Corps énergétique et danse

DOI : 10.35562/iris.2373

p. 107-117

Résumé

Penser le « corps énergétique » et la danse revient à considérer cette réalité énergétique au sein du corps dansant, autant au niveau quantitatif que qualitatif. En danse, nous ne parlons pas exactement de « corps énergétique », mais principalement d’énergie déployée. Afin de comprendre le « corps énergétique » en danse, nous nous sommes intéressés à deux pratiques originales mettant en œuvre un jeu de question-réponse énergétique : le contact improvisation et le vol chorégraphique. Le corps énergétique apparaît au fur et à mesure de la réflexion comme une métaphore désignant une triade nécessaire au déploiement d’un seul système, et c’est cette même triade que nous rencontrons à chaque fois que nous appréhendons la complexité du corps dansant.

Plan

Texte

« Il y a toujours un autre corps quelque part qui nous hante. »
Laurence Louppe
(Poétique de la danse contemporaine, la suite, 2007, p. 58)

Le corps énergétique échappe dès qu’il est nommé à la référence visuelle, il ne peut-être détecté anatomiquement comme on peut le faire pour les nerfs ou les vaisseaux sanguins. Il œuvre dans les sciences dites « dures » (biologie, physique, etc.) autant que dans les sciences dites « molles » (sciences sociales et humaines notamment). Afin de cerner ce corps, conservons la définition première de l’expression « énergétique », comme celle d’un corps vivant paraissant avoir « une énergie innée ». Ce corps sera identifié comme ayant une capacité énergétique naturelle et mesurable. Aborder le corps énergétique et la danse ne va pas de soi, car il n’est tout simplement jamais nommé en tant que tel. En rapprochant les deux termes, danse et corps énergétique, nous ne proposons pas un discours sur la « danse énergétique », mais nous essaierons plutôt de saisir ce avec quoi ce concept peut résonner dans la pratique de la danse. Imperceptible directement par notre sens visuel, peut‑être l’est‑il par notre sens kinesthésique, et renvoie-t-il à un certain type de présence.

Le corps énergétique appartient à une certaine conception du corps qui ne l’envisage pas d’un point de vue esthétique, ni phénoménologique, ni sociologique, ni encore psychanalytique. Nous le trouvons plus facilement dans des pratiques de mouvement orientales telles que le chi‑gong, le tai‑chi ou encore le yoga, fondés sur une philosophie analogique, qui exercent ce type de travail sur le corps sans nécessairement concevoir les conditions d’émergences poétiques et esthétiques de la forme. On peut se demander si, en danse, cette expression n’a pas un autre sens que purement métaphorique, dans la mesure où le corps dansant ne se résume pas d’un seul tenant dans le concept du corps énergétique et en sachant que la danse ne pourrait être ce qu’elle est sans l’interaction. De plus, le corps du danseur n’est pas seulement le corps anatomique de la médecine, ni seulement le corps propre de la phénoménologie, il apparaît multiple ; corps entraîné et esthétisé, il est à la fois support et medium. Le corps est la trame de toute expérience, simultanément support de l’action, de l’expression, de la perception, il apparaît comme LE medium paradigmatique, comme un point de départ. Le corps énergétique serait un corps parmi les autres corps dont nous serions composés, comme si différentes couches de corps se superposaient en nous pour former notre corps entier. Le corps énergétique nous renvoie à une multitude de pratiques corporelles : chi‑gong, méditation, tai‑chi, yoga, arts martiaux, bioénergie, etc. Le rapprocher de la danse amène à considérer cette réalité énergétique au sein du corps dansant, à discerner dans quelle pratique et esthétique nous le trouvons, peut‑être sous une autre forme. On verra en outre comment ce rapprochement ouvre le réseau interactif du corps et de la danse. Que dit ce corps énergétique à la danse et que nous apprend‑il sur la spécificité de certaines pratiques ?

Le corps énergétique à lui seul ouvre un lexique de l’immatérialité, mais d’une immatérialité existante dans et par la matière même du corps. Insubordonné à la référence visuelle, il a plus à voir avec un ensemble dans les domaines du sensible, de l’invisible et la communication entre les corps. « L’énergie » n’est‑elle pas l’expression employée en danse à défaut de celle de « corps énergétique » ? Une des clés de compréhension de « ce corps énergétique » en danse ne se trouve-t-elle pas dans certaines pratiques mettant l’accent sur l’écoute entre les corps ? Enfin, la danse n’est‑elle pas l’art intercorporel par excellence en quête incessante d’un corps et par là des corps ?

