L’ouvrage est un collectif d’articles issus d’une rencontre sur le thème du plurilinguisme dans la Méditerranée médiévale, dans une collection récemment créée par Claire Kappler et Suzanne Thiolier-Méjean. Il propose un ensemble de contributions sur les sociétés plurilingues, les langues des voyageurs et traducteurs, celle des hommes de savoir et sur les langues de l’invisible, en somme de la mystique ou de l’imaginaire. Comme le rappelle Claire Kappler, le rôle du plurilinguisme n’est plus à démontrer, surtout en Orient, dans la transmission des savoirs et la compréhension des cultures, sans compter le rôle essentiel de communautés intermédiaires multilingues dont nous connaissons l’utilité (juives, arméniennes, syriaques…) Compte tenu du peu d’intérêt des Orientaux pour les langues européennes et l’Europe de façon générale, ce fut l’Occident qui fut le promoteur de la connaissance des langues étrangères, et surtout orientales, durant le Moyen Âge, connaissance dont elle allait tirer profit, mais beaucoup plus tard car, pour la transmission des savoirs hérités du monde arabo-persan, les intermédiaires habituels (juifs) faisaient déjà office et ces derniers le demeurèrent encore longtemps lorsqu’ils étaient issus de famille andalouse ou maghrébine, y compris dans des espaces non arabophones (Cyril Aslanov, Joseph Caspi et le plurilinguisme des Juifs provençaux et Cyril Hershon, Les ibn Tibbon dynastie de traducteurs).
La question est au fond de savoir si les mondes médiévaux, et leurs sociétés de la façon la plus large et étendue, étaient ou non plurilingues. Comme le montre l’ensemble des textes, ce sont les savants, les traducteurs, les hommes de lettres ou les scribes, en somme des milieux choisis qui demeuraient ouverts par tradition ou par nécessité au plurilinguisme, et non l’ensemble de la société médiévale. L’analyse de Léo Carrhuters montre bien la juxtaposition des langues dans l’Angleterre du ve siècle, dans une société autochtone celtisée et peu romanisée qui va progressivement adopter la langue des envahisseurs anglo-saxons après un intermède de cohabitation près de quatre siècles durant avec l’anglo-normand. Et comme l’illustre bien Ian Short (L’Anglo-normand au siècle de Chaucer), une nette évolution s’effectua au profit du monolinguisme, mais dans les catégories populaires et campagnardes, au cours du xive siècle.
Mais, ne l’oublions pas, la Méditerranée, dans certaines aires, fut plurilingue dans son acception la plus large durant quelques siècles, et ce jusqu’à l’époque de la Reconquista ; les populations de toutes origines, conditions, religions cohabitaient alors dans al‑Andalus au Maghreb, ou en Ifriqiya en Sicile, peu avant et au début du règne normand. Par la suite, à l’évidence, le plurilinguisme se confirma définitivement comme phénomène savant dans l’aire européenne (Viviane Cunha, Le Plurilinguisme comme procédé stylistique dans la poésie médiévale galicienne portugaise ; Nigel Wilkins, Le Plurilinguisme dans le contexte musical) ; quant au latin, il demeura la langue de traduction des savoirs arabes qui, eux-mêmes, au xiiie siècle, étaient d’abord traduits en langues vernaculaires (Patrizia Spallino, Le Langage philosophique de l’empereur Frédéric II ; Alessandro Musco, Stupor Mundi Cultures and Differences in Sicily).
Pourtant, les xive et xve siècles voient l’émergence des langues « vulgaires », non seulement comme le montrent les travaux des encyclopédistes et la volonté de certains souverains de faire traduire les œuvres littéraires du latin en langues vulgaires, mais aussi par la volonté raisonnée de certains penseurs tel Dante qui fut l’un de ses chantes les plus distingués (Catherine Guimbard, Le Vulgaire pour quoi faire), prônant le nouvel humanisme que son maître Bruno Latini illustrait déjà dans son Tesoretto (Max Pfister, Le Bilinguisme de Bruno Latini). Certaines œuvres littéraires médiévales portent d’ailleurs la marque de ce plurilinguisme « non savant » et qui, de surcroît, intégrait d’autres langues plus exotiques (Philippe Ménard, Le Mélange des langue dans les diverses versions du Devisement du monde de Marco Polo).
Quant au monde oriental, de l’Anatolie à la Chine où l’arabe était la langue des conquérants mais aussi celle du savoir et de la religion, le persan n’en demeura pas moins la langue de communication, celle qui permit aux dynasties turques et turco-mongoles de s’acculturer et, comme le montre Charles-Henri de Fouchécour (Les Iraniens musulmans), son usage dans la glose du Coran permit en outre l’émergence d’une pensée mystique persane d’une grande richesse. La pensée iranienne préislamique dans sa diversité (manichéisme, zoroastrisme, mazdéisme) avait quant à elle survécu sur les confins orientaux de l’empire chinois, grâce aux traductions en langue chinoise cette fois de la doctrine manichéenne acculturée à la pensée bouddhiste (Nahal Tajadod, La Transmission des textes manichéens en Chine). Curieusement, la connaissance scolastique des langues orientales fut développée en Occident dans un but un peu similaire à ces deux démarches, tout en trouvant ses limites car l’apprentissage de l’arabe ou du persan ne convertit aucun musulman (Lola Badia, Le Plurilinguisme de Raymond Lulle).
La véritable limite du plurilinguisme apparaît cependant dans la pensée mystique et la connaissance de Dieu (Carlo Chiuro, Gilbert de Poitiers et Alain de Lille) car, comme l’explicite Claire Kappler (Des langues multiples à la langue une) en citant Rumi dans son Livre du dedans : « Les sciences sont toutes des images », le savoir nous vient en effet d’un monde « sans lettres et sans sons ». Oublierait‑on, comme l’a rappelé Henry Corbin dans son inoubliable étude des mystiques iraniens, que l’essence de notre monde n’est pas en effet perceptible par le langage mais par l’esprit dans ce mundus imaginalis, où ne parviennent que les mystiques et où se manifestent « les images » ? L’homme a donc inventé le langage qui lui permet, outre de communiquer, d’appréhender le réel et, comme le dit encore Ionel Buse dans une pensée similaire à l’esprit de cette rencontre, « l’homme qui ne communique pas, meurt1 ».
Le langage est donc intrinsèque à la condition humaine mais, à une époque différente de la nôtre qui, elle, aspire vivement au monolinguisme, le Moyen Âge et ses érudits mettaient à l’honneur le plurilinguisme, celui qui ouvre la véritable communication, le rapprochement de cultures et leur transmission.