Philippe Walter, Dictionnaire de la Mythologie arthurienne

Paris, Imago, 2014, 441 p.

p. 249-252

Référence(s) :

Philippe Walter, Dictionnaire de la Mythologie arthurienne, Paris, Imago, 2014, 441 p.

Texte

Voici un livre qui constitue un apport majeur aux études arthuriennes. Peu d’universitaires savent aussi bien que Philippe Walter concilier une érudition sagace et le recours à des herméneutiques éclairantes. Il nous en donne encore la preuve avec ce Dictionnaire de la Mythologie arthurienne.

L’ouvrage comprend une introduction, les entrées proprement dites (il y en a près de 600 ; chaque entrée est suivie d’une bibliographie, et d’un renvoi à d’autres entrées donnant une information complémentaire), une bibliographie générale très complète et une utile liste des entrées. Les articles font alterner les analyses (de personnages) et les synthèses (sur un thème, un objet récurrent ; en particulier, la présentation du bestiaire est très documentée), le souci de l’auteur étant « d’abord [de] déchiffrer la lettre, et ensuite [de] tenter d’en comprendre l’esprit » (p. 8).

L’introduction est très dense, et aborde avec originalité plusieurs thèmes majeurs qui permettent à l’auteur de poser et de préciser les protocoles qui présideront à son étude : une définition des mythes, comme « marqueurs de civilisation » ; un état des lieux et un panorama des études celtiques et des études arthuriennes dans lesquels « les apports de l’ethnologie, de l’anthropologie culturelle, de l’histoire des religions, et de la “grammaire comparée” ne peuvent plus êtres ignorés » (p. 11) ; une mise au point sur l’esprit qui a présidé à la rédaction des notices et qui, selon une bonne formule de Philippe Walter, associe science, conscience et prescience : « Science, parce qu’il faut concentrer dans une notice courte une densité d’informations (souvent érudites) sans s’égarer dans les détails (alors qu’en mythologie, tout est justement affaire de détail). Conscience, parce qu’il faut soupeser les impondérables […]. Prescience, parce qu’il faut anticiper les attentes du lecteur » (p. 20) ; le tout sans perdre de vue que « la littérature […] est d’abord une mémoire » (p. 14), et le but ultime étant de montrer (et Philipe Walter y parvient avec éclat…) que « la mythologie arthurienne soutient la comparaison avec les grandes mythologies, de l’Inde à la Grèce » (p. 21).

Dans cette perspective (et ce n’est pas le moindre intérêt du livre), la culture et l’érudition impressionnantes de l’auteur lui permettent de repérer les différents apports, d’établir des ponts entre les traditions mythologiques, et d’en montrer ressemblances et différences. Nous avons particulièrement apprécié, en tant qu’antiquiste, la façon dont Philippe Walter nous donne à voir la résurgence d’un nombre considérable de thèmes mythologiques gréco-romains, souvent non encore repérés, dans le récit arthurien. C’est autour de cela que nous constituerons la plupart des remarques que ce bel ouvrage nous a inspirées.

— Les exploits d’Arthur à la guerre, ou contre des monstres, évoquent bien sûr les Travaux d’Héraklès, et Philipe Walter le souligne (p. 42). On peut aller encore plus loin : la quête d’Héraklès s’organise (comme celle d’Arthur) dans une polarisation qui prend en compte les quatre points cardinaux, et retrouve ainsi les fameuses Bornes d’Arthur (p. 45-46 ; 75-76). Les six premiers Travaux d’Héraklès se situent dans le Péloponnèse, mais les six derniers font aller le héros aux quatre coins du Bassin méditerranéen (Sud, 7e Travail ; Nord, 8e Travail ; puis Est, 9e Travail ; et enfin Ouest, 10e Travail), et sont suivis de la récapitulation finale qui, avant la mort-apothéose, le fait accéder à l’Autre monde, lors de sa descente aux Enfers, et de son expédition sur la montagne sacrée de l’Atlas. Cela laisse envisager qu’au parcours initiatique des deux héros « il faille aussi associer une géographie mythique » (p. 99). Dans les deux cas, le travail sur soi passe symboliquement par cette périégèse dont le héros ne peut faire l’économie.

