Imaginaire et politique

  • Imaginary and Political

DOI : 10.35562/iris.2102

Résumés

L’imaginaire et le politique ont des relations aux multiples aspects et il n’est pas possible de tous les aborder dans le cadre de cet article. Nous choisirons de nous concentrer sur le rapport entre le mythe et l’idée nationale, d’une part, et le mythe et les idéologies politiques, d’autre part. Avant d’envisager ces questions, nous présenterons d’abord les travaux de Gilbert Durand issus de ses articles « Le social et le mythique » et « La cité et les divisions du royaume » ; puis nous nous intéresserons précisément à l’étude des deux axes annoncés. Cet article met ainsi l’accent sur l’importance de l’imaginaire dans la politique et dans la société. Nous conclurons sur l’évolution actuelle, en particulier en Europe occidentale, où le mythe ne joue plus son rôle fédérateur pour la société.

The relationship between the imaginary and the political has many aspects and it is not possible to address them all in this paper. We will choose to focus on the relationship between myth and national idea, on the one hand, and myth and political ideologies on the other. Before considering these questions, we will first present the work of Gilbert Durand from his articles “Le social et le mythique” and “La cité et les divisions du royaume”; then we will focus on the study of the two axes announced. This paper thus emphasizes the importance of the imaginary in politics and society. We will conclude with the current development, particularly in Western Europe, where myth no longer plays its unifying role for society.

Plan

Texte

Il n’est pas possible d’envisager ici tous les aspects qui ont trait aux relations entre l’imaginaire et le politique. Je me concentrerai sur deux aspects de ces liens : d’une part le rapport entre le mythe et l’idée nationale, d’autre part le rapport entre le mythe et les idéologies politiques. Mais auparavant, je souhaiterais présenter une synthèse des travaux de Gilbert Durand sur la question de l’imaginaire politique.

Gilbert Durand et l’imaginaire politique

Dans ses multiples travaux, Gilbert Durand a peu parlé des rapports de l’imaginaire et du politique. Il existe cependant deux articles : « Le social et le mythique » (Durand, 1981) ainsi que « La cité et les divisions du royaume » (Durand, 1976) où il aborde la question.

Dans le premier texte, il insiste sur le rôle fondateur du mythe dans la constitution des groupes sociaux, des cités et des nations.

Les travaux de Georges Dumézil avaient d’ailleurs préparé le terrain, puisque ce dernier fait du mythe religieux, dans le contexte des sociétés indo-européennes qu’il étudie, l’infrastructure fonctionnelle de ces sociétés. Il remarque que le récit mythique, plus que le récit historique, constitue le socle fondamental de la réalité sociale ; partant du pluralisme constitutif de toute société, il constate qu’une société s’organise autour de trois grandes fonctions : le travail, la guerre, le sacré ; mais plus que l’étude empirique et historique de la réalité sociale de ces fonctions, lui semble révélatrice la mythologie ; car si ces trois fonctions existent plus ou moins chez tous les peuples, seuls un certain nombre d’entre eux, les Indo-Européens, en ont tiré une idéologie, qu’il appelle trifonctionnelle, et qui fait des trois fonctions « une représentation du monde, une organisation des valeurs » (Descamps, 1981). C’est-à-dire que l’organisation mythique est plus importante que l’organisation sociale réelle. L’imaginaire est véritablement principe de compréhension, sinon principe fondateur : grâce à cette archéologie de l’imaginaire qu’est la méthode comparative de Georges Dumézil, mythologie, littérature, institutions, langues s’éclairent mutuellement.

