Le dramatique et ses enjeux dans les Structures anthropologiques de l’imaginaire de Gilbert Durand

  • The Dramatic and Its Issues in the Anthropological Structures of the Imaginary by Gilbert Durand

DOI : 10.35562/iris.2066

Résumés

Cet article examine la place du dramatique dans les Structures anthropologiques de l’imaginaire (G. Durand, 1960), à travers une approche comparative entre cet ouvrage et deux autres : Les Concepts fondamentaux de poétique (E. Staiger, 1946) et Les Deux cent mille situations dramatiques (É. Souriau, 1950), afin d’envisager un autre ordre possible pour la séquence des structures proposées par Gilbert Durand, même si l’auteur a déclaré en note ne pas avoir choisi de suivre « le plan ontogénétique de l’apparition des réflexes dominants ».

This paper aims to examine the place of the dramatic in the Anthropological Structures of the Imaginary (G. Durand, 1960), through a comparative approach between this work and two others: Les Concepts fondamentaux de poétique (E. Staiger, 1946) and Les Deux cent mille situations dramatiques (É. Souriau, 1950), in order to consider another possible order for the sequence of the structures proposed by Gilbert Durand, although the author declared in a note that he did not choose to follow “the ontogenetic plane of the emergence of dominant reflexes” (translation by C. Sant’Anna).

Plan

Texte

« Ce nœud gordien des deux mystères dans les hommes et dans les choses que le long travail, le double travail de l’anthropologie moderne et de la pensée scientifique doit entreprendre de démêler » (Bachelard, 2010, p. 26) ; « Le réel se laisse certes apprivoiser, arraisonner par la représentation, mais quelles que soient l’acuité et la pénétration de son appréhension, la pensée bute toujours sur un excédent, un reste, qui la désarçonne » (Wunenburger, 1990, p. 9). Ces deux déclarations que font respectivement un maître et un disciple de Gilbert Durand semblent dialoguer dans le sens des difficultés de déchiffrement de l’homme et du monde par la raison. Comme l’a écrit Friedrich von Schiller : « Pourquoi l’esprit vivant ne peut se révéler à l’esprit ? Si l’âme parle, ah ! Ce n’est déjà plus l’âme qui parle. » (Cité par Staiger, 1972, p. 166)1

Cet article propose de commenter la place occupée par le dramatique au sein des Structures anthropologiques de l’imaginaire, ouvrage publié par Gilbert Durand en 1960. Tout d’abord, on examinera les points communs entre Étienne Souriau (Les Deux cent mille situations dramatiques, 1950) et Gilbert Durand à propos des termes drame et dramatique ; on en profitera pour observer au passage la lecture que fait également Gilbert Durand d’Henri Gouhier sur le théâtre (L’Essence du théâtre, 1943). Ensuite, on établira une correspondance entre les caractéristiques des trois structures anthropologiques durandiennes et les trois genres fondamentaux de poétique (le lyrique, l’épique et le dramatique) que conçoit Emil Staiger (Grundbegriff der Poetik, 1946), sans oublier les éclairantes réflexions de Jean-Jacques Wunenburger dans la Raison contradictoire (1989) sur la pensée du complexe à partir de l’un, du deux et du trois et des rapports dynamiques des forces en jeu.

Il s’agit surtout de prendre en considération le changement qu’opère Gilbert Durand dans l’ordre de la présentation discursive des trois grandes structures symboliques appartenant aux régimes diurne et nocturne de représentation des images, par rapport à l’ordre de ces structures proposé dans le grand tableau synoptique ou « Classification isotopique des images », en fin de l’ouvrage de 1960 déjà cité (Durand, 1969, p. 506‑507), avant de faire finalement l’expérience d’une troisième forme possible de séquence pour les trois structures symboliques durandiennes, cela déjà sous l’inspiration de la séquence des trois genres poétiques tels que les enchaîne Emil Staiger, qui s’inspire des trois plans du langage décrits par Ernst Cassirer dans Philosophie des formes symboliques, en 1923.

Le drame et le dramatique selon Étienne Souriau, Gilbert Durand et Jean-Jacques Wunenburger

La notion de drame est traditionnellement liée à l’art du théâtre et est souvent présente dans les différents ouvrages de Gilbert Durand, dont l’intérêt se manifestait notamment pour le « drame lyrique », l’opéra. Selon Chaoying Durand-Sun, Gilbert Durand avait même exercé la fonction d’administrateur du théâtre Charles-Dullin, à Chambéry, « où il mit en scène plusieurs opéras : L’Enlèvement au sérail de Mozart, Carmen de Bizet, Orphée de Gluck, Madame Butterfly de Puccini, Faust, L’Enfance du Christ, etc. » (Durand-Sun, 2015, p. 57). L’auteur lui-même déclare que ce théâtre fait partie des lieux de sa ville natale qui lui sont chers : « […] au théâtre Charles-Dullin. Notre cher théâtre à l’italienne, Scala en miniature, où à la fin des années cinquante, nous complotions avec les amis Jean Louis, Michel Lombard et Louis Raymond ce premier “Foyer littéraire et artistique” […]. » (Durand, 1991, p. 22) Le même goût pour le théâtre qu’il avait d’ailleurs déclaré dans un entretien publié d’abord dans L’Avant-scène Opéra no 74 d’avril 1985, et puis dans son livre Beaux-arts et Archétypes : « […] je me suis toujours passionné pour le théâtre lyrique, et si ces “décors” réalisés par moi ne sont qu’un très modeste violon d’Ingres, il n’en demeure pas moins qu’ils m’ont permis de mettre la main à la pâte […]. » (Durand, 1969, p. 143) Toutefois, dans ce beau livre où l’œuvre de Richard Wagner occupe une place privilégiée, Gilbert Durand avoue que son travail s’intéresse plutôt à Richard Wagner en tant que dramaturge, c’est-à-dire qu’il se concentre sur ses livrets, sur les mythes qui y sont travaillés, les thèmes et figures récurrents, cela dans une perspective « archétypologique et mythanalytique », car il est un « mythologue », non un musicologue. Il cautionne son intérêt pour le drame en évoquant sa lecture d’Opéra et Drame de Richard Wagner, quand celui‑ci critique « l’opéra où le drame est effacé par la concession que le musicien fait […] à la voix du chanteur. C’est l’effacement du dramatique au profit du “joli chant”, du bel canto […] » (Durand, 1969, p. 150). Mais du fait que Richard Wagner est à la fois librettiste et musicien, il arrive que « le mythe émerge des procédures mêmes de la musique : c’est la découverte géniale du leitmotiv qui fait entendre cette transfiguration » (ibid.). Gilbert Durand avait déjà établi dans les pages précédentes des rapports entre le mythe et la musique, qui sont tous les deux porteurs d’images, qui ne conceptualisent pas, ne démontrent pas, mais « donnent à voir » et à entendre, « et pour bien montrer, répètent » — ce sont les « redondances » du mythe et les « reprises » musicales des thèmes, du leitmotiv.

Cela dit, on peut observer que les enjeux du dramatique sont complexes, lorsque le terme va qualifier les « structures synthétiques » du régime nocturne de l’imaginaire : il ne s’agit pas seulement du conflit de forces en progression, mais aussi de retours, de répétitions, dans le cadre des mythes et de la musique. Mais il y a encore plus d’aspects à considérer, comme nous le verrons, en revenant à Gilbert Durand. Toutefois, il faut évoquer avant cela l’influence d’Étienne Souriau sur l’auteur.

Quand Étienne Souriau (1892-1979), professeur d’esthétique à l’université de la Sorbonne, publie en 1950 les Deux cent mille situations dramatiques, Gilbert Durand menait encore ses études de doctorat sous la direction de Gaston Bachelard — de 1947 à 1951 — à la même université. Étienne Souriau aura une influence décisive sur l’auteur des Structures anthropologiques de l’imaginaire — une influence d’ailleurs assez explicite dans son ouvrage intitulé Le Décor mythique de la Chartreuse de Parme (1961). Toutefois, les enjeux du dramatique sont approfondis les années suivantes et les mentions d’Étienne Souriau sont déjà reléguées en arrière-plan, alors que l’auteur met en avant des références à l’histoire des religions, comme dans l’article « Dualismes et dramatisations, régime antithétique et structures dramatiques de l’imaginaire », publié dans Eranos Jahrbuch en 1964 (t. XXXIII, p. 129‑176), ainsi que dans les Cahiers internationaux de symbolisme, puis dans le chapitre III « Dualité et drame des Winnebago à Victor Hugo » du livre L’Âme tigrée. Les pluriels de psyché (p. 75‑116).

