Le symbole et le mythe en sociologie

  • Symbol and Myth in Sociology

DOI : 10.35562/iris.2508

p. 11-27

Abstracts

La sociologie, qui étudie l’action sociale, semblait naturellement encline à étudier symboles, images et valeurs de cette action. Or, ce qui constitue l’imaginaire n’a été que très tardivement pris en compte par la sociologie. Cet article analyse l’émergence de la sociologie de l’imaginaire d’Émile Durkheim à Gilbert Durand et Pierre Bourdieu, et montre la constitution des différents domaines qu’elle a investis : religion, croyances, idéologie, mythes ou expressions culturelles (littérature, art, media…). L’imaginaire social est devenu une notion fondamentale de la sociologie contemporaine.

Sociology was obviously created for studying images, symbols or values related to social action, which is its main purpose. However, the imaginary field was very lately called up in sociology studies. Across the emergence of a sociology of the imaginary from Émile Durkheim to Gilbert Durand and Pierre Bourdieu. Jean-Pierre Sironneau draws and distinguishes several fields of this sociology: religion, beliefs, tradition, mythology and cultural expressions (literature, art and media). Social imaginary has become a fundamental issue as far as contemporary sociology is concerned.

Outline

Editor's notes

L’auteur réactualise et met à jour une étude sur la sociologie de l’imaginaire parue dans « Quand la sociologie rencontre l’imaginaire », Iris, no 2, 1986, p. 61‑79.

Text

Dès sa fondation, au xixe siècle, la sociologie aurait dû avoir partie liée avec l’imaginaire d’une manière explicite et systématique. En effet, si l’on accepte la définition de Max Weber : « la sociologie est la science de l’action sociale », on est obligé de constater que l’action humaine étant orientée par des valeurs, la question du symbole, de l’image, de la croyance est au cœur de toute action sociale ; l’anthropologie contemporaine définit d’ailleurs toute culture humaine comme un ensemble de systèmes symboliques, dont le langage est évidemment le prototype. Dans ces systèmes symboliques fondés sur la dichotomie signifiant / signifié, la question du sens est primordiale ; donc la connaissance de l’action sociale — objectif de la sociologie — consistera en définitive, quelles que soient par ailleurs les traces objectives de cette action, à découvrir les significations que les acteurs sociaux ont voulu donner à leurs conduites.

Comment expliquer alors que la prise en compte de l’imaginaire, dans toute sa plénitude et dans toute son importance, ait été relativement tardive dans la sociologie européenne, particulièrement dans la sociologie française marquée par le positivisme et dont l’ambition était de calquer les méthodes de la sociologie sur celles de la nature ?

Trois facteurs, semble‑t‑il, expliquent cette découverte tardive de l’imaginaire par la sociologie :

  • la recherche d’une causalité de type linéaire : fascinée par le modèle de la causalité mécanique, la sociologie, qui aurait voulu s’appeler, ne l’oublions pas, « physique sociale », fut, à partir d’Émile Durkheim en France, à la recherche d’une méthodologie inspirée de la physique classique et susceptible d’expliquer un phénomène social en découvrant sa cause objective, laquelle doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents et non à partir des états de la conscience individuelle ;

  • la recherche d’un facteur prédominant « objectif » : une certaine interprétation du marxisme, dont Karl Marx et surtout Friedrich Engels sont en partie responsables, consiste à considérer qu’une catégorie privilégiée de faits, en l’occurrence les faits économiques, déterminent en toute hypothèse et en dernière instance l’ensemble des phénomènes sociaux, aussi bien les rapports sociaux noués dans le travail que les institutions politiques et juridiques, ou les représentations dites « idéologiques » (philosophie, littérature, art, religion) ;

  • une conception « holiste » du social : dans son livre La Tradition sociologique, Robert Nisbet nous dit que la première sociologie se serait constituée en réaction contre l’individualisme des « Lumières » et aurait développé une conception holiste de la société, d’essence conservatrice : dans cette perspective, les individus apparaissent comme mus par des forces sociales qui les dépassent, des structures qui leur préexistent, et en conséquence leurs motivations — ce qui constitue l’intentionnalité propre des acteurs — tendent à disparaître de l’horizon explicatif de la sociologie au profit d’une explication objectiviste.

Émergence d’une sociologie de l’imaginaire

Heureusement ces tendances lourdes ne purent étouffer une prise de conscience parallèle de l’importance du symbolisme et de l’imaginaire social, de la force des croyances et des motivations, pour qui veut comprendre les ressorts de l’action sociale. On peut discerner au moins trois étapes dans cette prise de conscience, étapes qui jalonnent l’émergence d’une sociologie de l’imaginaire.

La découverte du caractère symbolique de la vie sociale

Il est significatif que Émile Durkheim lui‑même, dans son dernier ouvrage, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, ait perçu l’importance du symbolisme social : un groupe social, nous dit‑il, a besoin de se représenter son unité sous forme sensible, c’est-à-dire a besoin de se symboliser ; la formation de la conscience collective suppose la médiation de signes qui permettent la communion humaine : « C’est en poussant un même cri, en prononçant une même parole, en exécutant un même geste que les individus se mettent et se sentent d’accord […] sans symboles les sentiments sociaux ne pourraient avoir qu’une existence précaire. » (Durkheim, 1968, p. 330) Ces symboles sociaux font partie intégrante de la représentation que le groupe se fait de lui‑même : « La vie sociale, ajoute Durkheim, sous tous ses aspects et à tous les moments de son histoire, n’est possible que grâce à un vaste symbolisme » (Durkheim, 1968, p. 331), même si ce symbolisme n’est pas toujours conscient. Les croyances, les rites d’une société doivent être interprétés symboliquement : les objets vénérés (plantes, animaux) renvoient à quelque chose d’autre dont ils ne sont que la figure. Ce quelque chose d’autre est ce que É. Durkheim appelle le sacré, c’est-à-dire, selon lui, l’expression de la conscience collective, de sentiments moraux et sociaux. Il nous dit aussi que ce symbolisme est objectif en ce sens qu’il crée une véritable communauté entre les membres du groupe et qu’aucune société ne peut s’établir et subsister si elle ne se constitue pas comme communauté symbolique.

