Aude Bonord, Les « Hagiographes de la main gauche ». Variations de la vie des saints au xxe siècle

Paris, Garnier, 2012

p. 193-195

Référence(s) :

Aude Bonord, Les « Hagiographes de la main gauche ». Variations de la vie des saints au xxe siècle, Paris, Garnier, 2012

Texte

L’objectif premier, et le principal mérite, de l’ouvrage d’Aude Bonord est de rompre le silence de la critique littéraire sur l’hagiographie non confessionnelle au xxe siècle, pratique d’écriture doublement paradoxale puisque nécessairement hétérodoxe et inactuelle. Pour mener à bien son entreprise, l’auteur délimite un corpus qui traverse le siècle ; elle retient en effet les écrits de Joseph Delteil et Blaise Cendrars, qui investirent tous deux le genre hagiographique dans la première moitié du siècle, mais aussi les œuvres de Sylvie Germain, Christian Bobin et Claude Louis-Combet, qui ont fait le même choix au siècle finissant.

Une ligne de force évidente de cette ambitieuse étude — que son auteur situe à la croisée de l’anthropologie et de l’histoire de la spiritualité, de l’histoire littéraire et de celle des mentalités — consiste à penser constamment les orientations esthétiques des « hagiographes de la main gauche » dans leur double rapport à la tradition médiévale d’une part et aux questions littéraires qui leur étaient contemporaines d’autre part. Aussi la question de l’oralité du style est-elle analysée tout à la fois comme une inscription dans la tradition du sublime chrétien et comme la trace de la révolution littéraire de l’entre-deux guerres marquée notamment par l’introduction de l’argot ; de la même manière, la part du merveilleux se comprend-elle comme un legs de l’hagiographie médiévale mais encore comme une recherche esthétique commune aux surréalistes, aux surnaturalistes chrétiens et à Delteil et Cendrars.

Si Aude Bonord démontre donc que l’hagiographie non confessionnelle du xxe siècle n’est pas essentiellement antimoderne, comme un jugement préconçu pourrait le laisser penser, elle s’attache également à mettre en évidence que son rapport au modèle médiéval dépasse la dialectique simpliste de la célébration et du rejet. La dimension subversive de ces écrits est incontestable et l’auteur analyse lumineusement la déconstruction de la structure idéologique qui conditionnait la diégèse des récits médiévaux : au schème directeur fondé sur l’opposition binaire entre mérite et démérite entraînant salut ou perte, les « hagiographes de la main gauche » substituent une dualité interne au personnage du saint et privilégient par conséquent une construction non plus par antithèses mais par association des contraires. Ce nonobstant, la modernisation de l’hagiographie réside moins dans la subversion du genre que dans sa métamorphose en fiction de l’intime. La narration d’une quête spirituelle du saint, innovation majeure que les hagiographes catholiques ont aussi apportée pour discréditer les interprétations psychanalytiques des saints, entraîne en effet une ouverture de l’hagiographie vers d’autres genres : Delteil explore sa dimension romanesque en s’intéressant à l’invention du monde intérieur du saint ; Cendrars interroge sa potentialité poétique en s’efforçant de saisir par l’écriture une expérience mystique ; Louis-Combet, quant à lui, projette sa propre expérience sur celle du saint et joue donc sur l’hybridation possible entre autobiographie et hagiographie. De plus, l’hagiographie annexe le domaine de la littérature d’idées et concurrence par là même le genre de l’essai : le saint est présenté comme modèle de l’homme nouveau, en rupture avec les idéologies dominantes. Ce sont donc les inflexions nouvelles apportées à l’imaginaire de la sainteté et à sa représentation que met en évidence l’auteur.

Après avoir analysé l’ouverture de l’hagiographie moderne sur d’autres genres et sur le monde, Aude Bonord étudie comment elle se transforme en miroir de la littérature : la marginalité du saint réfléchit la paratopie de l’hagiographe et, dès lors, la nature méditative du genre favorise la spécularité. C’est une poétique de l’indicible que doivent élaborer les hagiographes non confessionnels et ce qui demeure un enjeu spirituel pour les catholiques devient pour eux un enjeu littéraire. L’aphasie est l’horizon d’une telle poétique tendue entre ces deux pôles contraires que sont la glossolalie et la glossotomie. Le langage se fait alors corps et sur ce point encore l’hagiographie devient le lieu de rencontre entre les écrivains mystiques du Moyen Âge et les surréalistes.

Nous avons suffisamment souligné la richesse des réflexions proposées par Aude Bonord pour émettre trois réserves. La première tient en réalité à un souci louable d’exhaustivité, qui nuit parfois à la clarté de son propos : il est vrai que mener conjointement l’étude stylistique, l’analyse esthétique, la contextualisation historique, l’inscription dans la vie littéraire et intellectuelle d’œuvres écrites par des auteurs très différents et en des époques très diverses est un pari difficile à tenir.

Cette première objection nous semble la conséquence de la constitution du corpus qui ne va pas sans difficulté sur le plan méthodologique : certes, Aude Bonord justifie son choix en invoquant des traits communs aux cinq auteurs retenus, mais son étude démontre assez que l’association demeure hétéroclite. De fait, l’essentiel des analyses se fonde sur les écrits de Delteil et de Cendrars ; les œuvres de Sylvie Germain et de Christian Bobin sont souvent convoquées comme confirmations hâtivement étudiées quand celles de Louis-Combet, elles, servent quasi systématiquement de contre-exemples ou sont alors ignorées. Aussi le plaidoyer final en faveur de la notion de sensibilité commune en histoire littéraire ne nous semble guère convaincant.

Sans doute est-ce le recours à cette notion qui explique la présence de généralisations discutables qui émaillent le discours d’Aude Bonord, telles celles qui postulent que seule une transcendance au ras du monde serait possible pour nous, contemporains, que la notion de mal aurait disparu devant celle de vide éthique ou que le recours à l’hagiographie permettrait un recul salutaire par rapport au réel et au présent.

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Référence papier

Mathieu Dijoux, « Aude Bonord, Les « Hagiographes de la main gauche ». Variations de la vie des saints au xxe siècle », IRIS, 34 | 2013, 193-195.

Référence électronique

Mathieu Dijoux, « Aude Bonord, Les « Hagiographes de la main gauche ». Variations de la vie des saints au xxe siècle », IRIS [En ligne], 34 | 2013, mis en ligne le 31 janvier 2021, consulté le 16 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1866

Auteur

Mathieu Dijoux

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