Prolongeant l’intuition de Georges Dumézil, Gilbert Durand, dans « Le social et le mythique », a essayé de faire prendre conscience aux sociologues de l’étroite interdépendance qui existe entre mythe et société. Dans cet article, il s’interroge sur la nécessité d’une topique sociologique, analogue à la topique élaborée par la psychanalyse, topique qui, chez Freud par exemple, essaie de dégager les instances fondamentales de l’appareil psychique : le ça, le moi, le surmoi. Or, de la même façon, le socle mythique ne pourrait-il pas constituer, pour un groupe social donné, le référent invariant, analogue en cela au « ça » du psychanalyste ? Aucune société ne peut, en effet, se passer de « mythes régulateurs qui émergent périodiquement pour commémorer et restituer la société en cause » (Durand, 1981, p. 301). Gilbert Durand illustre ainsi son propos :

Par exemple il est frappant de repérer dans les leçons légendaires de l’histoire de France le mythe du juste héros injustement vaincu par le sort. Vercingétorix en est le prototype. De siècle en siècle le modèle se répète, et qu’importe qu’il soit « emprunté » à d’autres aires culturelles comme le Tristan de Chrétien de Troyes ou l’Hercule gaulois cher au xvie siècle. L’essentiel tient dans la « coriacité1 » de la redondance : Roland à Roncevaux, les Cathares à Monségur, Jacques de Molay en place de Grève, Jeanne d’Arc à Rouen, Henri IV et le poignard de Ravaillac, Louis XVI au Temple, Napoléon à Sainte-Hélène […], Hugo à Guernesey, Pétain à l’Île-d’Yeu, De Gaulle à Colombey. (Ibid., p. 301‑302)

À partir de ce socle mythique, instance fondamentale de toute topique sociologique, pourraient mieux se comprendre toutes les dérivations et rationalisations qui modulent l’action des différents groupes sociaux ou des sociétés, selon les époques.

Gilbert Durand, dans un autre article, croit pouvoir aller plus loin et élaborer une sociologie en profondeur qui dégagerait les archétypes de la cité harmonieuse et de l’équilibre social, un peu à la manière de Georges Dumézil, en partant des fonctions fondamentales du groupe social humain. Il y a là une piste intéressante qui tranche avec l’empirisme dominant de la sociologie contemporaine. Partant du postulat que la vie sociale est plurielle et que l’harmonie ne peut résulter que de l’équilibre entre des fonctions ou des mythologèmes multiples, Gilbert Durand va mettre en correspondance cinq structures fonctionnelles qui définissent abstraitement tout groupe social avec cinq ordres fondamentaux assurant le remplissement de ces cinq structures fonctionnelles.

Ces ordres fondamentaux orientent en profondeur l’imagination de la Cité humaine, et c’est pourquoi ils se révèlent aussi bien par des événements historiques (époï) que par des mythes (mythoï) ; quatre d’entre eux se placent « sur un plan d’égalité, comme les quatre points cardinaux opposés des activités politiques et sociales » ; le cinquième est hiérarchique, il se place « au-delà et au-dessus » des quatre autres (Durand, 1976, p. 214). Leur désignation se rattache ici au vocabulaire de la cité romaine, exemple choisi parce que bien connu des historiens et des mythologues et à égale distance des sociétés archaïques et des sociétés modernes, mais ils constituent « les cinq “ordres” archétypiques » de toute cité humaine (ibid., p. 179) :

  • l’ordre martial établi sur la tension entre « pulsions de fuite, de peur et des impératifs d’agression » (ibid., p. 179) ;

  • l’ordre patrimonial (ou quirinal) « constitué par la dialectique entre pulsion consommatrice et censure productrice » (ibid., p. 180) ;

  • l’ordre mercantile (ou mercurial) « constitué par le conflit entre pulsions de rapine, de vol et les institutions du don, du troc, de l’échange » (ibid.) ;

  • l’ordre sacerdotal (ou pontifical) « constitué par la dialectique du pouvoir magique et du savoir gnostique » (ibid.) ;

  • l’ordre impérial (ou hiérarchique) qui « assure la cohérence, en une “cité”, des quatre autres » mais « connaît une tension interne entre les tentations de la force dominatrice et la fonction régalienne par excellence qui est l’autorité instauratrice de justice » (ibid.).