Cette analyse restera un acquis important pour toute l’école sociologique française, mais elle comporte au moins deux difficultés qui dérivent du caractère objectiviste que É. Durkheim a voulu imprimer à la sociologie ; la première vient du fait que É. Durkheim a tendance à considérer que la mise au jour de ses implications sociales épuise la signification du symbolisme ; aujourd’hui, à l’encontre d’un certain sociologisme, nous savons qu’il n’en est rien : le symbolisme n’est pas d’origine purement sociale ; la seconde difficulté vient du fait que É. Durkheim identifie l’objectivité du symbolisme social avec sa rationalité ; or, il s’agit de deux questions différentes.

Marcel Mauss approfondira les remarques durkheimiennes sur le symbolisme social, convaincu qu’il était que « l’un des caractères du fait social, c’est précisément son aspect symbolique » (Mauss, 1968, p. 291). Pour M. Mauss aussi, le cri, le chant, le rite, tous les gestes humains sont des signes et des symboles qui traduisent la présence du groupe ; plus que l’activité de l’esprit individuel, celle de l’esprit collectif est symbolique, ce qui lui permettra d’affirmer que la vie sociale est un « monde de rapports symboliques ». Cependant, des équivoques demeurent sur sa manière de concevoir les rapports entre symbolisme et société : comme son maître É. Durkheim, il ne voit dans le symbolisme qu’un pur produit social, un effet de la société, les symboles étant considérés comme nécessaires à la communication humaine.

Or, à ce point, un renversement de perspective s’imposait, car le symbolisme est moins un effet de la société que la société n’est un effet du symbolisme. C’est ce qu’affirmera avec perspicacité Claude Lévi-Strauss dans son « Introduction à l’œuvre de M. Mauss » (Mauss, 1968, p. ix à lii). Selon lui, il ne faut pas « élaborer une théorie sociologique du symbolisme », mais « chercher une origine symbolique de la société » ; ce renversement permettait de considérer la pensée symbolique et mythique comme véritablement fondatrice du lien social et de concevoir une culture « comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion. Tous ces systèmes visent à exprimer certains aspects de la réalité physique et de la réalité sociale et, plus encore, les relations que ces deux types de réalité entretiennent entre eux et que les systèmes symboliques eux‑mêmes entretiennent les uns avec les autres » (Mauss, 1968, p. xix). Le terrain était déblayé pour accorder au mythe et au symbole une place centrale dans la compréhension de la vie sociale. Cependant, C. Lévi-Strauss avait tendance à ne voir dans les mythes, les représentations collectives ou les croyances religieuses, que des « rationalisations de réalités cachées et plus essentielles » ; il se défiait des significations subjectives que les hommes attribuent à leurs conduites : ainsi, dans le même article, il critique la notion de hau dont avait parlé M. Mauss dans son Essai sur le don et par laquelle les indigènes Maori expliquent leur système d’échanges ; il estime que dans ce cas l’ethnologue se laisse mystifier par l’indigène et qu’il vaut mieux chercher l’explication d’un phénomène dans les structures mentales inconscientes plutôt que dans les élaborations conscientes. Comme toute l’école sociologique française, C. Lévi-Strauss se méfiait des significations conscientes que les acteurs donnent de leur conduite.

Il revenait à la sociologie compréhensive allemande de réhabiliter les contenus de conscience (idées, images, croyances religieuses) et de souligner l’importance de ceux‑ci pour une bonne compréhension des phénomènes sociaux. La sociologie allemande, en effet, était l’héritière, via Heinrich Rickert, de la théorie des sciences humaines élaborée par Wilhelm Dilthey, laquelle avait insisté sur la spécificité des « sciences de l’esprit » (ou des « sciences de la culture ») par rapport aux sciences de la nature, aussi bien d’ailleurs dans leur objet que dans leurs méthodes ; on sait que Dilthey opposait la compréhension, c’est-à-dire la recherche d’un sens interne, propre aux sciences humaines, à l’explication par la causalité externe, propre aux sciences de la nature. Il devenait indispensable, dans cette perspective, de prendre en compte le vécu des acteurs, leurs intentions, leurs valeurs, leurs raisons bien sûr, mais aussi leurs rêves et leur imagination. Le sociologue français Raymond Boudon a bien montré, à de nombreuses reprises, tout ce que l’individualisme méthodologique en sociologie doit aux travaux des premiers sociologues allemands, en particulier à ceux de Georg Simmel et de Max Weber ; on peut lire à cet égard la préface écrite par Raymond Boudon à la traduction des Problèmes de la philosophie de l’histoire de Georg Simmel (Simmel, 1984). Dans l’atmosphère objectiviste qui prédominait, au début du xxe siècle, en sociologie, Simmel a voulu réhabiliter le rôle de la subjectivité, de l’affectivité et des sentiments dans les relations sociales ; ainsi, dans l’un de ses ouvrages les plus célèbres, La Philosophie de l’argent, il montre que la valeur de l’argent n’est pas d’abord à chercher dans une propriété objective, inhérente aux objets, mais dans la représentation idéelle que l’homme s’en fait ; en ce sens, cette valeur est inséparable du désir et, par le fait même de la conscience imageante ; elle est aussi tributaire de la confiance qui existe entre les acteurs sociaux dans l’échange marchand. Bref, G. Simmel met en lumière l’importance, dans la vie sociale, des représentations collectives et de la dimension esthétique dans laquelle l’imaginaire joue un rôle central.

Quant à Max Weber, l’originalité de ses études sociologiques consiste, face aux conditions objectives (économiques, politiques et juridiques) à souligner la dynamique propre des idées, des croyances et des valeurs. Ainsi, dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, son œuvre la plus connue, il montre comment l’éthique protestante du travail (l’ascétisme séculier des puritains), elle‑même dérivée des croyances religieuses calvinistes ayant trait à l’angoisse devant le salut, a pu influencer les comportements économiques à l’époque du capitalisme naissant. Loin d’être seulement le reflet d’un système économique objectif, l’imaginaire religieux peut exercer, dans certaines circonstances historiques favorables, une influence décisive. C’est le cas, autre exemple, de la domination charismatique, dans certains groupes effervescents à tonalité émotionnelle : la sociologie du charisme, élaborée par Max Weber, contribue encore aujourd’hui à nous faire mieux comprendre, aussi bien la force des passions politiques dans les mouvements totalitaires que la fascination exercée chez nos contemporains par les nouveaux mouvements religieux.

