Gabriella Brusa-Zappellini, Morfologia dell’immaginario. L’arte delle origini fra linguistica e neuroscienze

Milan, Arcipelago Edizioni, 2009, 214 p.

p. 190-193

Référence(s) :

Gabriella Brusa-Zappellini, Morfologia dell’immaginario. L’arte delle origini fra linguistica e neuroscienze, Milan, Arcipelago Edizioni, 2009, 214 p.

Texte

L’art des origines, à travers les peintures rupestres, se caractérise par la présence de figures réalistes d’animaux. Toutefois, cet art n’est pas seulement reproduction de la réalité : il existe, aux quatre coins du monde, tout un ensemble de figures constantes, mais qui ne sont pas réalistes et qui obligent les chercheurs à s’interroger sur leur signification et sur le processus mental qui les a générées. Le but de la recherche de Mme Brusa-Zappellini est de découvrir le mystère de la genèse des images, les mécanismes de la pensée qui favorisent la création du « nouveau », c’est-à-dire d’une figuration qui s’éloigne de la réalité et s’attache aux structures profondes de l’humain. Comment et pourquoi l’homme primitif a-t-il commencé à créer des images ? Quelle est la logique qui se cache derrière les figures irréalistes ?

L’imaginaire permet la créativité. Il se situe entre la réalité de la perception et la transfiguration de celle-ci ; il gouverne et organise l’élaboration des images irréalistes : découvrir sa logique, différente de celle de la rationalité, signifie découvrir le mécanisme de la pensée primitive et en même temps de l’homme de toujours. Le parcours de l’auteur dans l’art des origines se révèle aussi comme un cheminement vers la connaissance de nos structures mentales, grâce à la constance cognitive de l’Homo sapiens. Il se déroule de l’irréalité des images aux figurations des animaux, selon une méthode que l’auteur appelle obscurum per obscuris :

Si potrebbe tentare l’azzardo di procedere obscurum per obscuris, cercando di capire se non siano proprio queste presenze ibride e aniconiche a offrire un ponte insperato verso una maggiore comprensione delle prime forme d’arte e, insieme con queste, delle strutture antropologiche fondative dell’immaginario in generale (p. 13),

soit : comprendre la signification des énigmes figuratives pour découvrir l’intention cachée derrière les images réalistes et, de cette façon, la cohérence de l’imaginaire. Ce parcours touche le monde entier, en démontrant l’universalité des structures mentales sans qu’il soit nécessaire de supposer des influences ou une monogenèse ; le riche corpus iconographique du livre prouve la légitimité des rapprochements. Les images irréalistes qui suscitent la réflexion de l’auteur sont aniconiques. Il s’agit de figurations géométriques (cercles, carrés, grilles, zigzags, spirales) ou des images hybrides (animaux mélangés ou êtres anthropo-zoomorphes). Ces images se trouvent souvent dans les endroits les plus cachés des grottes, comme si elles avaient une signification initiatique et magique, liée aux rites et croyances qui ont ces lieux pour milieu préférentiel : à partir de l’art il est alors possible de s’interroger sur la pensée primitive et sur son interprétation du monde, ce qui donne un grand intérêt à l’ouvrage.