Il n’est pas possible d’entrer dans le détail de l’analyse. Son originalité, si on la compare à d’autres bien connues, comme celle de Georges Dumézil, réside dans le rôle synthétique attribué à l’ordre impérial ou hiérarchique face aux quatre autres ordres et particulièrement à l’ordre pontifical ou sacerdotal. Une sociologie courante — durkheimienne — considère que la légitimation de l’ordre social est normalement assurée par les croyances et les rituels religieux et a donc tendance à attribuer au pouvoir spirituel ce rôle de synthèse, source du consensus et de la cohésion sociale ; au contraire, ici, l’ordre religieux (sacerdotal) n’est qu’un ordre parmi d’autres, à égalité avec eux, et ne saurait donc prétendre à la légitimation totale de l’ordre social ; ce rôle synarchique est réservé à l’ordre impérial qui, de ce fait, acquiert une valence politico-religieuse propre et n’a pas à recevoir d’ailleurs sa légitimité ; dans la cité romaine, il n’y a pas place pour un conflit entre « le sacerdoce et l’empire » (Durand, 1976, p. 216) ; « l’empereur réunit bien ce qui est en haut à ce qui est en bas » (ibid., p. 207), « le sens du “règne” chez les latins comme chez tous les autres peuples c’est avant tout de maintenir […] la justice hiératique » (ibid., p. 209).

Dans cette fonction régalienne, « toutes les traditions convergent : au jus romain fait écho — dans la tradition rabbinique — le premier des commandements noachites : la justice. C’est un leurre que de chercher la “légitimité” d’un pouvoir suprême, royal ou impérial ; c’est la marque de ce suprême pouvoir que d’instaurer le légitime » (ibid.).

Cette synarchie, « aux antipodes de la volonté générale de majorités totalitaires », est « le consentement de tous à la différence, à l’altérité sur laquelle fonctionne la socialité » (Durand, 1976, p. 215). La réussite de Rome, qui a duré plus de dix siècles, était fondée sur l’équilibre entre ces cinq ordres. Lorsque l’équilibre hiérarchique était rompu, par exemple par suite de l’effacement du cinquième ordre, chacun des quatre autres avait tendance à dériver vers une fermeture totalitaire ; la porte était alors ouverte aux dictatures, « dictature césarienne bien sûr », la plus connue, mais aussi dictature des marchands ou des clercs (ibid., p. 216).

La conception synarchique survivra en Occident dans l’idée gibeline, héritière de la tradition romaine de l’impérium ; mais la querelle médiévale entre le sacerdoce et l’empire et le déclin de l’institution impériale, à laquelle se substitueront les diverses monarchies européennes, sont là pour nous rappeler que l’Occident ne pourra jamais sortir du déséquilibre structurel qui sera le sien depuis la fin de l’Antiquité.

Mythe et nation

L’expression société globale cherche à désigner l’institution qui, dans chaque cas, produit la plus grande et la plus intense solidarité entre les membres d’une collectivité. De même que la tribu, la cité, l’empire ont pu être, dans le passé, des types dominants de sociétés globales, de même la nation, ou pour être plus précis, l’État-nation, est la forme moderne d’existence la plus répandue de la société globale ; cette forme s’est imposée depuis la fin du Moyen Âge, et surtout pendant les deux derniers siècles. Historiquement, les nations européennes, au sortir de la féodalité et après l’effacement du Saint-Empire romain germanique, se sont constituées en ensembles plus ou moins importants, correspondant à une ou plusieurs ethnies, sous l’autorité d’un monarque, roi, prince électeur, voire empereur, s’agissant du Reich allemand. Dans ce processus, des aléas de l’histoire ont joué un rôle prépondérant, ce qui explique que certaines nations (Angleterre, France, Espagne) se soient constituées très tôt, alors que d’autres ont mis beaucoup plus longtemps à réaliser leur unité (Italie, Allemagne, etc.). Ce qui explique aussi que l’idée même de la nation a pu donner naissance à des conceptions juridico-politiques très diverses, selon qu’a été privilégiée la culture (unité de langue, de race, d’ethnie, de coutumes, de religion) ou la volonté politique, selon qu’a été choisie une forme unitaire ou une forme fédérale. Il s’ensuit que jamais aucune définition de la nation ne sera pleinement satisfaisante, la réalité sociologique de la nation étant toujours dépendante d’une histoire singulière. On en est réduit, si l’on veut malgré tout aboutir à une définition, à ne retenir que des critères très généraux (passé commun, volonté de vivre ensemble) ; la célèbre définition de Renan illustre ce caractère très général : « Une nation est une âme, un principe spirituel. […] La nation comme l’individu est l’aboutissement de tout un passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. […] Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. » (1882, p. 26)