Aujourd’hui, aucun sociologue, quelle que soit sa préférence épistémologique, ne mettrait en doute le caractère symbolique de l’action sociale, c’est-à-dire le fait qu’elle soit orientée par des intentions qui, elles‑mêmes, renvoient à l’ensemble des règles, normes, valeurs qui constituent une culture. Il faudrait d’ailleurs distinguer, dans l’action sociale, comme le fait Paul Ricœur, un double symbolisme : un symbolisme constituant et un symbolisme représentatif (Ricœur, 1978). Un symbolisme constituant tout d’abord, ce qui veut dire que toute action sociale, structurée par les règles de l’échange réciproque, est forcément signifiante et symbolique : ce que les hommes échangent, outre des biens et des femmes, ce sont essentiellement des signes ; ce symbolisme est immanent à l’action ; je ne peux comprendre une action, comme acteur ou spectateur, qu’autant que je peux la replacer dans l’ensemble des règles, conventions, croyances qui forment une culture : seule la possession de ce code culturel me permet de saisir le sens de telle ou telle action ; par exemple, je ne peux interpréter le geste de lever les bras comme geste de salutation qu’en fonction d’une règle symbolique, elle‑même partie prenante d’un ensemble codé ; dans ces conditions, le symbole est bien, comme le dit P. Ricœur, « l’interprétant d’une conduite » ; il permet la lisibilité de l’action.

Mais il y a également un autre symbolisme, dit représentatif, constitué par l’ensemble des représentations qui naissent de l’action humaine : l’action se représente « dans la mesure où elle se dit » et « dans la mesure où elle peut s’écrire » ; elle devient alors texte et le texte se détache de l’action ; il demande à son tour à être interprété, déchiffré selon une méthode d’interprétation propre à telle ou telle discipline ; ainsi le geste rituel conduit à la parole mythique qui, à son tour, est passible d’interprétation.

Cependant, tous les symboles représentatifs n’appartiennent pas à une catégorie unique et ne sont pas à traiter de la même façon ; certes, ils peuvent avoir en commun d’être produits par une société et une culture particulière et, à ce titre, comporter tous une part de contingence et d’arbitraire, ce qui explique que leur signification est toujours le résultat d’un consensus historiquement et sociologiquement limité ; mais la part d’arbitraire peut être plus ou moins importante ; nous croyons utile de distinguer, avec Gilbert Durand, les signes choisis arbitrairement (signes du langage, par exemple, ou de la circulation) qui sont purement indicatifs, les signes non choisis arbitrairement mais qui restent de l’ordre de la convention (les allégories, dont la balance pour signifier la justice est un exemple) et enfin les symboles proprement dits qui ne sont ni arbitraires ni conventionnels, parce que le lien entre signifiant et signifié est un lien de nécessité ; dans le cas du symbole, le signifié n’est plus du tout présentable ; il est inaccessible ; il ne peut que se manifester dans un signifiant sensible qui en constitue l’épiphanie et en dévoile partiellement le sens. Beaucoup de sociologues acceptent difficilement ces distinctions, car ils ne veulent voir dans le symbolisme social qu’un simple code, une pure convention ou le résultat d’un consensus. Ainsi, dans une conférence sur le symbolisme social, François-André Isambert écrit : « Ici le noir qui semble exprimer naturellement la tristesse symbolise le deuil et là ce sera le blanc […]. Dans les contes africains, c’est le lièvre qui symbolise la ruse tenant le rôle du renard chez nous. » Le symbole, pur produit social, est arbitraire, simple choix fait par une culture dans l’arsenal symbolique disponible ;

on en arrive alors à considérer comme premier ce qui pouvait d’abord paraître second, à savoir le consensus sur le sens du symbole. Loin d’être une reconnaissance en commun d’un lien symbolique naturel, le consensus doit être tenu pour constituant de ce lien symbolique lui‑même. La sélection parmi tous les rapports symboliques, le choix du mode de représentation de l’objet-symbole sont autant du ressort de l’arbitraire culturel que le caractère contingent du son et des mots. (Isambert, 1978, p. 15)

Le symbole dans cette perspective n’est qu’un pacte social et ne peut donc renvoyer à aucun archétype.

Sans doute le sociologue comme tel n’a pas à prendre parti sur l’existence et la nature des archétypes, question qui concerne d’abord la psychologue, l’anthropologue ou le philosophe, mais il doit laisser la question ouverte : pourquoi refuser a priori l’existence de constantes dans les productions de l’imaginaire ? Pourquoi surtout refuser a priori que, par‑delà la pure convention sociale ou la relativité culturelle, il ne puisse y avoir universalité des symboles et des structures mythiques ? Les auteurs du Dictionnaire critique de sociologie, dans leur article sur le « symbolisme social », se gardent de ces refus dogmatiques, se contentant de faire la synthèse de toutes les recherches sociologiques en ce domaine.

Le rôle dynamique de l’idéologie et de l’utopie

Pour appréhender l’émergence d’une sociologie de l’imaginaire, suivons une autre piste, celle ouverte par Marx à propos de l’idéologie et poursuivie par la sociologie de la connaissance. Pour simplifier, partons de la définition la plus courante de l’idéologie, celle qui considère l’idéologie comme une représentation plus ou moins déformée de la réalité sociale, en rapport avec la position et les dispositions des acteurs sociaux. Selon K. Marx, il y a des degrés dans cette distorsion ; si toutes les productions de la conscience sont peu ou prou saturées d’idéologie, que ce soit la philosophie, la littérature, l’art et même la science, seule la religion est de part en part idéologique, car elle n’est qu’un reflet fantastique de la réalité. Toutefois, en insistant sur la dépendance de l’idéologie par rapport à l’infrastructure économico-sociale, la tradition marxiste avait du mal à apprécier correctement le poids propre des idées, des croyances ou des mythes dans la dynamique sociale. Seuls des marxistes plus indépendants, comme Antonio Gramsci et Ernst Bloch, prendront conscience de cette difficulté et s’efforceront de reconsidérer le rôle social et historique des facteurs culturels, tout particulièrement des croyances religieuses. Citons seulement ce texte de Bloch, tiré de son Thomas Münzer :