Étienne Souriau, en 1950, conçoit déjà le dramatique en termes de « forces », de « vecteurs fondamentaux », de « constellations stellaires », de « combinaisons » et « combinatoires », de relations entre le microcosme d’une action dramatique humaine spécifique et le macrocosme… Gilbert Durand mentionne directement Étienne Souriau dans au moins cinq passages des SAI (abréviation déjà consacrée pour les Structures anthropologiques de l’imaginaire). Tout d’abord, il s’agit de mieux préciser l’emploi du terme de structure en son « dynamisme transformateur », que l’auteur veut bien dissocier de la notion de forme, qui « se définit comme un certain arrêt, une certaine fidélité, un certain statisme » (Durand, 1969, p. 65). L’auteur renvoie alors à Étienne Souriau, dans son livre Pensée vivante et perfection formelle, où la forme est plutôt vue de façon favorable : « Maintenir cette forme à toute aventure, à toute survenance, c’est désormais l’acte fondamental de cette vie ; son nom est aussi Fidélité… » (Souriau, 1952, p. 273) Ce livre par ailleurs est admiré par Gilbert Durand, car, dit‑il, « il annonce d’une façon frappante les structures schizomorphes […]. L’utilisation de la “cernure” des figures, la “frontalité”, la simplification du trait, la symétrie, la dialectique symétrique des pleins et des vides, toutes ces qualités formelles […] » (Durand, 1969, p. 207). Un autre détail de ce même livre d’Étienne Souriau attire l’attention de Gilbert Durand, quand celui‑ci discute le régime diurne des images, en tant que « mentalité pilote » pour l’Occident, et dont les illustrations seraient « la diaïrétique platonicienne et le dualisme cartésien » (ibid., p. 447-448). Gilbert Durand affirme alors qu’Étienne Souriau « caractérise exactement l’attitude spirituelle platonicienne en écrivant qu’elle est “hiéroglyphique” » (ibid., p. 448).

Mais ce sont les emprunts au Deux cent milles situations dramatiques d’Étienne Souriau (1950) qui nous intéressent ici, dont les termes, notions, structures et dont le fonctionnement général du drame théâtral semblent avoir fort inspiré l’auteur des SAI et du Décor mythique de la Chartreuse de Parme, qui affirme toutefois prendre le terme de drame au sens large. Étienne Souriau fournit largement les modes d’emploi des éléments constitutifs du drame dans leurs mécanismes et effets sur un public. Mais c’est notamment la notion d’obstacle, surtout celui représenté par la figure d’un tiers, qui vient motiver ou nourrir les conflits entre deux personnages déjà opposés, qui mérite dans les SAI une mention explicite d’Étienne Souriau : « Étienne Souriau a fait une excellente étude de cette “combinatoire dramatique” […]. » (Durand, 1969, p. 405) Et l’auteur cite directement le passage : « Il n’y aurait toutefois pas de drame si la tendance ne rencontrait aucun obstacle […], la force de la tendance n’est dramatique que si elle rencontre une résistance. » (Souriau, 1950, p. 94 et suiv.)

Cette notion d’obstacle, dans le drame au sens large — drame humain, drame cosmique — s’avère d’une indiscutable valeur heuristique dans les SAI et fonctionne même comme l’axe de l’œuvre : « Tout drame, au sens large auquel nous l’entendons, est toujours au moins à deux personnages : l’un représentant le désir de vie et d’éternité, l’autre le destin qui entrave la quête du premier. […] la littérature dramatique s’inspire toujours de l’affrontement éternel de l’espérance humaine et du temps mortel […]. » (Durand, 1969, p. 405) C’est justement le drame ainsi conçu qui constitue, dans les SAI, le fil conducteur du récit durandien sur la grande aventure humaine contre le temps mortel. D’où le fait que le drame et le dramatique ne peuvent pas rester cantonnés aux seules « structures synthétiques ou dramatiques », mais ont également la possibilité d’intervenir dans les « structures mystiques ou antiphrastiques », ainsi que dans les « structures schizomorphes ou héroïques », donc concernent non seulement le « régime nocturne », mais aussi le « régime diurne » des images. Le drame traverse ainsi l’existence de tout ce qui vit — l’humain (individus, sociétés, histoire…), la nature, les dieux, le cosmos —, car la vie est combat, a besoin de mouvement, comme l’a bien vu d’ailleurs Héraclite (voir les Fragments d’Héraclite, édités et étudiés par Charles H. Kahn, 2009 ; voir aussi l’étude de Jean-Jacques Wunenburger, 2005). C’est dans ce sens plus large de la notion de drame que se meut Gilbert Durand : le drame implique l’« action », comme l’indique son étymologie grecque.

Un corollaire de l’existence de l’obstacle est avéré par la présence de tensions. Gilbert Durand associe « tension » et « contraste dramatique », en se référant au « caractère dialectique ou contrastant de la mentalité synthétique », et commente en bas de page : « Étienne Souriau a bien mis en évidence dans l’univers dramatique cette “tension interhumaine”, cet “arc-boutement” qui, dans l’harmonie de l’œuvre théâtrale, constitue le dynamisme spécifique de la fonction dramatique […]. » (Durand, 1969, p. 403 ; Souriau, 1950, p. 48, 49, 55 et 94) En fait, Étienne Souriau le dit très clairement : « Une situation dramatique […] c’est la forme particulière de tension interhumaine et microcosmique du moment scénique. Tout le théâtre est dans ce jeu alternatif des forces nucléaires, tantôt cheminant parallèlement, tantôt s’arc-boutant les unes sur les autres […]. » (Souriau, 1950, p. 48) Il s’agit, selon cet auteur, d’une combinaison dynamique des relations des personnages, d’un enchaînement de forces qui produisent à leur tour des forces nouvelles, toujours en poussant vers l’avenir, en progression, au moyen d’accords et de désaccords, comme dans la musique, et dont les contrastes se résolvent en « fait harmonique ».

Étienne Souriau explique que chacune de ces forces sont « des fonctions dramatiques » qui ont leur place dans un système d’ensemble, stellaire, « système d’oppositions ou d’attractions, de convergences ou de divisions hostiles […] » (Souriau, 1950, p. 55). Comme l’a bien compris Gilbert Durand, « il ne faut pas confondre cette dialectique des antagonistes avec l’exclusion antithétique » (Durand, 1969, p. 403). Sur ce point, l’anthropologue semble avoir conscience du vrai danger de son expression « structures synthétiques ou dramatiques » : « La synthèse n’est pas une unification comme la mystique, elle ne vise pas à la confusion des termes mais à la cohérence sauvegardant les distinctions, les oppositions. » (Ibid.)

Pour résumer, le terme dramatique implique toujours pour Étienne Souriau un système dynamique de forces structurées en contraste, en conflit, selon des combinatoires quasiment infinies — d’où le titre Les Deux cent mille situations dramatiques — créant des « situations » selon des « ressorts » puissants, c’est-à-dire des « vecteurs » dynamiques qui animent les personnages (voir Souriau, 1950, p. 61‑66). Les correspondances entre les deux auteurs sont donc remarquables, même quant au critère pour juger de la richesse d’un personnage (Souriau) ou d’un symbole (Durand), avec quasiment l’emploi des mêmes termes. Pour Étienne Souriau, un personnage qui incarne des forces différemment valorisées est plus dynamique (plus dramatique) qu’un autre qui ne concentre que la sympathie et les qualités positives ; c’est-à-dire que les rôles faibles ne concentrent qu’une seule force ou fonction. Gilbert Durand dit de même des symboles qu’ils sont d’autant plus riches qu’ils sont polyvalents, qu’ils sont capables de produire des alliances nombreuses, imprévues, qui densifient leur signification et leur valeur symbolique. Position qui est en parfait accord avec ce qu’écrit Gaston Bachelard à propos de la richesse d’une image poétique. Pour Étienne Souriau, toute « dualité trop évidente » est « antidramatique ». Si l’obstacle est humain, dit l’auteur, il « s’augmente en se multipliant. D’abord, la lutte d’un seul contre deux, contre trois, contre tous, n’en est que plus dramatique » (Souriau, 1950, p. 99). À la page 105, en revanche, Étienne Souriau se demande à propos des combinatoires poussées à l’extrême de certaines situations : « Est‑il besoin de dire que nous sommes en plein imbroglio, ou mélodrame, ou comédie d’intrigue, et que ce réseau compliqué manque pour cela même de puissance dramatique en même temps que de clarté ? » (Ibid., p. 105) En résumé : symétries, homogénéité, équilibre de forces ne produisent pas de drame, sinon un drame faible. Il faut que la dynamique des forces change, il faut une dissymétrie dans un dédoublement (par exemple dans un duel, un seul combattant reçoit une aide — d’un dieu ou d’un écuyer). L’incertitude serait grave aussi pour la dynamique de l’action dramatique. Le déséquilibre, en revanche, même provisoire, empêche « l’enrayement du système, ou sa précipitation trop rapide vers le résultant-dénouement » (ibid., p. 108).