Ce qui, en revanche, est significatif, c’est qu’aucune nation ne s’est constituée sans produire une représentation de son unité enracinée dans l’Histoire, c’est-à-dire sans produire un mythe fondateur. L’expression mythe fondateur, s’agissant des nations au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire des nations-ethnies, semble préférable à la locution mythe d’origine. En effet, les mythes d’origine ont une signification beaucoup plus large que les mythes fondateurs des cités et des nations ; mythe fondateur évoque plus particulièrement la fondation d’une cité, d’une ethnie à partir d’un ancêtre commun dans un temps déjà historique, à un moment de l’Histoire.

Un mythe fondateur se constitue souvent par mythologisation d’un événement historique, voire de plusieurs. Ainsi, le mythe de la nation française, s’il fait référence parfois au héros grec Francion, revenu de la guerre de Troie, n’oublie pas d’intégrer, dans son récit, les grands hommes du passé : Vercingétorix, Clovis, Hugues Capet, et, plus près de nous, Robespierre ou Napoléon. Il n’existe pas à ce propos un seul mythe ou un seul archétype. Il n’existe pas une France éternelle qui resterait toujours la même à travers les changements historiques, qu’il s’agirait de célébrer et de conserver comme une substance sacrée. L’identitaire n’est pas l’identique : l’Histoire introduit toujours des ruptures, des contradictions, des réaménagements, dans l’idée qu’une collectivité se fait d’elle‑même.

Le caractère pluridimensionnel de l’identité ainsi que son caractère historique font que l’identité collective (et donc nationale) n’est jamais donnée une fois pour toutes, qu’elle se construit progressivement et conflictuellement dans la relation d’un individu ou d’un groupe avec son monde ; dans cette construction, les récits successifs (et là, nous retrouvons l’importance des mythes) jouent un rôle essentiel. En distinguant identité idem et identité ipse, Paul Ricœur veut signifier que l’identité collective (la permanence de l’être collectif à travers les changements) ne saurait se ramener à une répétition du même et donc suppose un travail narratif, une herméneutique de soi susceptible de configurer un sens. Il en résulte plusieurs récits qui organisent les événements multiples de l’existence historique et leur donnent sens. Ces récits construisent l’identité narrative d’un groupe ou d’une nation. Comprendre cette identité, ce n’est pas seulement se référer à des événements fondateurs du passé, c’est la comprendre à partir d’un jeu de différenciations qui s’organisent de façon toujours singulière à travers le temps. Les récits successifs doivent être pris en compte, car un peuple ne se maintient que par cette narrativité permanente : il s’approprie son être à travers une série d’interprétations successives ; en se racontant, un peuple devient sujet, il a une identité propre ; il la perd quand il devient l’objet de la narration d’un autre. Dans ces récits, que l’on ait affaire à des mythes, à des légendes ou à de l’histoire mythologisée, l’imaginaire, comme l’a bien vu Georges Dumézil, joue un rôle central.

L’idée moderne de nation ne se conçoit pas, à la différence de l’ethnie, sans rapport au politique. La nation est conçue, depuis deux siècles, comme une forme particulière d’unité politique : selon Dominique Schnapper « sa spécificité est qu’elle intègre les populations en une communauté de citoyens dont l’existence légitime l’action intérieure et extérieure de l’État » (1994, p. 28). La nation moderne se distingue donc des groupes ethniques qui ne sont pas forcément organisés politiquement ; l’ethnie évoque ordinairement l’héritage d’une communauté historique et culturelle. L’équivoque du terme nation vient de ce que, avant l’apparition de son sens moderne, au xviie siècle en Angleterre au moment de la Glorieuse Révolution, le terme de nation était à peu près synonyme d’ethnie : c’est ce sens qui prévalait déjà au xiiie siècle dans la philosophie politique de saint Thomas d’Aquin.