La danse, le corps, l’énergie

Rapprocher le corps énergétique et la danse invite à se méfier d’emblée d’une vision mécaniste du corps qui le prendrait uniquement pour une pile électrique, comme une machine qui ferait fluctuer son énergie quantifiable pour atteindre l’expression et la forme juste. Notre propos se fonde sur la danse et non sur des exercices énergétiques pour rechercher un équilibre, un bien-être, même si c’est précisément dans ce genre de pratiques que le terme « corps énergétique » est largement employé. Le corps est chargé d’énergie, l’être humain peut avoir des pertes ou des gains d’énergie, et ainsi le ressent‑il. L’énergie se dépense, se dégage, se maîtrise. En danse, on passe son temps à la dépenser, à la réserver, à la libérer à des fins expressives. Un des fondements de l’expressivité du corps dansant, évoqué par Eugenio Barba, est le principe de gaspillage d’énergie, « car le gaspillage d’énergie nous donne une sensation de tonicité et de force » (Barba et Savarese, 1985, p. 6).

Le mot « énergie » résonne dans la conscience du danseur ; en danse il est à vrai dire toujours question d’énergie. Après un cours de danse ou un spectacle, l’énergie peut demeurer quand le travail n’est pas abouti, elle peut être retenue et nommée en ces termes : « Il y a de l’énergie. » Selon Michel Bernard, ce terme serait « quasi sacral » (Bernard, 2004, p. 113) pour les danseurs dans la mesure où il aurait « une puissance de stimulation imaginaire et sensorielle » (Bernard, 2004, p. 113). Cette expression est immédiatement comprise par les danseurs comme une évidence et renvoie au ressenti du mouvement vécu ou perçu. L’énergie, selon la définition du dictionnaire de la danse, est la « capacité à produire un effort tout autant que la volonté de le développer » (Le Moal, 1999, p. 718). L’énergie est donc une notion à la fois physique et psychologique. Remontons à Jean-Georges Noverre1, qui a remarqué que l’énergie est avant tout liée au caractère morphologique propre du danseur et pas uniquement à sa volonté. Il prend alors en compte la disposition singulière que chacun a de réagir aux stimuli extérieurs. La danse dans ce cas n’est plus seulement comprise comme la capacité à maîtriser par son énergie la mécanique du corps dans le but d’atteindre une forme idéale du corps. De ce fait, la conception de Jean-Georges Noverre intègre la notion de qualité d’énergie « liée aux capacités expressives propre à chaque danseur, à son mode particulier de développement du mouvement, sa tessiture » (Le Moal, 1999, p. 719). Jean-Georges Noverre rejoint Aristote2 sur la dimension qualitative de l’énergie dans sa relation au mouvement et à la forme. Le caractère uniquement quantitatif, mesurable, ne semble pas satisfaire la danse entièrement du fait de son attribut expressif. L’énergie selon Aristote, et donc selon Jean-Georges Noverre, est le potentiel du mouvement qui se réalise dans une forme.

Plus tard, le concept « d’énergie spécifique », développé par Johannes Peter Muller3, met en évidence le lien entre la sensation et l’énergie qualitative. La dimension d’échange — si capitale pour notre propos — entre le danseur, l’environnement et le spectateur comme expression d’une sensation de mouvement est approuvée par le physiologiste : « La sensation est la transmission à la conscience, non d’une qualité ou d’un état de corps extérieurs, mais d’une qualité ou d’un état de nos nerfs, état auquel donne lieu une cause extérieure. » (Muller, 1845) Du rapport de la conscience et de l’environnement naît l’énergie spécifique comme mouvement qualitatif. C’est cette même sensation de mouvement, ou « sensation motrice » qui est reprise par Rudolf Laban4 dans sa théorie de l’effort. Pour lui, tout mouvement humain est fondamentalement expressif et il est le résultat d’une mobilisation significative d’énergie. Prenant en considération ces deux paramètres, il distingue d’une part l’intensité d’ordre quantifiable, mesurable objectivement en vertu des facteurs de poids, de temps, d’espace et de flux et il discerne d’autre part la qualité de cet effort comme étant liée à une sensation motrice, cette sensation motrice faisant écho au concept « d’énergie spécifique ». La sensation motrice n’est pas mesurable, mais elle peut néanmoins être analysée en fonction des facteurs moteurs. L’enjeu pour le danseur est d’organiser, en fonction de son intention artistique, les deux paramètres de l’énergie : l’intensité et la qualité. En danse, deux paramètres découlent donc de l’énergie, combinant le corps physique et le corps expressif, conscient de ses sensations, l’un plus lié à l’intensité et l’autre plus à la qualité du mouvement.