— Après ses exploits, Arthur semble passer au stade de roi passif et oisif (p. 45). En fait, il devient axial, et sert de référence aux chevaliers qui font des allers et retours depuis le château d’Arthur jusqu’à la périphérie où ils accomplissent leurs exploits. Dans la geste d’Héraklès, ce rôle est dévolu à Eurysthée. Zeus avait décidé que celui qui naîtrait au moment fixé par lui aurait la royauté ; il la destinait à son fils Héraklès (d’ailleurs, la conception mythique d’Arthur est exactement parallèle à celle d’Héraklès, Gorlois tenant le rôle d’Amphitryon ; voir p. 189) ; mais Héra réussit à retarder l’accouchement d’Alcmène et, à l’heure dite, naît son cousin Eurysthée. C’est lui qui sera roi, même s’il est loin d’égaler Héraklès. C’est une manière symbolique d’éviter au héros la tentation destructrice du pouvoir ; mais c’est aussi une façon de conserver la tension initiatique, en obligeant le héros voyageur à rendre compte sans cesse de ses exploits à ce deus otiosus, ce garant qui décide de leur validité (et qui en contestera deux, portant leur nombre de 10 à 12). Ainsi, dans le jeu d’échecs, tout le jeu tourne autour du roi, qui bouge très peu.

— On aurait aimé trouver un plus long développement sur l’épisode de l’épée dans le rocher, brièvement mentionné p. 45.

— On peut trouver dans l’Énéide de Virgile l’équivalent de la Lance qui saigne ; l’arme (au manche de bois) sanglante trouve son homologue dans le bois (sanglant) dont on fait des armes : en III 22 sq., lorsqu’Énée arrache un cornouiller du sol, un sang noir coule de ses racines : c’est celui de Polydore, qui a été criblé de coups de lance par les Thraces.

— Le bois sacré mentionné p. 99 sera utilement rapproché du nemus ou du lucus latins : ce sont les deux termes latins désignant un bois sacré, mais nemus est taillé, entretenu par l’homme, lucus est sauvage. Le sacré a besoin de l’ordre et du désordre.

— Une des raisons pour lesquelles le saumon tient une telle place dans le bestiaire arthurien vient sans doute de ce qu’il est anadrome : il remonte toujours à la source qui l’a vu naître. On voit les connotations que cela peut prendre dans le domaine de la mystique.

— Les baguettes divinatoires de coudrier, mangées par le saumon (p. 120), trouvent leur équivalent romain dans les sortes de l’oracle de Fortuna à Préneste, qui sortirent mystérieusement d’un rocher brisé, le tout situé dans une grotte où nageaient des poissons. Les sortes étaient en forme de baguettes taillées dans du chêne.

— L’épisode du Chevalier Vert pourrait avoir aussi une dimension sacrificielle. C’est le jour de l’An, les chevaliers sont à table, mais le repas n’est pas commencé ; le « sacrifice » du Chevalier Vert, qui est décapité par Gauvain, peut apparaître à la fois comme un acte de désintégration et de réintégration : il continue et commémore l’acte créateur initial, en même temps il le renverse (le sacrifice est bien « conversion » au sens de « retournement » de la mort en vie) par la reconstitution en une unité de la divinité divisée. Le repas pourra alors s’accomplir, mais il ne peut être consommé tant que le sacrifice (le miracle) n’a pas été accompli.

— Le cannibalisme rituel de Gurguran rappelle à la fois le festin de Tantale, et la tradition selon laquelle, à sa mort, Romulus aurait été démembré par ses compagnons, dans une forme d’omophagie rituelle.

— Dans l’épisode de Lore de Caradignan, la ceinture de Lore rappelle celle d’Ishtar, dans la tradition assyro-babylonienne, et aussi la ceinture d’Hippolyte, 9e Travail d’Héraklès.