La nation moderne se définit, au contraire, par la volonté de transcender les appartenances particulières (économiques, sociales, ethniques, religieuses) ; elle naît avec le développement de l’individualisme juridique ; elle est censée regrouper des individus définis juridiquement par des droits ; sa conception du lien social est plus politique que religieuse : elle s’efforce de déterminer un espace public, commun à tous les citoyens, quelles que soient par ailleurs leurs appartenances singulières, un espace laïc, c’est-à-dire religieusement neutralisé. La nation moderne a une visée universaliste, dans la mesure où elle veut dépasser tous les particularismes ; cette universalité est l’horizon de l’idéologie moderne de la liberté et de l’égalité des individus ; elle inspira notamment l’idée de république universelle, forgée par Kant à l’époque des Lumières. Cependant, une tension constitutive continue de subsister entre cet horizon universaliste et le maintien, dans la réalité sociale, des particularismes ethniques, religieux ou économiques — un retour de l’ethnico-religieux, dans une nation moderne, est toujours possible.

Mythe et idéologies politiques modernes

Les idéologies politiques modernes, apparues depuis deux siècles, ont concrétisé, dans les nations européennes surtout, ces projets politiques d’organisation collective. Que sont ces idéologies politiques sinon des projets rationnels (à base plus ou moins philosophique ou plus ou moins scientifique) de transformation politique ou sociale ? Pierre Ansart écrit : « On peut fixer aux dernières décennies du xviiie siècle, le moment où le discours politique a revêtu cette tension de signification que nous appréhendons aujourd’hui. » (1974, p. 15) C’est à cette époque que les premiers socialistes ont ambitionné une transformation profonde, non seulement politique, mais aussi sociale et culturelle, de tous les rapports humains. Ces projets de transformation supposaient bien sûr qu’un certain nombre de conditions préalables aient existé : l’autonomie du politique, c’est-à-dire son émancipation par rapport aux légitimations religieuses, l’idée que l’organisation de la société n’est pas une donnée naturelle mais une construction rationnelle qui peut légitimement s’appuyer sur des lois (lois de la nature, mais surtout de l’Histoire).

Or, ces idéologies ne sont pas de purs savoirs, inspirés d’une philosophie rationnelle ou d’une science, mais des mélanges hybrides de croyances et de savoirs. En même temps qu’elles se présentent comme des projets rationnels, elles contiennent une frange d’imaginaire ; elles réactivent d’anciens rêves, d’anciennes aspirations utopiques à l’harmonie, à l’unité, à la justice, voire à la puissance.

L’hypothèse que nous ferions, c’est que, bien loin d’être absent de l’idéologie politique, le mythe en constitue le dynamisme sous-jacent ; il explique la capacité qu’ont eue ces idéologies d’impulser l’action socio-politique, de susciter l’engagement total des militants. Il est possible de déceler, sous le discours apparemment rationnel de l’idéologie, des thèmes mythiques traditionnels. Il semble, en particulier, que la structure du scénario millénariste s’y retrouve fréquemment ; scénario qui postule un état de pureté originelle, suivi d’une période de chute et de décadence, mais qui nous dit aussi que cet état de dégénérescence ne saurait durer toujours : une révolution est toujours possible ; une rupture violente avec l’état de choses existant peut restaurer l’harmonie primitive perdue. Les grandes idéologies révolutionnaires des deux derniers siècles peuvent être considérées, d’un certain point de vue, comme des millénarismes sécularisés.

On peut conclure, s’agissant des rapports entre mythe et nation, que la plupart du temps, lorsqu’elles sont devenues les idéologies officielles d’un parti au pouvoir, ces idéologies révolutionnaires n’ont pas manqué de récupérer les éléments mythiques propres à telle ethnie ou telle nation. On pourrait montrer, par exemple, qu’il existe un lien entre la tradition monarchique française et le jacobinisme, entre le socialisme prussien et le sentiment national allemand, entre le bolchevisme et la tradition millénariste russe, entre le national-socialisme et un certain romantisme nationaliste allemand.