Considérant ces deux paramètres énergétiques, qu’apprenons-nous des techniques et pratiques en danse ? Que nous dit le contact improvisation à propos de ce concept de corps énergétique ? Pouvons-nous élargir le questionnement à une esthétique très particulière, c’est-à-dire au vol chorégraphique, comme pratique inédite de l’échange énergétique entre les corps ?

Le contact improvisation

La pratique de la danse contact improvisation5 propose d’explorer les centres d’énergie et de les exprimer dans le mouvement. Par exemple, un stage de contact improvisation de deux jours6 intitulé « L’énergie en mouvement » propose un travail sur l’énergie décliné en plusieurs étapes : préparation visant à harmoniser les différentes parties du corps entre elles, exercices de ressenti pour chaque centre énergétique, recherche du « mouvement authentique » en relation avec les différents centres, et enfin expression par la danse de ces centres dans la relation à soi, à l’autre et à l’environnement. La dernière étape nous parle directement du corps énergétique en danse ; corps qui ne peut agir seul, tout en s’explorant par différents moyens combinés. Le corps que l’on est, le corps des autres et l’environnement, plus communément appelé l’espace, participent à mettre l’énergie en mouvement et ainsi à harmoniser les relations au sein de cette triade. Le corps énergétique se manifeste alors, et si la triade n’est pas harmonieuse, les interférences entre les corps et l’espace se heurtent, et l’on est ramené brutalement au corps que l’on essaie de maîtriser, au corps instrument. Le contact improvisation fait appel à la notion de « corps commun », en faisant partager aux corps « ce qu’ils ont de plus intime, presque de constitutif : le poids » (Louppe, 2007, p. 64). Ce partage des corps peut générer une « sensation de partage des corps ». À ce propos, Nancy Stark Smith dans une retranscription d’un cours de contact improvisation s’exprime en ces termes : « Voyez les autres dans leurs sensations sans être happés par les vôtres. Ouvrez les portes de la communication pour que votre corps soit complètement connecté au groupe et à l’environnement. » (De Plee, 2001, p. 115) On retrouve là le concept d’énergie qualitative de Johannes Peter Muller et de la sensation avec la dimension de l’échange entre le danseur et l’environnement. Le corps énergétique en danse puiserait donc dans son potentiel quantifiable pour se mettre en mouvement, mais ce qui créerait l’échange et la communication entre les corps serait avant tout l’énergie qualitative et la sensation, sans laquelle il ne pourrait y avoir de « corps commun ». « Les mouvements du contact improvisation découlent du type de perception que chacun a du poids, du mouvement et de l’énergie de l’autre » (Gil, 2000, p. 17) nous dit José Gil : il s’agit en fait un jeu de question-réponse énergétique. Les partenaires se répondent en fonction de ce qui leur correspondra le mieux à l’instant où le mouvement est en train de se faire. José Gil dit encore : « L’énergie doit couler, le mouvement fluer le plus aisément possible, le danseur choisira souvent la pente qui lui semblera satisfaire ces réquisits. » (Gil, 2000, p. 24) Le type de mouvements engendrés par ce genre de rencontre fait toute la singularité du contact improvisation. Ce question-réponse énergétique produit une intensification de l’énergie pour les corps en jeu. Pourquoi les corps gagnent‑ils en intensité ? Ici, nous voyons bien que nous sommes revenus au premier paramètre de l’énergie en tant que donnée quantifiable, ce qui prouve que la danse ne cesse d’osciller entre la qualité et l’intensité. Selon José Gil, c’est « grâce à une communication inconsciente d’expériences que chaque corps accueille l’expérience de l’autre » (Gil, 2000, p. 24). Steve Paxton, en voulant décrire ce phénomène, propose le concept de la « réciprocité » qui « implique bien un accroissement de l’énergie7 » (Gil, 2000, p. 24) tout comme il peut s’en passer dans d’autres registres tels que la peur et le comportement de la foule. Ces énergies se transmettraient directement par le contact et dépasseraient notre conscience, elles agiraient malgré nous. Tout cela n’est pas pensé mais senti, les corps intègrent d’eux‑mêmes le fait que les autres vivent la même expérience au même moment. Existe-t-il alors un savoir de type organique ? Un savoir où ne règne pas la pensée rationnelle mais un type de pensée énergétique autant quantitative que qualitative ? D’autant plus que ça ne « fonctionne » pas toujours en contact improvisation, sans qu’on puisse verbaliser pourquoi parfois les corps ne « fusionnent » pas : « Il y a des corps qui se conviennent mieux que d’autres, dans le contact improvisation. » (Gil, 2000, p. 22) C’est ici tout un monde de micro-sensations et de micro-perceptions que nous ouvre le contact improvisation. Cette technique montre à quel point la danse est un art trans-sensoriel qui met en évidence notre capacité à être sensible et réactif à une dynamique globale par le fait même que nous recevons et donnons de l’énergie, et que toute la différence — dans le contact notamment —, tiendra à la qualité et à la quantité de celle‑ci, sans quoi il ne pourrait y avoir de réponse du partenaire.