Si l’on veut saisir réellement les conjonctures et les virtualités de l’époque, il faut nécessairement tenir compte, à côté des facteurs économiques, d’un autre besoin et d’un autre appel. Car si les appétits économiques sont bien les plus substantiels et les plus courants, ils ne sont pas les seuls ni, à la longue, les plus puissants ; ils ne constitueront pas non plus les motivations les plus spécifiques de l’âme humaine, surtout dans les périodes où domine l’émotion religieuse […]. On voit toujours agir, non seulement de libres décisions volontaires, mais aussi des structures spirituelles d’une importance absolument universelle et auxquelles on ne peut dénier une réalité au moins sociologique. Quel qu’il soit, l’état du mode de production dépend par lui‑même de complexes psychologiques et moraux plus vastes qui exercent en même temps leur action déterminante et, principalement, comme l’a montré Max Weber, de complexes d’ordre religieux. (Bloch, 1975, p. 79‑80)

Là encore, un renversement s’est opéré : face à une conception de la causalité, qui voulait à tout prix poser une infrastructure ou un facteur prédominant, s’est affirmée la pluri-dimensionnalité de la réalité sociale : tout changement social est considéré aujourd’hui comme le résultat d’une multitude de facteurs, structurels et culturels, qui agissent et rétro-agissent les uns sur les autres : les travaux de Georges Gurvitch, Georges Balandier ou Edgar Morin en sont en France la plus patente illustration, mais Karl Mannheim, en Allemagne, fut sans doute dans la postérité marxiste le précurseur de ce renversement ; en publiant en 1929 son ouvrage Idéologie et utopie, il mettait en lumière le caractère constituant de l’imaginaire social ; dans ce livre, il affirmait qu’on ne pouvait rendre compte du rôle de l’idéologie dans la vie sociale en insistant seulement, comme K. Marx l’avait fait, sur la fonction de renversement (l’idéologie comme reflet fantastique et inversé de la réalité sociale) ou sur la fonction de légitimation (l’idéologie justifiant la domination d’une classe sociale) ; mais qu’il fallait faire apparaître une fonction plus fondamentale de l’idéologie, celle d’intégrer les individus les uns aux autres dans un groupe. L’idéologie est à comprendre, comme nous l’avons souligné plus haut, à partir du caractère symbolique de la vie sociale : un groupe ne peut se constituer sans produire une image de lui‑même, sans se représenter, sans se mettre en scène ; dans cette image prédominent les commencements, la période créatrice et fondatrice ; la mémoire ne fait que perpétuer, par‑delà l’effervescence des débuts, l’énergie initiale ; aucun groupe ne peut donc se constituer sans se représenter son rapport à l’origine, sans élaborer un mythe fondateur, gage de la durée dans le temps du consensus social. C’est ce que K. Mannheim veut signifier en parlant de la fonction conservatrice de l’idéologie ; mais cette fonction conservatrice n’est pas la seule : comme le mythe qui n’est pas seulement récit des origines mais également modèle exemplaire pour l’action à venir, l’idéologie est en même temps justification de l’existence du groupe et projet mobilisateur, dynamisme orienté vers le futur. À cet effet elle a besoin de se schématiser en croyances plus ou moins stéréotypées, de façon à être plus efficace. Cependant, ce caractère schématique de l’idéologie, lorsque le slogan remplace l’idée, peut conduire à sa rigidité, à sa sclérose, voire à sa dégénérescence, lorsqu’elle n’est plus capable de s’adapter aux situations nouvelles ; elle peut même, à un certain stade de son évolution, n’être qu’un pur prétexte, seul moyen pour un groupe dominant de perpétuer sa domination.

C’est pourquoi, face à l’idéologie, K. Mannheim croit nécessaire de poser un autre pôle de l’imaginaire social qu’il appelle utopie, entendue au sens de projet imaginaire d’une société autre, quels que soient par ailleurs les éléments sur lesquels insiste le projet utopique (sexualité libertaire ou ascétique, propriété collective des biens réalisée dans de petites communautés autogestionnaires ou par soumission à une bureaucratie d’État, réforme religieuse pouvant mener à une communion religieuse nouvelle ou à un athéisme radical).

K. Mannheim insiste sur la fonction subversive de l’utopie qu’il oppose à la fonction conservatrice de l’idéologie : l’utopie conteste ce qui existe au nom d’une réalisation à venir. On sait les prolongements auxquels, dans la sociologie contemporaine, a donné lieu l’étude de l’utopie au sens large, non seulement l’étude des utopies classiques inspirées de Thomas More, Campanella, etc., mais aussi l’étude des microsociétés construites sur le modèle des utopies socialistes de Fourrier, Cabet, Owen, etc., et même l’étude des millénarismes. Dans un livre intitulé Sociologie de l’espérance, Henri Desroche a tenté une synthèse de toutes ces études et a consacré un dernier chapitre théorique aux différents constituants de l’imagination collective.

On peut bien sûr s’interroger sur le caractère un peu trop statique et trop rigide de l’opposition idéologie / utopie ; les formes de l’imagination collective ne sont pas toutes réductibles à ces deux pôles qui ne sont, en définitive, que des types idéaux : il y a plusieurs types d’utopies, comme il y a plusieurs types de millénarismes. Par ailleurs, s’il s’agit bien là de deux directions fondamentales de l’imaginaire social, il faut préciser qu’elles s’impliquent dialectiquement et qu’elles ne sont pas totalement étrangères l’une à l’autre ; il est parfois difficile de dire si tel mode de pensée est idéologique ou utopique, l’idéologie la plus répétitive ou la plus conservatrice pouvant comporter une faille qui l’ouvre sur un avenir nouveau ; K. Mannheim lui‑même va jusqu’à parler d’utopie conservatrice.