Les grands récits nationalistes, on le voit, ont été plus ou moins récupérés par les idéologies politiques modernes, qu’elles soient totalitaires ou libérales. Aujourd’hui la situation est différente, tout au moins en Europe occidentale. Sous la poussée d’un individualisme généralisé qui met à mal les idéaux collectifs, sous l’effet de flux migratoires qui perturbent la traditionnelle conscience nationale, sous l’effet également d’une urbanisation galopante qui détruit les anciennes communautés rurales, ou les communautés de quartiers, l’État-nation ne joue plus son rôle de facteur essentiel d’intégration sociale. Le sens civique, le dévouement à la patrie sont des valeurs en déclin, le lien social est de moins en moins assuré par les grandes institutions de l’État-nation (armée, école, etc.) ou par les religions traditionnelles. Inutile d’insister sur ce point.

Faut-il craindre le communautarisme, le retour à des formes tribales de socialisation ? Il y a quelques années, un sociologue, Michel Maffesoli, annonçait « le temps des tribus » (Maffesoli, 1988). Régis Debray, dans une interview récente, réitère le même diagnostic :

Le siècle qui commence sera celui de la tribalisation, des minorités, des séparatismes. La question sera donc de savoir ce qui peut unir toutes ces tribus, les confédérer. La tribalisation est la rançon politico-culturelle de la mondialisation économique. Et nous assistons pour l’heure à un extraordinaire mouvement centrifuge. Tous les ethnocentrismes, tous les communautarismes deviennent maîtres du terrain. La civilisation républicaine laïque avait sublimé les pulsions par l’amour de la patrie, le culte de l’intérêt général, l’éducation à l’école, tout cela s’effondre. Aujourd’hui certains se rassurent en se tournant vers la « religion civile » des droits de l’homme, mais je n’y crois pas. (Debray, 2008)

Diagnostic pessimiste, diront certains, mais diagnostic lucide. L’idée de patrie, forme affective de la nation, n’alimente plus, sauf en de rares occasions commémoratives, le grand récit mythique qui fut le sien autrefois.

Qui aujourd’hui pourrait encore proclamer « Mourir pour la patrie, / C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie2 » ?

Bibliographie

Ansart Pierre, 1974, Les Idéologies politiques, Paris, PUF.

Debray Régis, 2008, Interview dans le journal La Croix, 8 août 2008.

Descamps Ch., 1981, « L’itinéraire mythologique de Georges Dumézil », Le Monde, 21 septembre 1981.

Durand Gibert, 1976, « La cité et les divisions du royaume : vers une sociologie des profondeurs », Eranos Jahrbuch, 45, p. 165‑219.

Durand Gibert, 1981, « Le social et le mythique. Pour une topique sociologique », Cahiers internationaux de sociologie, LXXI, Les Sociologies, juillet-décembre 1981, p. 289‑307. Article republié dans G. Durand, Champs de l’imaginaire, Grenoble, ELLUG, 1996, p. 109‑131.

Maffesoli Michel, 1988, Le Temps des tribus : le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Méridiens/Klincksieck, coll. « Sociologies au quotidien ».

Renan Ernest, 1882, Qu’est-ce qu’une nation ?, Paris, Calmann Lévy.

Schnapper Dominique, 1994, La Communauté des citoyens, Paris, Gallimard.

Notes

1 L’idée de noyau « coriace » est empruntée par Gilbert Durand à Roger Bastide, qu’il cite p. 293 et p. 295 (Gilbert Durand, 1981). Retour au texte

2 Refrain du Chant des girondins. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Pierre Sironneau, « Imaginaire et politique », IRIS [En ligne], 41 | 2021, mis en ligne le 28 novembre 2021, consulté le 19 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2102

Auteur

Jean-Pierre Sironneau

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