Autant l’avouer tout de suite, avec Jean-Claude Mühlethaler, Énée ne fait pas partie de nos héros préférés. À côté d’un Tristan ou d’un Lancelot, celui que le Moyen Âge appelle Énéas (titre du roman français en vers qui lui est consacré aux alentours de l’année 1160), il fait vraiment pâle figure. Cet ancêtre mythique d’Auguste ne suscite pas l’admiration : traître en amour et traître à sa patrie qu’il a livrée aux Grecs, il n’a aucune circonstance atténuante. Vraiment, aucune. On se demande alors par quel miracle il a quand même pu faire l’objet d’un (relatif mais continu) retour en grâce pendant plusieurs siècles, d’abord par le biais de textes à visée historiographique puis dans des récits de fiction. C’est la question centrale que pose ce livre savant mais clair, bien pensé et bien construit. On se dit surtout que l’étude de la « réception » du personnage réalisée par J.-C. Mühlethaler sur une longue durée (du Moyen Âge à Christa Wolf décédée en 2011 à Berlin) est un très bel exemple de ce que Gilbert Durand appelait « le transfert anthropologique », c’est-à-dire « l’incessant échange qui existe au niveau de l’imaginaire entre les pulsions subjectives et assimilatrices et les intimations objectives émanant du milieu cosmique et social ». Inutile d’opposer, comme aux premiers temps de la Nouvelle Critique, la « psychologie » d’un auteur et la pression sociologique de la culture dans laquelle il s’insère, car les deux courants interagissent en permanence dans toute création esthétique (les « fantasmes » personnels d’un auteur et le moment historique dans lequel baigne cet auteur). C’est ce que montre admirablement ce livre. Enrichie de nombreux exemples littéraires (y compris d’auteurs fort peu connus) replacés dans leur cadre historique, l’étude pointe avec habileté et finesse l’anachronisme fécond du « passé présent ». De ce point de vue, Énée fait figure de « héros des rendez-vous manqués, n’apparaissant pas à des moments et dans des œuvres où on s’attendrait à le croiser » (p. 342). Pourquoi donc ? Probablement parce que chez lui, l’intelligence domine toujours les passions et ce stoïcisme rigide ne convient guère aux sociétés hédonistes (comme la nôtre surtout). Pas assez sentimental, droit dans ses bottes, il devient alors trop facile de le récupérer politiquement. N’est-ce pas d’ailleurs ce que fit le Duce convaincu que tous les Italiens étaient issus de la race d’Énée ? Rien de tel pour achever de massacrer une statue antique ! Énée attend encore sa rédemption.
Jean-Claude Mühlethaler, Énée, le mal-aimé. Du roman médiéval à la bande dessinée
Paris, Les Belles Lettres, 2016, 409 p.
p. 127
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Jean-Claude Mühlethaler, Énée, le mal-aimé. Du roman médiéval à la bande dessinée, Paris, Les Belles Lettres, 2016, 409 p.
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Référence papier
Philippe Walter, « Jean-Claude Mühlethaler, Énée, le mal-aimé. Du roman médiéval à la bande dessinée », IRIS, 38 | 2017, 127.
Référence électronique
Philippe Walter, « Jean-Claude Mühlethaler, Énée, le mal-aimé. Du roman médiéval à la bande dessinée », IRIS [En ligne], 38 | 2017, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 01 octobre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1126
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