce-PCL

moo

bon

COP.POL.NPST

« C’est bon. » (Ibid.)

En (18), le fait qu’il n’ait pas pu retrouver ce qu’il cherchait lors d’une première tentative (p1) décourage S0, qui ne souhaite plus faire une deuxième tentative (p2) : p1 suffit. En (19), les documents remis (p1) suffisent et S0 signale à S1 qu’il n’a plus besoin d’en remettre d’autres (p2)10.

3.5. Dissociation de p et de ce qui précède

Dans ce dernier cas de figure, nous dirons que moo marque une dissociation entre le présent discursif (p) et ce qui précède, dans la mesure où S0 ne « maîtrise » pas ce qui s’est produit, interprété comme un événement irréversible, produit indépendamment de sa volonté ; autrement dit, ce qui s’est produit est présenté comme étant inaccessible pour S0. C’est en ce sens que nous parlons de dissociation entre la nouvelle situation dans laquelle S0 se retrouve (présent discursif), d’un côté, et l’événement qui a provoqué cette situation (ce qui précède), de l’autre.

Dans les exemples relevant de ce cas, p est réalisé par des prédicats exprimant des sentiments négatifs (désespoir, indignation, résignation, etc.) face à un événement. Nous signalons par ailleurs que dans ce cas de figure, l’emploi absolu de moo est possible, exprimant souvent un reproche que S0 adresse à S1.

(20)

Soshite

suufun-ga

sugi-ta

koro…

Puis

quelques.minutes-SBJ

passer-PST

quand

« Puis, quelques minutes s’étaient écoulées… quand

Aru

ashioto-ga

chikazui-te-kita

no

desu.

certain

bruit.de.pas-SBJ

s’approcher-PCL-AUX.PST

PCL

COP.POL.NPST

Des bruits de pas s’approchèrent.

“Aa

moo

dame

da !!

Tsuini

nanimonoka-ni

tsukamat-te-shimau ! ”

Ah

moo

fini

COP.NPST

enfin

quelqu’un-PCL

attraper-PCL-AUX.NPST

“Ah, c’est fini. Enfin on va m’attraper” » (NLT)

 

(21)

A :

A,

mata,

yogoshi-ta.

zut

encore

salir-PST

« Zut, je l’ai encore sali. »

B :

Moo.

« Mais non… » (Sunakawa et al., 1998 : 582)

 

(22)

Moo,

anatat-tara,

konna

yasashii

keisan

mo

dekinai

no ?

moo

toi-PCL

tel

facile

calcul

PCL

incapable

« Toi, tu n’es même pas capable de faire des calculs si faciles ? » (Ibid.)

Dans (20), p traduit le désespoir de S0 : ce qui arrive (« des bruits de pas qui s’approchent ») entraîne S0 dans une situation (présent discursif) où il ne peut plus rien faire. Dans (21), S0 exprime son indignation face à ce qui s’est produit (« S1 a sali de nouveau ») dont seul S1 est responsable11. Enfin, dans (22), p traduit l’exaspération ou l’incrédulité de S0 : la situation que ce dernier constate (S1 n’est même pas capable de faire quelque chose de si basique) lui échappe complètement.

4. Bilan : synthèse de variation

Dans cet article, partant d’une hypothèse sur l’identité sémantique de moo, nous avons montré qu’il est possible de décrire sa polysémie en termes de variation du rapport entre p (portée de moo) correspondant à un présent discursif et ce qui précède (contexte gauche).

Ci-dessous nous reprenons les cinq grands types d’emploi que nous avons mis en évidence, comme correspondant à une variation de visibilité respective de p (présent discursif, noté  A) et de ce qui précède (noté B). Le choix de noter A la séquence correspondant à moo p, et B la séquence du contexte gauche vise à souligner le fait que cette dernière n’est prise en compte que dans le cadre de la discontinuité qu’exprime A.

(a) p comme surgissement
p comme dire exprimant une émotion interne forte n’a pas d’autre légitimité que son surgissement, échappant à toute détermination externe. D’une certaine façon, B en tant que contexte gauche n’a aucune visibilité propre, face à la discontinuité que marque moo p.

(b) validation de p
La visibilité de B est faible, dans la mesure où il n’est reconstitué qu’à partir de la validation de p (A).

(c) p comme ajout
Il y a coprésence de p1 (première occurrence de p = B) et de p2 (deuxième occurrence de p = A), mais avec une pondération sur A, au sens où A est un nouvel enjeu dans l’enchaînement discursif.

(d) disqualification de p
Il y a coprésence de p1 (première occurrence de p = B) et de p2 (deuxième occurrence de p = A), mais avec une pondération sur B : B étant un élément qui sature la situation, A n’est plus un élément à prendre en considération.

(e) coexistence-dissociation de p et de ce qui précède
A et B ont chacun un mode de présence autonome : à ce titre, ils coexistent comme deux points de vue dissociés sur la situation. A ne remet pas en cause ce qui est dit dans B.

Liste complémentaire d’abréviations

HON : honorifique

PCL : particule

POL : forme de politesse

SUF : suffixe

VOL : forme volitive

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Notes

1 K. Koide (2017) distingue un autre emploi de moo qu’il appelle moo « filler ».

2 L’adhésion à cette deuxième approche est justifiée par l’hypothèse que l’identité sémantique d’une unité morpho-lexicale s’appréhende à travers sa variation (ses emplois et valeurs) (cf. Franckel 2002).

3 Concernant les discussions sur la théorie de la grammaticalisation/pragmaticalisation, à laquelle on a souvent recours dans l’analyse des marqueurs discursifs (cf. Buchi 2007 ; Hassler 2016), voir l’introduction de ce volume.

4 Dans cet article, nous ne procédons pas à une étude quantitative sur la base des statistiques, l’objectif étant limité à mesurer la dimension qualitative de la variation de moo à partir de son identité sémantique.

5 Nous nous limitons à décrire le principe de variation fondé sur différents rapports que p entretient avec le contexte gauche. Dans le cadre de cet article, nous laissons de côté d’autres sources de variation (prosodie, positions, etc.).

6 Akiba Reynolds (2016 : 72) parle d’une « montée d’émotion ».

7 Dans ces deux exemples, les prédicats correspondant à p sont à la forme passée qui en soi supporte la valeur accomplie. Les exemples traités ici sont possibles sans moo, mais dans ce cas, la remise en cause de « pas encore p » est uniquement à inférer.

8 Ato peut signifier également « cicatrice », « ruine (d’un château) », « trace », qui, même s’ils s’écrivent à l’aide d’idéogrammes différents, partagent la même étymologie.

9 Cet emploi de moo est à rattacher à 3.2.

10 L’emploi de moo, combiné à l’adjectif ii qui apparaît dans ce cas de figure doit être distingué de celui qu’on a vu en 3.2, où il s’agit non pas de la disqualification de p, mais de la validation de p.

11 Dans cet exemple mettant en jeu l’emploi absolu de moo, p non lexicalisé peut être reconstitué par des expressions telles que iya da (« j’en ai marre »), nande (« mais pourquoi »), etc.

Citer cet article

Référence électronique

Fumitake Ashino, « Construction d’un présent discursif : étude de moo en japonais », ELAD-SILDA [En ligne], 8 | 2023, mis en ligne le 14 novembre 2023, consulté le 18 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/elad-silda/index.php?id=1303

Auteur

Fumitake Ashino

Université Keio, Tokyo
ashino@keio.jp

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