Le vol chorégraphique

À ce moment de la réflexion, nous aimerions exprimer une expérience vécue plutôt inédite : le vol chorégraphique proposé par le danseur et chorégraphe Hervé Diasnas, une expérience de question-réponse énergétique sans contact entre les corps. Hervé Diasnas définit le vol en ces termes :

C’est une pratique singulière qui prend pour modèle les bancs de poissons ou les vols d’étourneaux. Ludique, c’est un travail qui aiguise le sens de l’espace et du déplacement. Il crée une communication de qualité et une forte complicité entre les pratiquants, ce qui en fait une danse de groupe par excellence. Il permet au danseur d’exercer sa maîtrise et de prendre part aux plaisirs qui se dégagent de l’élan commun8.

Le vol est apparemment d’une grande simplicité et d’une grande fluidité, mais c’est une forme très complexe qui demande aux danseurs un sens développé de l’espace. En effet, ceux-ci n’ont pas de repères fixes pour évoluer. Le vol est vraiment à l’image des bancs de poissons, il n’y pas de leader car le groupe est constamment en mouvement. Par conséquent, les déplacements sont omnidirectionnels et le seul fait que le danseur soit rattaché au groupe garantit à l’ensemble une cohésion élégante. Pour cela, le danseur se doit de taire son désir de performance personnel pour se fondre à l’unisson avec les autres membres du groupe. Le groupe apparaît ainsi comme un organisme qu’il s’agit de faire vivre. Le danseur se fond alors dans un mouvement commun. Les spectateurs à l’issue de la représentation peuvent avoir l’image d’une vague allant et venant, manquant de déborder et d’envahir la salle.

Plusieurs éléments renvoient ici au corps énergétique. En danse, ce type de pratique est fondé sur un travail « à l’écoute », étrange terme puisque l’enjeu ici est de se sentir bouger et de sentir bouger, sans se toucher et sans forcément se voir. Nous devons être capables d’être quasi instantanément au même endroit sans savoir d’avance où l’on se dirige. Le dialogue énergétique semble être à la base de ce fonctionnement, les corps se laissent emporter par les autres et les relations s’intervertissent constamment. La pensée rationnelle ne peut à vrai dire pas grand-chose dans cette expérience de mouvement puisqu’elle fait appel à un sens du mouvement qui nous fait ressentir ce que l’autre ressent au même moment. Il s’agit du phénomène d’empathie kinesthésique. Cette expérience du vol demande un temps conséquent de préparation et de mise en état corporel car il s’agit de faire une présentation publique, alors que ce n’est presque jamais le cas en contact improvisation, qui demeure une pratique de studio. Le chorégraphe a mis au point sa pratique du mouvement pour le vol, pratique qui recherche un corps particulier pour aboutir à son esthétique si singulière : « Le travail développe le potentiel énergétique et déploie les capacités corporelles. Des danses spécifiques, sortes de gammes chorégraphiques, sont proposées à cet égard aux participants9. » Le corps du vol est un corps d’énergie, sans démonstration égocentrée, sans théâtralité, il ne travaille que pour « satisfaire à l’élan ». Il se fait « disponible et complice » selon les termes du chorégraphe, comprenons qu’il se donne à lui-même, à l’espace et aux autres. L’énergie est en quelque sorte apprivoisée pour rendre possibles les ravissements qui se dégagent de l’élan commun. Cette pratique cherche à déployer l’énergie potentielle du mouvement afin que celui‑ci soit dense, fluide et puissant. Le corps énergétique a donc grandement à voir avec le vol chorégraphique, puisqu’il devient un seul corps commun au sein duquel l’énergie ressentie est le seul fil conducteur aux déplacements des danseurs. Ce sont donc les variations énergétiques qui donnent une « belle » qualité au vol. Un groupe de danseurs possède un grand potentiel énergétique, il s’agit pour eux, dans le vol, de ne pas « tout lâcher » d’un trait mais plutôt de diffuser dans la durée, pour soi et pour les autres, un flux continu d’énergie régulier et constant. Hervé Diasnas prenait souvent l’image de la cocotte minute sous pression dont la soupape serait partiellement ouverte pour nous décrire ses attentes. Cette image est d’une exactitude remarquable puisqu’elle associe tous les paramètres énergétiques dont nous avons parlé, autant physique que psychologique. Chaque individu du groupe avec son potentiel énergétique et son mode particulier de fonctionnement travaille pour être en harmonie avec le reste des participants. Si l’ensemble des corps s’accorde sur une même ligne énergétique, un même souffle, et un même imaginaire, alors le vol devient véritablement un exercice à l’unisson de chacun pour chacun, il devient enfin une façon inédite d’être ensemble.