Étienne Souriau considère les fonctions dramatiques comme étant des « courants vitaux », « générateurs d’un aspect dramatique des faits » et remarque leur caractère d’abstraction, « quelque chose de tout à fait immatériel et spirituel : des forces pures, des directions de tension, des vexions » (Souriau, 1950, p. 118), comme les quatre points cardinaux, ou comme les protons et neutrons dans l’atome. Des forces qu’il faut faire sortir de leur isolement pour s’incarner dans « la variété des thèmes ou sujets concrets » (ibid., p. 118). Or, c’est justement ce qu’a fait l’anthropologie philosophique de Gilbert Durand quelque temps plus tard — déjà d’ailleurs lors de son article de 1957, « Dualismes et dramatisations, régime antithétique et structures dramatiques de l’imaginaire », cité supra. C’est dans cet article — sans doute au cours de son écriture des SAI — que Gilbert Durand expose d’une façon assez claire sa conception du « drame » et du « dramatique » associés à celle de structure, sous le signe du mouvement, des transformations, de l’écoute aux incidents des phénomènes, en étant attentif, d’un côté, aux analyses psychologiques et aux analyses culturelles de l’histoire des religions et, de l’autre, à la pensée poétique de celui que l’auteur considère comme le penseur de la « théorie du drame » — Victor Hugo.

Dans cet ordre d’idées, le terme drame est défini de façon opérationnelle et vient renforcer l’aspect de dynamisme hétérogène attribué à la notion de structure, qui se distingue d’ailleurs de celle employée par Claude Lévi-Strauss. En fait, la structure dramatique ne se réduit pas à une formule vide, mais s’amplifie avec des exemples concrets puisés à la morphologie sociale, aux phénomènes religieux, pour une méthodologie anthropologique de « remplissement progressif » des structures référées. C’est cependant la notion de drame, développée par Victor Hugo dans sa préface de Cromwell, que Gilbert Durand va trouver essentielle, en la résumant comme « un mixte, un mélange dont les éléments en conflit, en tension avant que de s’intégrer dans une synthèse de l’action et de l’œuvre », et qui implique ainsi une « dualité surmontée », « une dualitude ». Le drame humain surgit alors à partir de dualismes et d’un régime antithétique d’images, comme le laisse à penser le titre de l’article de Gilbert Durand : « Dualité et drame des Winnebago à Victor Hugo », cité supra. La constatation que l’homme est « composé de deux êtres, l’un impérissable, l’autre mortel », comme le conçoit le christianisme, aurait permis le drame, selon l’affirmation de Victor Hugo citée par Gilbert Durand (Durand, 1980, p. 194, note 14).

La figure opérationnelle du « tiers inclus », déjà abordée ci‑dessus avec Étienne Souriau pour constituer les situations dramatiques, resurgit ici de manière plus élaborée à partir d’exemples anthropologiques assez concrets observés par Claude Lévi-Strauss chez les Indiens Bororo au Mato Grosso (Brésil) : la structure dualiste du village en forme de cercle divisé en deux moitiés diamétrales opposées, mais dont l’organisation devient complexe et triadique au moyen de mariages institués entre membres des couches sociales supérieures des deux moitiés citées, ce dispositif permettant de mettre en relation les deux parties antagonistes, servant de médiateur ternaire entre elles et coupant la symétrie par cet élément de dramatisation.

Or, ce sont ces structures « à médiateur » que Gilbert Durand dénomme « dramatiques » (et Lévi-Strauss, « dynamiques »), en même temps qu’il attribue au dualisme, aux dyades, « une sorte de loi », « une sorte de fatalité », qui font qu’elles se gauchissent et glissent vers des structures à médiateur (Durand, 1980, p. 83). Il y a donc la possibilité d’un dualisme de type schizomorphe, diaïrétique (ou héroïque), de la coupure et de la séparation, qui radicalise les polarités, les antagonismes, mais aussi la possibilité d’un dualisme mitigé, atténué, intrinsèque, assoupli, nuancé, lorsque « les deux éléments de la dyade participent l’un et l’autre à un troisième » (ibid., p. 96) — par exemple, écrit‑il, la liberté humaine de choix entre le bien et le mal serait un « ferment dramatique » et plongerait l’homme dans le « drame ontologique » comme coresponsable de la création (ibid., p. 90‑95). Ou bien il se produit une gradation entre les pôles antagonistes qui les approche — l’homme et le monde ni bons ni mauvais, mais imparfaits. Dans l’Âme tigrée, Gilbert Durand examine toutes les sortes de clair-obscur qu’impliquent les triadismes, en particulier les drames sotériologiques autour de la figure du « sauveur », de l’envoyé, qui promeut la conciliation dramatique de contraires. Le dramatique peut dissoudre le dualisme absolu (diaïrétique), en nuançant les oppositions, faisant ainsi passer des éléments en jeu du régime diurne (antithétique) au régime nocturne. À l’intérieur du régime nocturne, en revanche, le dramatique peut perdre le tonus de ses tensions et se laisser convertir au versant nocturne mystique de l’antiphrase, par la voie de la rédemption ; une façon de surmonter le dualisme gnostique : le mal peut être simplement nié ou bien alors intégré au bien selon un plan divin, ou représenter « une phase nécessaire du Bien », comme l’expose Gilbert Durand s’appuyant sur Simone de Pétrement (ibid., p. 102), c’est-à-dire la transmutation (non le mélange) du mal en bien. Autrement dit, c’est le passage (le retour) du deux à l’un (monisme) par la suite d’une dramatisation du deux par le trois (l’intermédiaire). Pour ces figures dramatiques, dynamiques, entre le régime diurne et le régime nocturne des images, et au sein du seul régime nocturne lui-même, Gilbert Durand trouve de riches illustrations dans les poèmes de Victor Hugo (voir ibid., p. 104‑108).

Il faut du reste remarquer que Gilbert Durand considère le xixe siècle comme le « siècle du drame », qui « prend conscience de sa destinée faustienne avec Goethe […] tandis qu’à son déclin, Marx prêche la “praxis” révolutionnaire et ses successeurs surenchérissent par les philosophies de l’engagement » (Durand, 1980, p. 114‑115). L’auteur affirme en plus que le comportement imaginaire dramatique est « le mieux adapté aux impératifs de notre monde » (ibid., p. 115).

Tous ces enjeux du dramatique sont repris et développés avec minutie sur le plan de la logique par le philosophe Jean-Jacques Wunenburger. C’est la « pensée du complexe » que propose l’auteur dans la Raison contradictoire (1989). Ce livre semble inviter le lecteur à plonger au cœur turbulent de la raison humaine, que la logique identitaire a essayé et essaie encore d’apaiser en réduisant la complexité des hommes (cette « âme tigrée ») et des choses à des paires d’opposés bien définis et qui s’excluent mutuellement : « Dans les méandres d’une triade dorment de nombreuses configurations qui peuvent aussi bien engendrer une complexité dynamique qu’une simplification statique. » (Wunenburger, 1990, p. 71) La vie des hommes, des choses, des sociétés, du cosmos peut être pensée en termes d’un énergétisme, comme le signale Jean-Jacques Wunenburger, c’est-à-dire « un état donné du monde comme résultat d’un rapport conflictuel de deux forces également actives » (ibid., p. 88). Tant la stabilité que le changement des phénomènes « met[tent] en jeu deux pôles dynamiques antagonistes, qui sont tous deux co-présents et co-actifs » (ibid.). Se produisent des liaisons de force et contre-force, des états de symétrie et de dissymétrie en devenir, d’attractions et de répulsions, des résistances, contrepoids, rivalités, équilibres et déséquilibres, homogénéité et hétérogénéité, dissemblances. Toutefois, un ensemble de deux forces en conflit peut tendre à l’inertie par leur assimilation à l’un, par accord, fusion, ou, au contraire, couper la relation par polarisation radicale et produire deux figures entièrement opposées et distinctes ou bien deux figures redoublées identiques, explique l’auteur. Pour empêcher alors ces deux cas de figure et maintenir les forces en mouvement, en transformation, il faut que surgisse dans la brèche, l’intervalle, l’interstice, le vide, dans « la distance blanche » entre les puissances d’un dualisme, un troisième élément actif, un intermédiaire, une médiation, une puissance de transformation, un principe de devenir (toujours selon les mots de Jean-Jacques Wunenburger) qui vienne animer cette nouvelle structure (ternaire) de l’intérieur, c’est-à-dire qui vienne aiguiser les antagonismes, maintenir le tout en mouvement, en tension organique, en balancement, dans une riche pluralité et un clair-obscur, qui se place plutôt dans le règne du régime nocturne de la pensée complexe, non diaïrétique, soit une « totalité composite » qui ne correspond pas à la dialectique de Hegel (celle‑ci étant une synthèse qui fait disparaître la thèse et l’antithèse).