Le mythe et la vie sociale

Parallèlement à une réorientation du concept d’idéologie vers une sociologie de l’imagination collective, devait se produire une réflexion de plus en plus approfondie et des recherches nombreuses sur les rapports du mythe et de la société. L’affirmation de C. Lévi-Strauss : « les mythes nous apprennent beaucoup sur les sociétés dont ils proviennent » pourrait être le leitmotiv de tous ces travaux et il faut reconnaître que les ethnologues ont été les premiers à attirer notre attention sur la dynamique propre de la pensée mythique dans la vie sociale, non seulement C. Lévi-Strauss mais aussi Maurice Leenhardt pour la Nouvelle-Calédonie, Marcel Griaule pour les Dogons, Luc de Heusch pour l’Afrique noire. Au confluent de la sociologie et de l’éthnologie, Roger Bastide, dans son étude sur Les Religions africaines du Brésil, avait perçu l’importance sociale des mythes : « Une civilisation, écrivait‑il, ne prend son sens véritable que si on la saisit à travers sa vision mythique du monde qui en est plus que l’expression ou la signification, qui en constitue véritablement le support » et il ajoutait : « Nous pensons qu’il faut réserver une place privilégiée au symbolisme dans toute interprétation vraiment sociologique des interpénétrations de civilisations. » (Bastide, 1960, p. 12) De la même façon, dans ce qui fut l’émergence d’une sociologie du sacré, du mythe et de l’imaginaire, il faut faire mention des travaux à la fois novateurs et suggestifs de Roger Caillois qui, dans Le Mythe et l’homme (1938), L’Homme et le sacré (1939), Instincts et Sociétés (1964), s’est efforcé de dégager la rationalité du mythe et la logique propre à l’imaginaire.

Le premier sociologue à avoir essayé de penser de manière explicite l’efficace du mythe dans la vie sociale est sans conteste Wilfredo Pareto qui, dans Mythes et Idéologies et Le Mythe vertuiste et la littérature immorale, défend la thèse aujourd’hui banale, mais à l’époque originale, que « les sociétés sont transformées par les mythes » et qu’à cet effet il est recommandé d’étudier les légendes, les rituels, la littérature populaire, pour découvrir les ressorts de la vie sociale. Son disciple Georges Sorel sera un des premiers à utiliser le terme de « mythe politique » pour l’appliquer aux sociétés contemporaines. Dès 1921, Sorel écrivait : « Les hommes qui participent aux grands mouvements sociaux se représentent leur action prochaine sous forme d’images de batailles assurant le triomphe de leur cause. Je proposais de nommer mythes ces constructions. » (Sorel, 1921, p. 32)

Pour G. Sorel, les mythes sont révolutionnaires dans la mesure où orientant les passions des masses, ils visent à détruire l’ordre ancien ; G. Sorel croit par ailleurs réhabiliter le mythe en le considérant comme une force purement irrationnelle. Victime de son bergsonisme opposant trop facilement rationalité et irrationalité, il n’a pas perçu la logique particulière et la rationalité de la pensée mythique. Cependant, il a attiré l’attention sur l’importance des mythes politiques dans nos sociétés. Dans une autre perspective, Mircea Éliade, par‑delà ses investigations sur les mythes des sociétés traditionnelles, nous faisait prendre conscience de la survivance de ces anciens mythes dans nombre de productions de notre imaginaire contemporain, non seulement dans l’art, la littérature ou les mass médias, mais aussi dans les idéologies politiques. Pour notre part, nous avons essayé de montrer les rapports qu’il pouvait y avoir entre des thèmes mythiques très anciens et les mythologies politiques contemporaines comme le national-socialisme ou le communisme. Cette étude des mythes était déjà bien ancrée dans la sociologie française puisque les Cahiers internationaux de sociologie publiaient en 1962 les travaux d’un colloque sur ce sujet. Cependant, l’unanimité était loin d’exister alors chez les sociologues, soit sur la définition de l’idéologie politique, soit sur le rapport entre mythe et idéologie. Si tous étaient disposés à reconnaître dans l’idéologie politique une dimension sotériologique (promesse de salut pour l’avenir et annonce d’une société pacifiée et harmonieuse), tous n’étaient pas prêts à découvrir une parenté de structure entre l’idéologie politique et la pensée mythique. Ainsi, pour Jean Baechler, et aussi pour Alain Besançon, il ne peut y avoir de mythe dans l’idéologie : une idéologie politique ne peut se constituer qu’en éliminant les éléments mythiques qui pourraient s’y introduire ; l’idéologie, étant d’essence politique et polémique, est un projet rationnel, tourné vers l’avenir, alors que le mythe, « c’est l’ensemble des histoires qui racontent les origines d’un groupe humain et fondent ses institutions » (Baechler, 1972, p. 643).

À l’encontre de cette analyse, nombre de sociologues ou d’anthropologues estiment que l’on peut trouver dans les idéologies politiques des traces mythiques très prégnantes, soit des figures mythiques bien connues (Faust, Prométhée, etc.), soit des thèmes et des structures à résonance salvifique, comme le sont les scénarios messianiques ou millénaristes. Par là, elles se rattachent à des mythes eschatologiques très anciens et il n’y a aucune raison de réserver le qualificatif de mythique aux mythes d’origine ou aux mythes de fondation. L’étude du rapport entre la pensée mythique et les idéologies politiques contemporaines est devenue un champ très riche d’investigations de toutes sortes, aujourd’hui largement balisé par sociologues ou mythologues (Éliade, 1957, p. 13 ; Cohn, 1962, p. 114‑119 ; Desroche, 1973, p. 153‑192 ; Sironneau, 1962, p. 242‑467). Claude Lévi-Strauss l’avait remarqué, au détour d’une phrase, il y a plus de quarante ans : « Rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l’idéologie politique. Dans nos sociétés contemporaines, peut‑être celle‑ci a‑t‑elle remplacé celle‑là. » (Lévi-Strauss, 1958, p. 231) Il semble bien que l’efficacité et le dynamisme de l’idéologie politique lui viennent moins de son apparence de démonstration rationnelle que d’une énergie sous-jacente propre à la pensée mythique, car le mythe est toujours « modèle exemplaire », guide pour l’action, image mobilisatrice, en même temps que récit de ce qui s’est passé à l’origine.