L’auteur passe en revue les hypothèses et les théories artistiques qui ont traité des formes aniconiques primitives, mais celles qui n’ont pas considéré les structures neuropsychologiques de l’être humain lui semblent insuffisantes : l’approche des images irréalistes doit se fonder sur les études cognitives, en cherchant à expliquer les constances artistiques avec l’universalité du fonctionnement du cerveau. L’hypothèse qui peut rendre compte de la constance dans l’espace et le temps des signes aniconiques doit prendre en considération les structures psychiques fondamentales des êtres humains, en écartant les influences extérieures. Mme Brusa-Zappellini se rapporte à une expérience que tous les êtres humains peuvent avoir, quels que soient leur milieu et leur période historique : le phénomène optique des phosphènes. Les phosphènes sont des apparitions lumineuses (étymologie du grec phos « lumière » et phainein « montrer ») internes aux yeux, des visions que l’on a les yeux fermés ; ils ont des formes géométriques et schématiques : points, lignes, grilles, tunnels, zigzags ; ils se manifestent dans les états d’altération de la conscience ; ils sont générés par stimulation électrique, magnétique ou par l’absorption de substances hallucinogènes, mais aussi par des processus mécaniques ou à la suite d’obscurité prolongée ou d’hypoglycémie ; ils peuvent être incités par le mouvement (ex. la danse) ou le son. L’intérêt pour ce phénomène est ancien (déjà Platon parlait de la possibilité que les yeux aient une lumière interne), mais les expériences du xxe siècle ont expliqué son fonctionnement ; elles ont prouvé aussi que les peintres altérés par un hallucinogène conservent leur technique et leurs sujets sont soit aniconiques soit iconiques aux couleurs vives. L’application du phénomène des phosphènes à l’art primitif est due aux études de J. D. Lewis-Williams et T. A. Dowson, The Signs of All Times. Entopic Phenomena in Upper Palaeolithic (1988) et J. D. Lewis-Williams et J. Clottes, Les chamanes de la préhistoire (1996) envers lesquels Mme Brusa-Zappellini se dit redevable : les signes aniconiques préhistoriques sont la représentation graphique des phosphènes, perçus par les primitifs comme la porte d’accès vers l’au-delà et, pour cela, objets de figuration ; ils sont liés au chamanisme et leur présence dans les endroits cachés est due aux pratiques initiatiques. Les chamans, aussi dans les ethnies modernes, créent leur contact avec l’au-delà par l’état de transe : ils ont, pour commencer, des apparitions phosphèniques, obtenues par des substances hallucinogènes ou par des méthodes mécaniques. Par ailleurs, l’auteur intègre la liaison entre phosphènes et au‑delà en faisant la comparaison avec les visions mystiques d’auteurs comme Hildegarde de Bingen et Sohravardi (connu grâce à H. Corbin) qui décrivent le phénomène. L’art révèle alors le moment d’un parcours religieux qui conduit l’homme vers une autre dimension : l’intérêt des phosphènes n’est pas seulement scientifique, mais il est dû aux croyances qui se lient au phénomène.

Les reproductions artistiques des phosphènes sont donc, malgré leur forme abstraite, des peintures réalistes ; elles sont l’image fidèle d’une expérience réelle arrivée à l’artiste ou à quelqu’un en relation avec lui. L’art primitif est un art mimétique, même dans les signes abstraits, qui sont la mise en scène de l’intérieur aussi vrai que le monde extérieur. Mais cela n’empêche pas la créativité : le passage de la phase phosphènique où on voit des motifs incandescents, schématiques et récurrents à un tunnel qui les met ensemble et crée un univers fantastique mettant en jeu les transformations réalisées par l’imaginaire. L’approche cognitive se mêle, dans la deuxième partie de l’ouvrage, avec l’approche anthropologique pour arriver aux causes des images, tout en rejetant un mécanicisme et un déterminisme réducteurs de la puissance créatrice. Les phosphènes ont une physionomie universelle et mécanique, en revanche les images hybrides, créées dans le processus dynamique de la vision, sont variables ; elles sont une réélaboration iconique qui suit l’organisation de la pensée et de la mémoire de chaque culture. Les figures hybrides sont une transfiguration d’êtres réels avec l’union d’éléments qui leur sont étrangers, par un processus cumulatif symbolique : un homme avec des attributs animaux ou un animal mélangé avec un autre animal. Comprendre la logique qui structure les hybrides équivaut à connaître le fonctionnement de l’imaginaire et expliquer la créativité humaine.