Jean-Jacques Wunenburger affirme que le troisième élément ne constitue pas simplement un pont, un lien, un tampon dans l’intervalle entre deux termes ; il ne représente pas la simple addition d’un plus un au deux (comme d’ailleurs, dit‑il, la quaternité n’est pas la somme de 3 plus 1) ; ce troisième élément doit interférer dans la nature même des termes en conflit, en empêchant leur séparation (découpage en deux) ou leur confusion (réunification, retour à l’un). Jean-Jacques Wunenburger rappelle que la complexité prend position dans « l’entre-deux qui s’interpose entre l’un et l’autre des éléments distingués à l’origine […] », et poursuit : c’est « un milieu d’échanges à travers lequel transitent le Même et l’Autre » ; c’est un « lieu logique », « une interface de contacts », « inter-mondes », « tiers état », « tierce dénominateur », « zone mitoyenne », « troisième donnée » (Wunenburger, 1990, p. 46 et suiv.). Dans un autre passage de son livre, l’auteur illustre la fonction du tiers, en citant le cas de l’âme (entre corps et esprit) ou du Christ (entre l’homme et Dieu) ; il ne s’agit pas d’une composition syncrétique, mais d’un vrai état d’ambivalence, de double nature du médiateur, de « vrai milieu », qui « n’est plus calme réconciliation des opposés, mais composition instaurant à la fois distance et proximité, présence et absence, jouant à la fois le rôle d’un obstacle pour la connaturalité et d’un passage pour ce qui est radicalement séparé » (ibid., p. 62).

Finalement, pour établir ici la transition entre Jean-Jacques Wunenburger et Emil Staiger, nous pouvons affirmer que la structure triadique symbolique proposée par Gilbert Durand à l’intérieur de deux régimes interdépendants d’images, ainsi que la structure triadique des genres fondamentaux de la poétique proposés comme trois modes possibles d’existence humaine, comme trois conceptions du monde, impliquent des rapports « multiples, pluridimensionnels, interactifs » (Wunenburger, 1990, p. 83 et suiv.) entre leurs éléments constitutifs. En fait, dans l’instance dramatique de l’existence s’opère un équilibre précaire de trois composants en interaction de force et contre-force, en antagonisme et complémentarité, tous dans une sorte de solidarité conflictuelle et dont les différents dosages au sein de l’ensemble organique de nature dramatique peuvent nuancer qualitativement et différemment cet ensemble lui‑même.

Ainsi, le dramatique peut-il intégrer des propriétés lyriques importantes et produire le phénomène dénommé « drame lyrique », de même qu’il peut accumuler des traits épiques suffisants pour produire un « drame épique ». Sans parler ici de la fragilité du dramatique en tant que genre à perdre son essentielle ambivalence et à se durcir en tragique au moyen de la seule polarisation de ses éléments tensoriels ; ou du tragique lui‑même qui peut éventuellement glisser au comique par un excès (un effet de trop) de l’un de ses éléments. Dans ce sens, il faut considérer que les états d’ambivalence concernent les sentiments humains et résistent à une logique rigide, et qu’ils sont parfois riches d’éléments contradictoires, comme le signale Jean-Jacques Wunenburger, qui s’appuie sur plusieurs auteurs (voir Wunenburger, 1989, p. 104 et suiv.) — avec une remarque toutefois quant à la « fluctuation » (et non une « coexistence ») de sentiments opposés.

Les structures symboliques de l’imaginaire et les genres de la poétique

Emil Staiger (1908-1987) signale que l’essence de l’homme (« les virtualités généralisées de l’Homme ») apparaît dans les domaines de la création poétique, et que pour cela « la validité » des concepts de « genre » ne se borne pas à la littérature, d’où la contribution de la science de la littérature au problème de l’anthropologie générale (voir Staiger, 1972, p. 197‑198). Tout d’abord, les genres lyrique, épique et dramatique seraient interdépendants, correspondraient à la séquence syllabe-mot-phrase sur le plan de la construction du langage humain, tel que le décrit Ernst Cassirer dans sa Philosophie des formes symboliques (Philosophie der symbolischen Formen, Berlin, 1923, partie I), et se développeraient dès l’expression émotionnelle vers l’expression logique, comme l’homme se développe dans la séquence enfance-jeunesse-maturité-vieillesse. De ce fait, les trois genres poétiques cités correspondraient aux domaines respectivement de l’émotionnel, du figuratif et du logique, au cours d’une objectivation progressive impliquant une mise à distance rendant possible une abstraction, une spiritualisation du monde ; un monde qui peut ainsi être finalement « jugé, prouvé », après avoir été « senti » dans la fusion lyrique et montré/nommé dans le processus de séparation et de confrontation sujet-monde, donc d’observation entrepris par l’épique ; le dramatique embrasserait enfin « la vie dans sa diversification » (Staiger, 1972, p. 163‑165).

Emil Staiger conçoit l’essence lyrique comme l’âme, douée de traits de féminité et de fluidité, pendant que l’esprit, doué de traits masculins et plus durs, serait fonctionnel — ces deux concepts étant considérés comme deux « virtualités fondamentales de l’être » dont l’auteur écarte toute interprétation théologique (Staiger, 1972, p. 166). Pour illustrer cette idée, l’auteur fait appel à la fameuse épigramme du poète Schiller — « Si l’âme parle, ah ! Ce n’est déjà plus l’âme qui parle » — pour ensuite expliquer que le fait que « l’âme ne peut pas parler sans s’éliminer soi-même nous [a] été expliqué par la force dialectique du langage élaboré […], qui n’est jamais simplement musical, il est toujours à la fois intentionnel, c’est-à-dire qu’il crée une confrontation [Gegenüber] » (ibid.). Toutefois, l’auteur ne prend pas le parti inconditionnel de la raison contre l’âme, car, selon lui, l’esprit peut soit se tromper quand il préserve le vrai par des mots et dans l’écrit, soit se tromper « dans l’emploi faux du signal » : « Ce qui rend possible cette erreur est la distanciation que l’esprit prend en face des choses. » (Ibid., p. 167) Ainsi, dans les premiers jours de l’enfance, « notre esprit était sans forces, mais notre âme pour cela même était plus riche […]. Une société ne s’affirme et ne se consolide que grâce à l’esprit dramatique, au monde compris dans sa totalité […]. » (Ibid.) Pour mettre en évidence la complémentarité des pôles opposés du lyrique et du dramatique, de l’âme et de l’esprit, du masculin et du féminin, l’auteur remarque que, dans ces « zones extrêmes », aucune vie ne peut fleurir et qu’il faut un « passage du fluide au consistant » : « Comme esprit [on] court le risque de se raidir, comme âme [on] pourrait se diluer. » (Ibid., p. 168) C’est que la nature psychique (Gemüt) de l’homme ne peut se subdiviser, mais constitue « un tout qui va imperceptiblement d’un extrême à un autre » (Ibid.).

Pour Emil Staiger, la tripartition des genres est due à la division tridimensionnelle du temps, mais néanmoins le lyrique, l’épique et le dramatique « s’occupent du même courant du transitoire, de l’insondable », chacun en le saisissant différemment (Emil Staiger évoque la maxime d’Héraclite selon laquelle personne « ne se baigne deux fois dans le même fleuve »). Le lyrique s’explique ainsi : « […] l’homme émerge du présent et plonge dans le courant, en se laissant emporter par les ondes qui passent. Il n’y a pas d’arrêt. On le traîne […]. » (Staiger, 1972, p. 169) Mais dans le mode d’existence de l’épique, l’homme observe le courant du passager « planté au marge du présent » et son esprit « prête une permanence au transitoire » et nomme les objets du monde, c’est le règne du figuratif (ibid., p. 171). Le plan ultime appartient au dramatique, par la suite de la différenciation opérée par l’épique ; c’est l’heure de rétablir des relations entre les choses du monde, des lois sont proposées et la question de la finalité alors se pose et se projette dans l’avenir. L’auteur insiste toujours sur le caractère dynamique de la vie, sur le changement continu « d’une chose se transformant en une autre chose » (ibid., p. 186). Il défend son type d’approche d’un texte littéraire comme relevant d’un « cercle herméneutique » : « Sans le premier sentiment, je ne peux percevoir absolument rien du texte, je ne sais ce qui est essentiel, ce qui a de la vie, ce qui est conventionnel. Celui qui veut comprendre explicitement aura besoin de l’avoir compris avant, de façon obscure. » (Ibid., p. 191)

Il faudrait montrer aussi comment les pensées de cette critique philosophique de la littérature de langue allemande s’accordent avec celles exprimées par Gaston Bachelard. Mais on doit enfin rapprocher les conceptions d’Emil Staiger sur les genres poétiques de celles qui caractérisent les structures symboliques de l’imaginaire selon Gilbert Durand pour imaginer une autre façon de classer ces dernières. On peut alors tenter de réécrire l’exposé durandien des SAI, en commençant par les structures mystiques, passant ensuite aux structures diaïrétiques, pour finir l’exposé par les structures dramatiques, sans obéir à la séquence des régimes diurne et nocturne. Cela pour tirer profit des suggestions théoriques d’Emil Staiger, pour mieux faire comprendre l’anthropologie philosophique de l’imaginaire ; du moins, pour la comprendre autrement.