Mais ce n’est pas seulement une réflexion sur l’idéologie politique qui a permis à la sociologie contemporaine de rencontrer la pensée mythique, c’est une réflexion plus large sur la constitution du lien social qui a mis au premier plan le rôle instituant de l’imaginaire et le rôle fondateur du mythe. Les travaux de Georges Dumézil avaient préparé le terrain en ce sens, puisque G. Dumézil fait du mythe religieux, dans le contexte des sociétés indo-européennes qu’il étudie, l’infrastructure fonctionnelle de ces sociétés. Il remarque que le récit mythique, plus que le récit historique, constitue le socle fondamental de la réalité sociale ; partant du pluralisme constitutif de toute société, il constate que celle‑ci s’organise autour de trois grandes fonctions : le travail, la guerre, le sacré ; mais plus que l’étude empirique de la réalité sociale de ces fonctions, lui semble révélatrice l’idéologie ; car si ces trois fonctions existent plus ou moins chez tous les peuples, seuls un certain nombre d’entre eux, les Indo-Européens, en ont tiré une idéologie qu’il appelle trifonctionnelle et qui fait des trois fonctions « une représentation du monde, une organisation de valeurs » ; en ce sens, on peut dire que l’organisation mythique est plus importante que l’organisation sociale réelle. D’ailleurs, selon G. Dumézil, il n’y a pas toujours corrélation entre l’organisation sociale réelle et l’organisation mythique ; il peut y avoir, dans une société où l’idéologie trifonctionnelle est affirmée, un effacement momentané de telle ou telle fonction. Eh bien ! même dans ce cas, toujours selon G. Dumézil, la connaissance de l’idéologie trifonctionnelle permet d’éclairer nombre de pratiques, de règles juridiques, d’institutions de ce peuple, car l’imaginaire est toujours véritablement principe de compréhension, sinon principe fondateur ; grâce à cette archéologie de l’imaginaire que met en œuvre la méthode comparative de Dumézil, langue, littérature, mythologie, institutions s’éclairent mutuellement. Selon Gilbert Durand, trois postulats traversent l’œuvre de G. Dumézil : « Toute intention historique d’une société donnée se résout en mythe ; toute société repose sur un socle mythique diversifié ; tout mythe est lui‑même un récital de mythèmes dilemmatiques. » (Durand, 1996, p. 115)

Prolongeant l’intuition de G. Dumézil, le même G. Durand, dans un article intitulé « Le social et le mythique », a essayé de faire prendre conscience aux sociologues de l’étroite interdépendance qui existe entre mythe et société. Dans cet article, il s’interroge sur la nécessité d’une topique sociologique analogue à la topique élaborée par la psychanalyse qui, chez Freud, par exemple, essaie de dégager les instances fondamentales de l’appareil psychique : le ça, le moi, le surmoi. Or, de la même façon, le socle mythique ne pourrait‑il pas constituer, pour un groupe social donné, le référent invariant analogue en cela au « ça » du psychanalyste ? Aucune société ne peut se passer en effet de mythes régulateurs qui émergent périodiquement pour commémorer et restituer la société en cause (Durand, 1996, p. 124).

Par exemple, nous dit G. Durand, il est frappant de repérer, dans les leçons légendaires de l’histoire de France, le mythe du juste héros injustement vaincu par le sort. Vercingétorix en est le prototype. De siècle en siècle, le modèle se répète, et qu’importe qu’il soit emprunté à d’autres aires culturelles comme le Tristan prétendument attribué à Chrétien de Troyes1 ou l’Hercule gaulois cher au xvie siècle. L’essentiel tient dans la coriacité de la redondance : Roland à Roncevaux, les Cathares à Montségur, Jacques de Molay en place de Grève, Jeanne d’Arc à Rouen, Henri IV et le poignard de Ravaillac, Louis XVI au Temple, Napoléon à Sainte-Hélène, Hugo à Guernesey, Pétain à l’île d’Yeu, De Gaulle à Colombey. (Durand, 1996, p. 124)

À partir de ce socle mythique, instance fondamentale de toute topique sociologique, pourraient mieux se comprendre toutes les dérivations et rationalisations qui modulent l’action des différents groupes sociaux ou des sociétés globales selon les époques ; cette topique sociologique tiendrait compte aussi des irruptions brutales et des relatifs effacements des séquences mythiques, de l’opposition entre mythes latents et mythes manifestés, comme des contradictions qui apparaissent dans le champ mythique d’une même société ou d’une même époque, mythe et contre-mythe se bousculant dans la psyché collective, Dionysos rusant avec Prométhée ou Tristan avec Don Juan. Cette topique sociologique suppose, bien sûr, pour être opératoire une mythanalyse ; si la mythocritique se cantonne à l’étude du texte, la mythanalyse prend en compte tout le contexte, ce qui ne va pas sans difficultés, car si le mythologue ou le critique littéraire peuvent aisément définir un corpus de textes, le sociologue a du mal, étant donné la diversité des formes d’expression de la vie sociale, à circonscrire un corpus et un ensemble de données qui lui permettront de dégager les dominantes mythiques à l’œuvre dans une société, une culture, une époque (Durand, 1996, no 2, p. 137‑180 et 205‑222).

Dans un autre article, G. Durand (1977) croit pouvoir aller plus loin dans la mise en œuvre de cette topique et s’efforcer d’élaborer une sociologie en profondeur qui dégagerait les archétypes de la cité harmonieuse et de l’équilibre social, un peu à la manière de G. Dumézil, en partant des fonctions fondamentales assurées par toute collectivité humaine. Cette tentative tranche avec l’empirisme dominant de la sociologie contemporaine. Partant du postulat que la vie sociale est plurielle et que l’harmonie ne peut résulter que de l’équilibre entre des fonctions et des mythologèmes multiples, G. Durand va mettre en correspondance cinq structures fonctionnelles qui définissent abstraitement tout groupe social avec les cinq ordres fondamentaux qui assurent le remplissement de ces cinq structures fonctionnelles et qui peuvent être considérés comme cinq ordres archétypiques de toute cité humaine : l’ordre martial, l’ordre patrimonial, l’ordre mercantile (ou mercurial), l’ordre sacerdotal (ou pontifical) et enfin l’ordre impérial qui « assure la cohérence en une cité des quatre autres », car il « connaît une tension interne entre les tentations de la force dominatrice et la fonction régalienne par excellence qui est l’autorité instauratrice de justice ». L’ordre impérial a un rôle synarchique et de ce fait acquiert une valence politico-religieuse propre et n’a donc pas à recevoir d’ailleurs sa légitimité ; dans la cité romaine, il n’y a pas place pour un conflit entre le sacerdoce et l’empire.