— L’épisode de Loherangrin, qui se met au service de la duchesse de Brabant et l’épouse, si elle promet de ne jamais lui poser de questions sur ses origines, n’est pas sans évoquer l’histoire d’Amour et Psyché chez Apulée.

— La symbolique du tissage est particulièrement riche à Rome et en Grèce, dans le sens évoqué par Philippe Walter (p. 363).

— On retrouve la souveraineté (p. 351-352) comparée à la shakti, à travers le couple formé par Énée et sa mère Vénus : le héros est celui qui agit, qui fait les choses, mais la femme initiatrice est celle qui fait être, qui (comme Pénélope pour Ulysse) lui confère la légitimité de la royauté et du pouvoir.

— L’épisode du papegaut, mettant en scène un tireur à l’arc qui vise un oiseau, rappelle les épisodes d’Énéide V 485 sq., et Iliade XXIII 875 sq. : les tireurs sont habiles, et transpercent l’oiseau. Mais le seul Aceste, qui ne vise plus rien, voit sa flèche s’embraser et monter au ciel.

— Les entrées Premier mai et Premier novembre sont à mettre en relation avec le calendrier romain, et en particulier avec son cycle guerrier (de mars à octobre) : on arrêtait la guerre à l’entrée de l’hiver, et on la reprenait au printemps. Il fallait donc en quelque sorte « geler » les énergies, puis les revivifier. À partir du 9 mars, les spécialistes de l’ouverture de la saison guerrière étaient les Saliens, collège initiatique chargé de « mettre en mouvement », à travers chants et danses, les douze boucliers (ancilia) tombés du ciel. Les cérémonies, réparties sur une dizaine de jours, comportaient l’armilustrium (« purification des armes ») et le tubilustrium (« purification des trompettes »). Inversement, en octobre, avaient lieu les cérémonies de fermeture du cycle, dont la plus mystérieuse était le « Cheval d’Octobre », October Equus, le 15 octobre : un rituel de clôture de l’année militaire, avec l’intention de sauvegarder et propager par le sacrifice les forces de la victoire, en vue de la prochaine campagne.

On pourrait multiplier les rapprochements, et ils n’échappent pas à Philippe Walter : le sanglier totémique est chargé d’une symbolique guerrière, alors que la laie blanche et prolifique de l’Énéide est associée aux principes fondateurs ; le loup-garou se retrouve chez Apulée ; l’histoire de Méléagant évoque les Horaces et les Curiaces ; le Morholt fait penser au Minotaure ; Nascien devient aveugle, comme le prêtre qui sortit les reliques du temple de Vesta en feu ; l’épisode de Laquis rappelle les borgnes et les manchots indo-européens ; les nombreux nautoniers arthuriens évoquent Charon ; l’Hyperborée a la même symbolique que dans les mythes gréco-romains ; la force du vœu arthurien (p. 387) recoupe exactement celle de la fides romaine ; le rire initiatique (p. 334-335) est déjà celui des Luperques (voir J. Thomas, dans Dictionnaire critique de l’ésotérisme, Paris, PUF, 1998, p. 763). Ces quelques remarques ne donnent qu’une idée bien partielle de l’exceptionnelle richesse du livre de Philippe Walter. À un moment où la part des études médiévales (et d’ailleurs aussi des études classiques) devient congrue, la meilleure réponse est dans l’innovation, dans l’ouverture anthropologique et culturelle, et dans un comparatisme intelligent. Ce livre en est la preuve. Que son auteur en soit salué, et remercié.

Citer cet article

Référence papier

Joël Thomas, « Philippe Walter, Dictionnaire de la Mythologie arthurienne », IRIS, 36 | 2015, 249-252.

Référence électronique

Joël Thomas, « Philippe Walter, Dictionnaire de la Mythologie arthurienne », IRIS [En ligne], 36 | 2015, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1640

Auteur

Joël Thomas

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