Le genre lyrique et les structures mystiques ou antiphrasiques

Tout d’abord, il faut observer qu’Emil Staiger se demande si le lyrique ne s’approcherait pas du mystique, une fois que dans la disposition animique (Stimmung) « nous sommes merveilleusement hors de nous, non pas devant les choses, mais dans les choses et elles dans nous » (Staiger, 1972, p. 59). C’est l’état de grâce ou de malédiction, « l’un dans l’autre lyrique, quand le poète se souvient de la nature ou la nature se souvient du poète », dit‑il. Le terme de « fusion lyrique » s’explique par le manque des contours du moi, du monde, qui « ne sont pas fermement esquissés » ; il n’y a pas de monde intérieur ni de monde extérieur, subjectif ou objectif, mais un flux continu et une « dilution de la consistance », manifestés comme « un art de la solitude » (ibid., p. 46). Il n’y a pas de connexions logiques, ni de fondements, puisque « l’existence se transforme en musique », en harmonie de sens et de rythmes (ibid.).

Emil Staiger hésite toutefois et essaie de distinguer le lyrique du mystique. Selon l’auteur, dans le lyrique, l’homme se limite au passager et se fait « un » avec un son ou un certain paysage ; il s’agit d’un état à caractère momentané, assez bref, qu’une résistance quelconque peut dissiper, rompre pour laisser s’installer une situation de confrontation (Gegenüber), propre à l’expérience épique ; pendant que le mystique aboutit différemment à l’un, à l’unité, « ce tout qui est éternel et divin » (Staiger, 1972, p. 61).

Évitant une approche métaphysique, Emil Staiger essaie d’expliquer le phénomène de la fusion lyrique, à l’aide de quelques subtilités de la langue allemande qui évitent de trancher entre corps-âme et corps-monde. Le Körper « occupe un lieu dans l’espace », est limité et peut être pénétré du dehors, différemment du Leib, le corps humain avec ses fonctions. Or, c’est la réalité corporelle de la disposition animique (Stimmung) qui se veut âme, qui a de l’âme et s’appelle leiblich ; autrement dit, c’est l’âme elle-même qui est corporelle (leiblich) et se transforme en sentiments qui n’affligent pas le Körper, mais le Leib. Qu’est-ce alors que le Leib ? C’est « tout ce qui annule la distance entre nous et le monde extérieur » ; alors, poursuit l’auteur, « on ne se sent pas comme individualité, comme personne ou être historique localisé. […]. Nous nous diluons dans ce que nous sentons » (Staiger, 1972, p. 63).

Emil Staiger fait correspondre le mode d’existence lyrique à la phase d’expression sensorielle ou émotionnelle du langage établi par Ernst Cassirer, dont le verbe-clé est sentir ; correspondant donc à l’âge puéril de l’homme, à l’enfant, et par conséquent à la fragmentation du langage — au niveau encore de la syllabe, des interjections, du manque de syntaxe et de grammaire, c’est-à-dire du manque de distance sujet-objet.

Avec Gilbert Durand toutefois, nous aurions le verbe confondre comme clé majeure d’une attitude imaginative caractérisée par l’immersion — la descente, la possession, la pénétration et ses archétypes épithètes du profond (calme, chaud, intime, caché) et un réseau de constellations symboliques d’images puisées dans des cultures et temps immémoriaux autour de la nuit, la femme, la mère, la maison, le ventre, la caverne, la tombe, le labyrinthe, toutes sortes de métamorphoses, de rêves de retour ; il s’agit donc du désir de l’intimité protectrice du refuge, de la fécondité, de la descente lente, sans danger de chutes, d’avaler et d’être avalé dans le ventre, dans la terre, dans la copulation sexuelle, de fantaisies d’emboîtement d’une chose dans l’autre, d’une infinité miniaturisée… Cette fusion ou confusion, dont l’aspect antiphrasique est exploitée par Gilbert Durand de façon exhaustive, est analysée du point de vue de la double négation euphémisante, ou dénégation — « présenter ce qui est, sous le mode du non-être » (Durand, 1969, p. 205‑206). L’étude durandienne apporte de nombreux exemples de nature anthropologique, s’appuyant plutôt sur Jung que sur Freud, car « l’archétypologie prend en considération des structures imaginaires qui, au-delà de l’ontogenèse, s’intéressent à et resonnent dans l’espèce entière » (ibid., p. 253), pendant que Freud se limite, selon l’auteur, à l’image individuelle, aux accidents de la biographie.

Pour ce qui touche aux enjeux du dramatique, il est important d’observer que le drame hante toujours les représentations symboliques, car la peur du temps destructeur et de la mort est toujours prête à faire irruption et, de ce fait, à faire glisser du lyrique au dramatique et même vers l’épique. Comme c’est le cas lors de certaines pratiques de sacrifice au moyen de simulacres (décapitation du Roi de Mai, fait en carton ; ou la mort de Carnaval, du Carême ou de l’Hiver en Europe), qui constituent « une sorte de trahison du sens tragique du sacrifice intégré dans le cycle dramatique » (Durand, 1969, p. 355). Dans le cas du sacrifice par le feu, Gilbert Durand renvoie à la pratique euphémisante de brûler l’Hiver en brûlant des encens, ce qui fait glisser l’imaginaire nocturne au régime diurne et apporte une nuance épique de « purification ».

Quant à l’adjectif mystique, Gilbert Durand dit l’employer dans « son sens le plus courant en lequel se conjuguent et une volonté d’union et un certain goût de la secrète intimité » (Durand, 1969, p. 308). Cela pour éviter des termes scientifiques liés à certains symptômes et syndromes de types caractérologiques — comme il l’avait fait en nommant « schizomorphiques » les structures symboliques du régime diurne, que nous allons voir dans la suite. Le terme de mélancolie toutefois, écarté par l’auteur (ibid., p. 307, note 1), pouvait bien recouvrir cet univers symbolique nocturne qui ne combat pas les ténèbres, la mort, le temps, mais tisse a contrario des moyens ingénieux de conversion pour une coexistence positive et plutôt heureuse avec eux. D’où le procédé extrême de l’antiphrase pour rapprocher ce qui est opposé, pour atténuer les différences, pour dompter par conversion ce qui est destructeur : le tombeau devenant berceau, la chute, descente, la mort, une promesse de repos et de renaissance. Gilbert Durand analyse non seulement des exemples puisés dans la littérature, mais aussi dans la psychologie jungienne, dans le test du Rorchach, ou dans la peinture moderne.

Confondre et lier traduisent finalement, avec Gilbert Durand, l’accord cosmique où tout est un. Toutefois, comme l’a expliqué Emil Staiger, cet élan de soumission et de passivité de l’union de l’un dans l’autre n’est pas durable, mais extrêmement fugace. D’ailleurs Héraclite lui-même convenait que la vie est combat, est mouvement.

Pour suivre un nouvel ordre de classification des structures symboliques, on peut passer de l’indifférencié lyrique, primordial, mythique, à l’imaginaire du combat vigoureux des ténèbres, de la mort, du temps.

Le genre épique et les structures diaïrétiques ou schizomorphiques

Le phénomène de l’épique, proposé par Emil Staiger comme genre second par rapport au genre lyrique (de la fusion de l’un dans l’autre et de l’intuition de la dissolution de tout dans une unité), vient montrer l’éveil de la conscience devant le divers et, par conséquent, les procédés de séparation qui caractérisent une nouvelle attitude humaine de représentation du monde. La séparation sujet-objet met en relief l’acte d’observer, de montrer et de nommer la multiplicité du réel. C’est le règne des mots, le langage est dans sa phase « d’expression figurative » qui correspond à l’âge de l’homme nommé « jeunesse ». La confrontation objective (Gegenüber) n’élude pas le sentiment premier de sympathie lyrique je-monde, ni les intuitions premières immédiates d’enchantement. Mais la conscience de l’existence du moi et du monde, comme des réalités distinctes, ouvre les portes à une distanciation progressive par la voie de la pensée rationnelle en développement. Le lyrique, puis l’épique et finalement le dramatique ne s’excluent pas les uns les autres, mais coexistent dans des intensités/degrés différents au cœur des choses et des hommes, selon Emil Staiger.