Cette sociologie « archétypique » place l’imaginaire et le mythe au cœur de la constitution de l’ordre social et conduit l’historien ou le sociologue à ne pas se contenter d’un empirisme trop superficiel dans l’observation des sociétés, mais plutôt à mettre en correspondance les institutions avec le socle mythique qui préside à leur élaboration et à leur maintien.

Les domaines de la sociologie de l’imaginaire

Outre la sociologie politique à laquelle nous avons fait allusion, il nous faut constater que la sociologie de l’imaginaire a investi quantité de domaines dont nous ne pouvons ici que donner une idée approximative (Renard et Tacussel, 1994).

  • La sociologie des religions a accordé une place toute spéciale, à côté de celle attribuée au charisme, à l’étude de la dimension prophétique et utopique du discours théologique dont nous trouvons la trace dans les divers mouvements messianiques et millénaristes et qui ont eu une influence décisive sur les deux idées maîtresses de la modernité prométhéenne, l’idée de progrès et l’idée de révolution (Desroche, 1973 ; Baechler, 1970 ; Sironneau, 2000, p. 105‑125).

  • La sociologie des utopies a pris une place considérable depuis K. Mannheim dans l’étude de l’imaginaire social. Beaucoup de noms seraient à citer ici, ceux de Paul Ricœur, Julien Freund, Gilles Lapouge, Pierre Ansart, Henri Desroche, Jean Servier, Jean Mucchielli, Patrick Tacussel, etc.

  • La sociologie des mythes fondateurs des cités, des nations et des empires s’est également développée dans la même perspective d’une sociologie de l’imaginaire, ethnique ou national. Ce domaine est immense, nous n’évoquerons que les travaux d’Élise Marienstras sur les mythes fondateurs de la nation américaine, ceux de Colette Beaune sur les mythes fondateurs de la nation française ou ceux de Frédéric Monneyron sur le rapport mythe et nation en Europe.

  • La sociologie de la littérature s’est particulièrement intéressée à la présence du mythe dans les œuvres littéraires ; une discipline particulière, la mythocritique, s’est constituée à cet effet et a donné lieu à des travaux innombrables ; il suffit de citer ici les noms de Pierre Albouy, Pierre Brunel, Gilbert Durand, Simone Vierne, Claude-Gilbert Dubois, Philippe Walter, etc. Ces travaux n’intéressent qu’indirectement le sociologue, mais nous savons que l’imaginaire littéraire peut jouer un rôle décisif à certaines époques dans la construction de la réalité sociale. Pensons à l’influence, au xixe siècle en France, de Victor Hugo ou de Jules Michelet dans la constitution de l’idéologie républicaine.

  • La sociologie du théâtre et de l’art (peinture, musique). L’anthropologue François Laplantine fait de la possession et du théâtre, à côté du millénarisme et de l’utopie, l’une des trois voix de l’imaginaire (Laplantine, 1974). S’il y a une affinité entre théâtre et politique dont témoigne le livre de Georges Balandier (Le Pouvoir sur scène), il y a une affinité encore plus grande entre théâtre et vie sociale, à tel point qu’une certaine sociologie (Erving Goffman en particulier) tend à considérer la vie sociale comme une vaste scène de théâtre, où chacun cherche à jouer un rôle, et la vie quotidienne comme une mise en scène permanente.

  • La sociologie des médias (photographie, bandes dessinées, cinéma, télévision) a également donné lieu à de nombreux travaux où la prise en compte de l’image et du mythe constitue le noyau central. Citons ici les travaux d’Edgar Morin, Jean Cazeneuve, Jean‑Jacques Wunenburger.

  • La sociologie de la vie quotidienne constitue un domaine où l’étude de l’imaginaire est particulièrement développée. Initiée par Henri Lefèvre (Critique de la vie quotidienne) et Erving Goffman (La Mise en scène de la vie quotidienne, Les Rites d’interaction), la sociologie de la vie quotidienne s’efforce de montrer comment les hommes mettent en scène leurs rêves collectifs, leurs peurs, leurs espoirs dans la recherche d’un être ensemble de tous les jours ; les travaux de Michel Maffesoli sont significatifs à cet égard : qu’il s’efforce de repérer les résurgences de comportements dionysiaques dans la société contemporaine (À l’ombre de Dionysos) ou qu’il étudie la reconstitution de « tribus » dans le tissu social urbain (Le Temps des tribus), Michel Maffesoli fait ressortir la part du sentiment, du jeu, du mythe, de l’esthétique dans la vie quotidienne, sans en exclure l’excès et la violence. Dans une perspective différente, Pierre Sansot nous montre comment l’imaginaire investit les objets les plus familiers de notre environnement (paysages urbains, gares, jardins publics, etc.), nos rencontres les plus fortuites, les distractions les plus populaires. Selon Pierre Sansot, c’est positivement, et non par suite d’un manque, que l’imaginaire intervient dans la vie quotidienne et y exerce un rôle constituant car, si l’imaginaire c’est bien sûr le monde des images en ce qu’il s’oppose à l’univers du savoir et du concept, c’est d’abord le monde des choses et des objets en tant qu’ils sont des « formes sensibles » de sons, de couleurs que nous transfigurons par une sorte de sublimation esthétique : c’est surtout un certain rapport avec l’être qui se manifeste par un va-et-vient entre le présent et l’absent, par une capacité à outrepasser ce qui nous est présenté par le sensible. P. Sansot insiste constamment sur la positivité de l’imaginaire, fruit de la rencontre des choses et d’un sujet, qui n’est pas seulement la projection sur les choses de nos manques et de nos désirs, mais qui gît en quelque sorte dans les choses et s’offre quotidiennement à nous. L’imaginaire, c’est l’épaisseur du visible, ce qui en dit le sens et, bien que ce soit le sujet qui en dise le sens, il s’agit d’un sens qui, en quelque sorte, s’impose à nous, puisque les choses nous résistent et nous dérangent. Il s’agit là d’une description poético-sociologique ; plus que d’une sociologie théorétique et conceptuelle, Pierre Sansot se réclame d’une « sociologie figurative ».