La perception de la réalité s’organise dans l’inconscient avec des lois qui refusent le principe de non-contradiction rationnel et qui se fondent sur une logique symétrique, par laquelle les oppositions deviennent compatibles : les caractéristiques humaines sont reportées sur les animaux et êtres inanimés, en établissant des identités sur la base de la ressemblance. Grâce à la logique symétrique, l’homme interprète le monde qui l’entoure comme vivant et pensant : du moment qu’il a un esprit, la nature aussi est animée. La transfiguration visionnaire des animaux (et des lieux), leur humanisation donne à leurs comportements une signification cachée et mystérieuse et un pouvoir surnaturel qui impressionnent fortement l’esprit et la mémoire. L’altération de la perception du monde commence à cause d’une forte expérience émotive, que les études cognitives seules ne sont pas suffisantes à expliquer : la déformation des signes aniconiques en images iconiques à travers la logique symétrique obéit aux émotions qui s’impriment dans la mémoire de l’individu et de la société. Mais quelle est l’émotion à la base de l’imaginaire humain ? Pourquoi les phosphènes deviennent-ils précisément des animaux hybrides ? Et pourquoi les hommes primitifs peignent-ils en même temps des animaux réalistes ? Les inquiétudes spirituelles qui naissent de l’identification entre l’homme et les animaux s’expriment et se subliment par les images artistiques ; le pouvoir tranquillisant des images est relatif aux grandes questions existentielles que l’homme a toujours dû affronter, en particulier au problème de la mort, comme l’enseigne G. Durand. La représentation artistique est le moyen le plus durable pour essayer d’arrêter le temps, la disposition dans les grottes met en relation les images avec le monde surnaturel auquel on accède par ces espaces obscurs et dans le ventre de la terre ; le choix des animaux comme sujets est dû à la gêne ressentie envers eux à partir du moment où l’homme a commencé à les tuer pour survivre : le changement du régime alimentaire et le contact quotidien avec la mort d’un être vivant dont on ne percevait pas la différence de statut mettent l’homme en face du paradoxe de tuer pour vivre. La représentation réaliste des animaux dans les grottes, aux portes de l’au‑delà est la façon de régénérer la nature, de sublimer la mort en la liant avec la vie ; les signes aniconiques auprès des images réalistes tracent la voie d’accès à une autre dimension, outre le temps et la mort ; les hybrides témoignent du mélange entre l’homme et l’animal et de la communication de leurs esprits.

L’art des origines, soit réaliste soit aniconique, est un art euphémique contre l’angoisse de la mort ; résoudre le problème de la fin des êtres vivants et le tort de l’avoir causée est ce qui domine l’imaginaire et qui ordonne les transformations de la perception de la réalité. Selon le schéma de Gilbert Durand, les images primitives appartiennent à la structure synthétique, au cycle qui lie la vie et la mort et qui permet la coincidentia oppositorum ; Mme Brusa-Zappellini se rattache à son schéma, malgré la coquille « Gerard Durand » qui se présente deux fois dans le livre (p. 128 et 182). Les questions suscitées au début de l’ouvrage ont trouvé une réponse ; le hasard qui mettait les images réalistes à côté des images irréalistes révèle finalement la logique de l’inconscient.

Le lecteur est donc conduit en un cheminement progressif à l’intérieur du fonctionnement de l’imaginaire, jusqu’à la racine de la transformation de la perception, à travers cinq chapitres qui partent de la présentation des interrogations que les images font naître, se poursuivent par la démonstration de l’universalité neurophysiologique humaine et se terminent par les explications anthropologiques fortement nourries de l’œuvre de G. Durand. La permanence de l’imaginaire humain dans le temps et l’espace fait réfléchir sur le commencement de la créativité et de la pensée symbolique avant le début officiel de l’histoire : faute de sources écrites, les images artistiques préhistoriques, grâce à l’interprétation que l’auteur en propose, révèlent toute leur importance dans le domaine des études humanistiques et revendiquent la place que l’iconographie attend de droit dans l’Occident iconoclaste.

Citer cet article

Référence papier

Daniela Mariani, « Gabriella Brusa-Zappellini, Morfologia dell’immaginario. L’arte delle origini fra linguistica e neuroscienze », IRIS, 34 | 2013, 190-193.

Référence électronique

Daniela Mariani, « Gabriella Brusa-Zappellini, Morfologia dell’immaginario. L’arte delle origini fra linguistica e neuroscienze », IRIS [En ligne], 34 | 2013, mis en ligne le 31 janvier 2021, consulté le 16 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1869

Auteur

Daniela Mariani

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