L’action essentielle de l’épique est d’enregistrer les objets observés d’un point de vue inaltérable — ni l’observateur ni les choses observées ne changent, car dans le flux du réel n’importe que ce qui est constant, ce qui se répète comme étant le même au point de pouvoir recevoir un nom et une identité particuliers. C’est l’identique et l’immuable qui permettent d’être nommés et classés. Sélectionner des signes distinctifs, fixer l’attention et à la fois se rendre compte de ces actes démontrent une réflexion, une conscience éveillée, un commencement de jugement. Sélectionner, enregistrer, nommer, reconnaître un objet du réel, pouvoir le remémorer vont de pair avec le besoin de tout « figurer » : « Ce qui importe ici est d’éclairer, montrer, rendre plastique. […] aussi les états d’âme, l’auteur les transforme en images » (Staiger, 1972, p. 83), et parvient à « convertir les états d’âme en faits visibles » (ibid., p. 84, citant Spitteler).

L’épique se penche sur ce qui est plutôt extérieur et ne s’occupe guère des domaines intérieurs de l’âme ; même l’amour (de type lyrique) en est exclu. Voir et décrire exigent la lumière : « Vivre dans la lumière est par conséquent aussi le plus grand bonheur pour l’homme homérique. » (Staiger, 1972, p. 86) C’est l’amour de la « visibilité », du soleil, de la clarté « forte, saine, sûre » : « C’est vrai qu’elle est une réussite grâce à une inséparable peur de la nuit et de la mort. » (Ibid., p. 87) Rien à voir donc avec le goût de l’obscurité et des profondeurs de l’intimité lyrique et du manque du pouvoir de distinguer : « À l’homme épique, par contre, l’obscurité dérobe l’essentialité. Il cesse de voir, et comme son existence se fonde dans le voir, il cesse d’être, par conséquent. » (Ibid.)

Pour suivre les termes de comparaison avec Gilbert Durand, le verbe-clé de l’épique est présenter, car l’épique se complaît avec l’objet pour l’objet, c’est-à-dire l’expose sans hâte, se permet de divaguer sans souci d’atteindre une fin déterminée quelconque (ce qui est le trait du dramatique, selon Emil Staiger). D’ailleurs, le manque de tension permet au lecteur de contempler chaque détail montré. D’où l’autonomie des parties du récit, la parataxe et l’addition comme principe de composition. Le manque de tension (la tension est le propre du dramatique) est due aussi au fait que le héros épique agit à son compte, indépendant par rapport aux dieux, responsable de son destin, sans règles de conduite dictées ; c’est plutôt le combat et l’honneur qui l’attirent à chaque fois, ce qui exclut le besoin d’un profil logique et conséquent pour sa trajectoire, ce qui explique aussi que les oracles ne soient pas pris au sérieux comme dans le dramatique, et qu’il puisse se réinventer chaque jour au long du récit — toujours selon l’étude d’Emil Staiger. L’auteur remarque toutefois que Zeus est le seul capable de voir un peu loin dans l’avenir et de faire des plans, car il est doué de vision ample et s’appelle, pour cette raison, « euryopa, celui qui voit loin » (Staiger, 1972, p. 110).

Or, malgré tous les évidents points de rencontre entre Emil Staiger (en 1946) et Gilbert Durand (en 1960), la critique philosophique de l’auteur suisse frôle à peine le problème de la peur des ténèbres, de la mort, du destin, tout ce qui va occuper justement le centre des réflexions de l’anthropologie philosophique de l’auteur français. Gilbert Durand met pourtant l’accent également sur les mêmes verbes que ceux proposés par Emil Staiger : distinguer, séparer, identifier avec précision les différences et les similitudes, démêler, bref, voir avec clarté. Mais le point de départ de l’auteur (son a priori) est de considérer « l’angoisse humaine devant la temporalité » comme étant « le sens suprême de la fonction symbolique », ce qui lui permet de postuler une « métaphysique de l’imagination » (Durand, 1969, p. 60). De ce fait, il attribue le statut de « régime diurne d’images » à cet univers qu’Emil Staiger avait conçu comme appartenant au genre épique. Pour mieux mettre en relief le combat du héros pour défendre et conquérir la lumière, est exposée avec minutie la contrepartie du monde des ténèbres et de ses symboles sous le titre « Les visages du temps ». Malgré l’ambivalence qui garantit la richesse et la complexité des symboles, Gilbert Durand essaie d’isoler « les seuls sémantismes terrifiants » pour mieux démontrer l’imagination héroïque du combat sans négociation avec le temps. Les images surgissent constellées sous la double polarisation lumière/ténèbres, où viennent s’aligner antithétiquement les symboles ouraniens valorisés positivement et les symboles chtoniens perçus de façon négative. Ce sont cent-cinquante pages vouées au régime diurne, contre deux-cent-quatorze pages dédiées au régime nocturne (cent-une pour le mystique et cent-onze pour le dramatique), sans parler des pages initiales réservées à la terreur face aux visages du temps, ce qui fait de cet ouvrage de 1960 un récit largement nocturne dans sa présentation de l’action euphémisante de l’imaginaire en tant que « créativité spirituelle » porteuse d’espérance, selon les mots de l’auteur.

Si Emil Staiger souligne la vocation figurative de l’épique, Gilbert Durand nous rappelle que face à la polyvalence des symboles il faut faire attention non pas à la forme mais plutôt au geste, au mouvement, aux directions que prend à chaque fois un symbole dans un certain contexte. Ainsi, dans le régime diurne domine le vecteur verticalisant, ascensionnel (le haut, le ciel, la lumière, la tête, l’échelle) et l’action de voir sans entraves, le maintien d’une posture où l’on se tient debout, la tête levée, les mains libres, la pensée claire, rationnelle. D’où s’expliquent les symboles ascensionnels, spectaculaires et diaïrétiques énumérés par l’auteur, et aussi les symboles thériomorphiques (signifiant le changement et la fuite du temps), nyctomorphiques (ténèbres, bruits, liens) et catamorphiques (images dynamiques de la chute, la terreur de l’abyme) pour figurer la face maléfique du temps, ainsi que les archétypes fondamentaux du sceptre (pouvoir, domination) et du glaive (arme, combat, lutte).

Les données chez Gilbert Durand sont plutôt de l’ordre de l’anthropologique et non pas du littéraire comme chez Emil Staiger, ce qui change un peu les choses lors de l’analyse des structures synthétiques ou dramatiques, comme on va le voir à présent.

Le genre dramatique et les structures synthétiques ou dramatiques de l’imaginaire

Après la communion lyrique et la distanciation épique, le genre dramatique se présente comme celui établissant des rapports logiques entre les objets et les événements du réel, selon l’étude d’Emil Staiger. Ce n’est plus le monde de l’oralité homérique, mais le monde rendu possible par l’écrit. Il n’y a plus les additions de données indépendantes, mais le récit bien corsé, organique, en termes de causes et d’effets, et visant un but déterminé. Selon Emil Staiger, le concept kantien d’« organisme » en tant qu’« une structure dont les parties sont à la fois but final et moyen » s’applique bien aux réalités embrassées par le genre dramatique : « […] la fonctionnalité des parties [est] la loi du dramatique […]. » (Staiger, 1972, p. 116) Tout en s’inspirant d’Ernst Cassirer, Emil Staiger associe le genre dramatique au langage dans son stade de « pensée conceptuelle », aux traits durs et masculins, et correspondant à l’âge adulte humain, à la vieillesse. C’est le règne de la logique et de l’attitude qui vise à prouver et à juger les rapports entre les choses du monde, à construire des abstractions, à proposer et accomplir des projets, bref à interférer avec le réel.