La sociologie de l’imaginaire apparaît donc aujourd’hui, à l’intérieur de la sociologie traditionnelle, comme un courant pluriel et foisonnant, au carrefour de la plupart des sciences humaines. Sa vocation est, comme l’a toujours suggéré Gilbert Durand, pluridisciplinaire, aussi bien dans ses objets que dans ses méthodes.

Conclusion : la place du symbolique chez les principaux sociologues contemporains

Parallèlement à l’extension des différents domaines de la sociologie de l’imaginaire, se manifeste chez beaucoup de sociologues contemporains la volonté d’accorder une place plus importante au symbolique, de « repenser le symbolique », comme le dit Pierre Ansart (1990).

Même dans une sociologie aussi apparemment déterministe et objectiviste que celle de Pierre Bourdieu, une place centrale est réservée à la notion de « capital symbolique » : Pierre Bourdieu montre, par exemple que, dans la société kabyle, les règles de l’honneur et l’accumulation du prestige sont partie constituante des rapports économiques et constituent un « crédit symbolique » dont l’individu pourra faire usage dans les relations sociales ; le bien symbolique (une peinture, un roman, une pièce de théâtre), s’il est un bien économique, est une « réalité à double face », à la fois marchandise et signification, dont la valeur marchande et la valeur symbolique sont relativement indépendantes (Ansart, 1990, p. 171). D’où le rôle très important de l’idéologie dans la dynamique sociale : l’idéologie légitime les pratiques sociales d’une classe ou d’un groupe face aux autres classes ; l’idéologie participe de la lutte symbolique qui caractérise toute société.

L’imaginaire est un concept encore plus central dans la sociologie dynamique et l’anthropologie de Georges Balandier, lequel « s’attachera à souligner en quoi les configurations symboliques répondent à une situation concrète, l’expriment en lui donnant sens » (Ansart, 1990, p. 182). Ces configurations symboliques s’expriment concrètement dans les mythes et toutes les représentations collectives d’un groupe. Mais il y a plus : Georges Balandier montre que lorsque les sociétés ne peuvent trouver de solution à leurs contradictions dans la vie réelle, elles « construisent d’abord dans l’ordre du mythe et de l’imaginaire les sociétés qu’elles ne peuvent pas être » et « rêvent leur projet dans l’attente de leur accomplissement ; elles le situent ainsi dans le domaine du religieux, vécu comme revendication et espérance » (Ansart, 1990, p. 189). Ce transfert sur le symbolique remplit des fonctions essentielles pour l’équilibre dynamique du groupe.

Cette même prise en compte du symbolique se retrouve dans le courant dit de « l’individualisme méthodologique », représenté essentiellement par les travaux de Raymond Boudon. Si ce qui est déterminant pour expliquer la conduite des acteurs, ce sont les raisons qu’ils donnent de leur choix, alors il faut convenir que les représentations et les croyances de ces acteurs peuvent avoir des effets très importants sur les résultats de l’action (institutions, comportements, etc.) : par exemple, une rumeur sur l’insolvabilité des banques peut provoquer une panique financière ; on sait que dans certains cas la foi peut soulever des montagnes ; cependant on doit savoir que le rôle d’une croyance dépend toujours du système d’interactions ; c’est donc au niveau de l’analyse des interactions que peut prendre place une analyse des systèmes symboliques (valeurs, croyances, etc.), ce qui veut dire qu’il ne faut jamais réifier, objectiver le symbolisme social, comme tend à le faire Émile Durkheim. À ce propos, il semble qu’il faille distinguer un symbolisme social qui est du côté de la rationalité, parce qu’il s’inscrit dans des règles socialement établies, et un symbolisme social qui est du côté de l’imaginaire et s’accompagne d’un relâchement du principe de réalité ; l’acteur alors s’abandonne à ses rêves et à ses pulsions, sans chercher à les contrôler ; ainsi la fête exprime ce qu’il y a d’explosif, de capricieux dans l’action collective ; au contraire, dans le rite, dans la cérémonie, nous avons affaire à un symbolisme socialement codé et contrôlé, ce qui en constitue la rationalité.

Aujourd’hui, la sociologie, s’éloignant de son positivisme originaire et découvrant la dimension primordiale du symbolique et de l’imaginaire, tend à faire un usage immodéré du concept d’imaginaire social  ; ce concept est équivoque et son emploi peut conduire à des significations, sinon opposées, du moins hétérogènes : il peut désigner par exemple, c’est le cas le plus fréquent, la dimension symbolique et mythique de l’existence sociale ; à ce titre il inspire les mythanalyses sociologiques dont nous avons parlé et conduit à mettre en lumière les mythes dominants d’une époque, d’une culture, d’une nation, voire d’une génération, mais il peut désigner aussi, chez Karl Mannheim ou Paul Ricœur, l’imagination d’une société autre qui est à l’œuvre dans les utopies, les millénarismes ou les idéologies révolutionnaires ; il s’agit de « l’imaginaire social » étudié par cette « sociologie de l’espérance » dont nous avons également parlé. On aura donc intérêt, avant d’employer ce terme, à lui donner une acception précise, si l’on veut conserver à la « sociologie de l’imaginaire » la rigueur dont elle a besoin.

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Notes

1 Béroul et Thomas d’Angleterre en sont les auteurs. Return to text

References

Bibliographical reference

Jean-Pierre Sironneau, « Le symbole et le mythe en sociologie », IRIS, 32 | 2011, 11-27.

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Jean-Pierre Sironneau

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