De même que la syllabe était dominante pour le genre lyrique et le mot pour l’épique, c’est la phrase, la syntaxe, qui va caractériser le dramatique, quand la subordination à une fin produit l’interdépendance et la tension entre les éléments du réel, ainsi que la passion dans la poursuite d’un projet en devenir. Le genre dramatique surgit comme centré sur l’action tendue vers l’avenir. Comme Étienne Souriau, Emil Staiger postule une résistance comme moteur du dramatique, qui produit la précipitation du pathos, dont « l’émotion découle de quelque chose qui n’est pas encore », mais qui doit arriver, être, devenir. Le pathos s’associe au problème, à un but final à conquérir malgré les adversités. Tout cela se réalise en tensions et en péripéties — événements qui changent toujours de direction ; et selon un vouloir, un désir assez fort vers un objectif : « Pour l’homme il n’existe rien d’isolé, il est éo zõon lógon échon, être qui rassemble et sélectionne » (Staiger, 1972, p. 140) ; il faut peser les faits en faveur et contre, il faut juger les possibilités du réel et avancer.

Emil Staiger exploite aussi les débordements du dramatique sur le tragique et sur le comique. Le tragique aura lieu quand « un esprit extraordinairement conséquent » voit les limites de son monde exposées, car quelque chose aura été négligé par cécité ou vision étroite du héros, ce qui empêche la réalisation de son esprit. Alors, devant le vide ainsi installé, il ne reste que la folie ou le suicide pour le désespéré tragique. Sinon, en cas d’une limitation atteignant aussi les forces de son esprit, l’homme au projet raté se fatigue, s’arrête de lutter et échappe au néant par le don de l’oubli. Ou bien, dans un autre cas de figure, la tension dramatique se transforme soudain en distension comique, « dans un éclat de rire authentique de celui qui sait que l’esprit ne peut pas être réel sans une base physique, que cette base physique, au contraire, peut dispenser l’esprit et se suffire à elle‑même dans une puissance également élémentaire » (Staiger, 1972, p. 159, citant la sentence de Socrate dans le Banquet de Platon).

Si Emil Staiger, malgré ses puissantes intuitions dans le champ du comparatisme littéraire, n’a pas abouti au domaine des archétypes de l’imagination profonde des écrivains, Gilbert Durand, en revanche, excelle dans ce domaine en proposant trois genres structuraux déterminés par les trois classes « de contenus possibles de l’imaginaire » (Durand, 1969, p. 137). Le genre dramatique présenté par Emil Staiger peut correspondre finalement aux « structures dramatiques de l’imaginaire » de Gilbert Durand, qui considère le schizomorphe, le mystique et le dramatique comme étant trois façons de réagir symboliquement à la peur de finir, de mourir ; c’est-à-dire de réagir en affrontant le temps dans le combat « diurne », ou au contraire en négociant avec le temps soit par soumission ou conversion mystique du mal en bien, soit par le détournement dramatique du mal par la voie du progrès historique vers une fin projetée et humainement sous contrôle.

Dit autrement, ces trois genres de « contenus possibles de l’imaginaire » sont régis respectivement, selon Gilbert Durand, par les schèmes diaïrétiques et verticalisants symbolisés par les archétypes du sceptre et du glaive, par les schèmes de la descente et de l’intériorisation symbolisés par la coupe (contenant), et finalement par « les schèmes rythmiques, avec leurs nuances cycliques ou progressistes, représentés par la roue dénaire ou duodénaire et le bâton bourgeonnant, l’arbre » (voir Durand, 1969, p. 437). L’anthropologue convient qu’« il est très difficile d’analyser les structures de cette seconde catégorie du Régime Nocturne de l’image. En effet, ces dernières sont synthétiques dans tous les sens du terme, et d’abord parce qu’elles intègrent en une suite continue toutes les autres intentions de l’imaginaire » (ibid., p. 399). Ces propos semblent faire écho aux mots d’Emil Staiger publiés en 1946 au sujet du genre dramatique par rapport aux genres lyrique et épique, comme nous l’avons déjà commenté plus haut.

L’appellation « synthétique ou dramatique » trouve encore d’autres explications, toujours dans le sens d’une conciliation dans une synthèse, dans une « cohérence des contraires » ou « coincidentia oppositorum », soit « un tout cohérent [de] contradictions les plus flagrantes » (Durand, 1969, p. 400), pour éviter la dichotomie, la séparation des contraires, puisque « la dichotomie court précisément le risque de tuer la synthèse » (ibid.). Alors, que faut‑il « synthétiser » ? Gilbert Durand affirme que « du denaire au bâton » (du rythme cyclique à la verticalisation progressiste), il y a la recherche et la découverte d’un « facteur de constance au sein même de la fluidité temporelle » ou un effort pour « synthétiser les aspirations à l’au-delà de la transcendance et les intuitions immanentes du devenir » (ibid., p. 223‑224). Dit autrement, l’imagination se voit incitée « à fabuler un récit qui intègre les phases diverses du retour […] à la dramatisation cyclique dans laquelle s’organise un mythe du retour, mythe toujours menacé par les tentations d’une pensée diurne du retour triomphal et définitif » (ibid., p. 320). Mais figurer un mal, un danger, une angoisse, dit l’auteur (sans doute inspiré par Bachelard), c’est déjà les dominer par la maîtrise du cogito — « une thérapeutique par l’image » (ibid., p. 135).

Le régime nocturne dans son versant synthétique ou dramatique suppose donc le cycle et les divisions circulaires du temps dans ses rythmes, mais aussi « le résultat des péripéties du temps » (Durand, 1969, p. 322). Dans ces deux cas, il s’agit d’histoires, de récits, de mythes. Pourquoi ceux‑ci sont‑ils « synthétiques » ? Parce que ces mythes concilient l’antinomie temporelle suivante : la terreur devant le temps fuyant (phase tragique) et l’espoir et la confiance dans la victoire sur le temps (phase triomphante), toujours selon Gilbert Durand. Ces valorisations négatives et positives des images alternent dans les mythes dramatiques. Or, sur ce point, il faut de nouveau rappeler la position de Jean-Jacques Wunenburger déjà évoquée plus haut, qui considère la coexistence des contraires agissant en même temps et dans le même phénomène comme étant une « coïncidentia oppositorum », qui exclut les cas d’alternance de contraires.

Au contraire d’Emil Staiger, chez Gilbert Durand le dramatique n’arrive pas à déboucher sur le tragique, car il y a « l’abolition du destin en tant qu’aveugle fatalité » (Durand, 1969, p. 324). Le temps subit une régénération périodique, finit et recommence, meurt et ressuscite. Il y a donc une « harmonie dramatique du tout » dont la nature est bien « synthétique », manifestée par « l’intention d’intégration des contraires », l’auteur ajoutant encore que « toute synthèse comme toute dialectique est constitutionnellement ambiguë » (ibid., p. 325) : « les ambivalences [rendent] l’étude de ces mythes symboliques de la répétition plus délicate que l’étude des symboles diaïrétiques ou que ceux de l’intimité dans lesquels l’intention monovalente était relativement facile à dépister » (ibid.).

Toutefois, le drame lunaire examiné par Gilbert Durand, avec ses péripéties de naissance, croissance, mort et résurrection, peut se condenser dans un mythe dont les protagonistes se présentent comme des triades ou tétrades productives d’ambiguïtés, soit par la concentration des éléments positifs et négatifs de vie et mort qui surgissent condensés tous à la fois dans un seul élément polyvalent et de façon « dramatique/synthétique », comme c’est le cas de la Trinité chrétienne ou, dans le folklore celte, dans le cas d’Orcus/nuit, de Belen/jour et du Fils Gargantua/soleil couchant, comme le défend Gilbert Durand ; soit par un effort « pour réintégrer en un contexte cohérent la disjonction des antithèses » (Durand, 1969, p. 332). L’auteur cite encore d’autres cas de condensation de contraires dans un seul élément, comme le Janus Bifrons, le symbole de la porte ou de l’androgyne, ou encore le cas de « la réhabilitation mythique du mal par la synthèse romantique » (ibid.).

Finalement, pour souligner la complexité du régime nocturne dans son versant dramatique/synthétique, Gilbert Durand passe de la dimension métaphysique à la dimension historique par la voie des mouvements politiques du xxe siècle, quand la révolution (française) se teinte de positivité (« l’heure sainte » et non plus « règne de Satan », selon les mots de l’auteur). Pour rendre le plus clair possible le trajet de sa pensée, Gilbert Durand fait une longue digression pour démontrer le passage symbolique des schèmes cycliques vers le mouvement d’une verticalisation qui échappe au cercle des répétitions agro-lunaires. Ce faisant, l’auteur associe le « drame agro-lunaire » au « drame liturgique » du Fils et son rôle médiateur de Messie, et arrive au « drame alchimique » avec la figure d’Hermès Trismégiste dont l’étymologie en égyptien est la suivante : Hermès serait Thot (« mélanger, adoucir par le mélange »), ou Tout (« réunion dans un seul, totaliser »), ou Hermès < erma, « la série, l’enchaînement », ou alors ormê, impetus, « mouvement » (voir Durand, 1969, p. 348).

Au bout d’un tel enchaînement d’intuitions documentées, Gilbert Durand arrive enfin à la question de la « finalité suprême » de l’alchimie : celle d’engendrer la lumière (Durand cite le Paracelse de Jung), accélérer l’histoire et dominer le temps, « hâter la croissance des métaux », « les absoudre de la loi du temps » (Durand, 1969, p. 349, citant Eliade, Forgerons et Alchimistes, p. 118). Mircea Eliade est évoqué pour souligner que les mythes cycliques et opératoires illustrés dans le Grand Œuvre alchimique « sont les prototypes du mythe progressiste et révolutionnaire pour lequel l’âge d’or est maturation et fin des temps et que les techniques et les révolutions accélèrent » (ibid., citant Eliade, Forgerons et Alchimistes, p. 55).

Pour conclure cette présentation non exhaustive des enjeux du dramatique au sein de l’imaginaire durandien, il faut remarquer finalement la place privilégiée occupée par la volonté humaine. Gilbert Durand rappelle saint Martin, pour lequel entre « l’homme esprit » et « l’homme nature » il y a le médiateur, « l’homme du Désir » (Durand, 1969, p. 344). C’est dans la pratique du sacrifice rituel qu’est située la force pour dominer le temps, pour « obliger le destin » et modifier l’ordre de l’univers (ibid., p. 310). Ainsi, les pratiques orgiastiques de régénération par retour au chaos, lors du phénomène du carnaval, impliquaient déjà l’abolition des règles sociales et les altérations importantes de personnalités et personnages, dans une sorte de « révolution ludique », comme le veut l’auteur. C’est de cette façon que Gilbert Durand va du plan métaphysique au plan historique, du symbole du cycle (denier) à la rupture symbolique du bâton bourgeonnant — ou à la verticalisation messianique de l’histoire à travers l’archétype de l’arbre — et résume les structures dramatiques/synthétiques ainsi : structures d’harmonisation, structures dialectiques, structure historienne et structure progressive.

Conclusion

« Nos fêtes… sont le mouvement de l’aiguille qui sert à lier les parties de la toiture de paille pour ne faire qu’un seul toit, qu’une seule parole… » (épigraphe de « Du denier au bâton », SAI, p. 321 ; Gilbert Durand cite Maurice Leenhardt, Notes d’ethnologie néo-calédonienne, p. 178). En faisant nôtres ces mots, on peut dire que le drame et le dramatique sont le mouvement de l’aiguille qui sert à lier toutes les parties des SAI, pour ne faire qu’un seul grand mythe, qu’une seule parole… En somme, Gilbert Durand a laissé imprimé dans les SAI son propre imaginaire de l’imaginaire, par la voie du dramatique, un genre qu’il semblait apprécier sous tous les rapports.

Cet article résume les idées de notre exposé lors de la dernière table ronde du colloque international commémorant les cinquante ans de la fondation du premier Centre de recherche sur l’imaginaire (CRI) et dont le thème proposé était « Théories et imaginaires de l’imaginaire. Actualité de la recherche ». Pour nous, le grand récit des Structures anthropologiques de l’imaginaire semblait être lui‑même tout d’abord un grand récit mythique ou, mieux, un méta‑récit mythique conçu par la méthode de convergence herméneutique de Gilbert Durand pour figurer la lutte humaine contre le temps destructeur.

Nous avons été frappée par l’emploi du terme dramatique pour doubler celui de synthétique et qualifier ainsi doublement l’une des trois structures anthropologiques de l’imaginaire. Comme nous venons de l’exposer, la théorie des trois genres fondamentaux de poétique pouvait bien inspirer une autre manière encore de ranger les structures des SAI.

Gilbert Durand, toutefois, dans l’Imagination symbolique (1964), laisse bien apparaître que la notion de « synthèse » qu’il avait employée à la suite de Jung (celui‑ci semblant l’avoir tenue de Hegel) est différente, et se rapproche plutôt de celle de « système » de Lupasco, c’est-à-dire que la thèse et l’antithèse n’y perdent pas « leur potentialité de contradiction ». Dans le « système » « subsistent intactes les polarités antagonistes » et non pas « une liquidation statique des contradictions » (Durand, 1984, p. 71, note 1).

De ce fait reste justifié l’emploi du terme dramatique pour accompagner le terme synthétique. C’est la qualité de dynamisme faisant partie traditionnellement de la notion de dramatique (lié à drame : « action » en grec) qui est évoquée ici, telle que l’avait d’ailleurs employée largement Étienne Souriau. Si le terme synthétique gêne au premier abord par rapport à l’idée du dramatique, l’inverse n’a pas lieu. L’adjectif synthétique (qualifiant structures) tire bénéfice de son rapprochement avec le terme dramatique et justifie sans doute la mobilité dont ces structures jouissent dans le récit durandien des SAI.

Une autre raison de l’emploi des deux adjectifs cités comme synonymes — dans ce cas précis — est due aussi aux besoins narratifs sur les enjeux du synthétique en tant que drame de forces énergétiques sans cesse en action, en métamorphose dans le fil du temps. C’est cet aspect des enjeux dramatiques du trois entre l’un et le deux, par rapport à l’un et au deux, que développe Gilbert Durand dans son ouvrage de 1960. Des rapports dynamiques des éléments constituant une triade, au sein de la triade, pour sauvegarder les trois termes en tension permanente, en équilibre précaire, tel que l’a expliqué en détail Jean-Jacques Wunenburger, trente ans après, dans son ouvrage majeur La Raison contradictoire (1989), notamment dans les chapitres « L’espace des médiations », « La Troisième dimension », « La contrariété vivante », « La dynamique des polarités », « La dissymétrie créatrice », ce qu’il a aussi bien illustré dans un cas concret dans « Dramaturgies gnostiques de l’exil », au chapitre 2 de la troisième partie de son ouvrage La Vie des images (Wunenburger, 2002, p. 189‑201).

Il reste toutefois que l’exposé durandien maintient les structures « schizomorphes ou héroïques » en premier lieu dans son récit, autant que dans le grand tableau des images (l’annexe II des SAI), suivant l’ordre englobant des deux régimes diurne et nocturne de l’imaginaire, faisant apparemment une concession au temps chronologique, comme y oblige d’ailleurs la linéarité de la narration linguistique (avec des signes verbaux écrits en succession). Ce qui semble figé dans le tableau se montre toutefois comme dynamique et sans hiérarchie dans le cours du récit.

Finalement, pourquoi comparer les trois « structures anthropologiques de l’imaginaire » et les « trois genres fondamentaux de la poétique » ? Le gain consiste, à notre avis, à bien faire comprendre les trois structures sans nous subordonner à l’ordre des deux régimes, diurne et nocturne, et cela sans perdre la perspective essentielle de ces régimes, en termes de rapport entre l’homme et le monde, comme les représente fondamentalement la littérature. Gilbert Durand comprend lui aussi les genres littéraires d’une façon dynamique et ouverte, comme des « différences de degrés structuraux dans le continuum de l’intention littéraire », comme « des moments » (voir Durand, 1961, p. 231), d’où son admiration pour Victor Hugo, poète et théoricien du drame, qui prône le mélange des genres dans la préface de Cromwell — drame romantique. De même que le romanesque peut glisser de l’épique au mystique (cas de la Chartreuse de Parme), le dramatique peut lui-même transiter vers l’épique ou vers le lyrique, comme le comprend bien Gilbert Durand.

Emil Staiger, comme nous l’avons vu, perçoit aussi cette dynamique des genres. Mais pour Gilbert Durand, les enjeux importants sont « les grands lieux communs de l’éternel rêve humain, de l’immémoriale espérance » (Durand, 1961, p. 239), alors qu’Emil Staiger tend à radicaliser les polarisations dans sa vision de l’homme : « Mais l’homme est quelque chose qui le plutôt possible devra se surpasser soi-même, ou retournant à l’intimité muette, ou échouant tragiquement, dans un effort suprême et ultime de l´élément dramatique. » (Staiger, 1972, p. 199)

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Notes

1 Toutes les citations d’Emil Staiger seront traduites de la version portugaise en français par l’auteur de l’article. Retour au texte

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Référence électronique

Catarina Sant’Anna, « Le dramatique et ses enjeux dans les Structures anthropologiques de l’imaginaire de Gilbert Durand », IRIS [En ligne], 41 | 2021, mis en ligne le 28 novembre 2021, consulté le 19 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2066

Auteur

Catarina Sant’Anna

Chercheuse associée du LLSETI, Université Savoie Mont Blanc, et ancienne professeure de l’Université fédérale de Bahia, Brésil

Droits d'auteur

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