Tout comme en contact improvisation, le vol peut ne pas « fonctionner », malgré l’énergie innée que chacun porte en soi ; celle‑ci peut ne pas être connectée au groupe, et c’est sur cette fameuse connexion dont on parle très souvent en danse, que les danseurs travaillent avant le vol. Il s’agit, au cours des entraînements, d’affiner ses perceptions et de s’empêcher de se fier, comme on le fait communément, à la seule perception visuelle. Cette connexion avec soi‑même, avec l’espace et les autres reste cependant une énigme : plus on cherche volontairement à accéder à cet état de disponibilité, moins on le trouve. À un moment, advient cet « état connecté » qui semble jouer sur l’immanence et la transcendance du mouvement, état fragile et jouissif qui procure le plaisir de se sentir vivant « ici et maintenant ».

Les relations entre les danseurs et les spectateurs participent de ce même transport, les spectateurs reçoivent à leur tour cet élan commun, ils dialoguent aussi énergétiquement avec les corps dansants. Cette relation entre les corps est absolument primordiale et constitue une des spécificités de la danse, autant dans le mouvement ressenti que perçu. Hubert Godard parle de « ce mystère », de « cet inconnu » qui « passe au delà du discours gestuel et qui laisse des parts maudites ou énergétiques qui propulsent un désir » (Godard, p. 105).

La combinaison des corps ou la corporéité

Cette réflexion sur le corps énergétique et la danse pose toujours la même question sur le corps, question posée notamment par Roland Barthes, qui répond :

Nous en avons plusieurs ; le corps des anatomistes et des physiologistes, celui que voit ou que parle la science […] Mais nous avons aussi un corps de jouissance, fait uniquement de relations érotiques, sans aucun rapport avec le premier : c’est un autre découpage, une autre nomination. (Barthes, 1973, p. 26)

Il est donc bien sûr question de nomination et de choix terminologique. Comment nommer la complexité du corps et de la danse ? De plus, il semble y avoir plusieurs corps en danse du fait des différentes techniques et esthétiques.

Notre propos a tenté de parler d’un seul corps à la fois, en l’occurrence du corps énergétique, mais on se rend compte que d’autres corps participent, et notamment le corps imaginaire. Le corps, lorsqu’on l’étudie, devient une « notion » qui inclut inévitablement l’imaginaire : « Le corps ne va jamais sans les représentations qu’il a de lui-même. » (Louppe, 2007, p. 61) Le corps est loin d’être une donnée permanente, il combine plus qu’il ne superpose ses instances dans une simultanéité déconcertante pour celui qui tente d’en cerner les instances. D’aucuns, comme Michel Bernard, préfèrent parler de corporéité, terme largement inspiré par les arts du spectacle et notamment par la danse. Pour Michel Bernard, la première spécificité du corps dansant est

sa dynamique de métamorphose indéfinie et l’ivresse du mouvement pour son propre changement : la danse s’offre toujours à nos yeux comme la folle quête d’un corps individuel qui tente vainement, mais incessamment, de nier son apparente unité et identité dans la multiplicité, la diversité et la disparité de ses actes (Bernard, 2001, p. 82).

Cette multiplicité du corps dansant détruit toute représentation du corps comme entité stable, équilibrée et identifiable. Michel Bernard dit du terme de corporéité : « Il est plus souple et il permet d’exprimer que le corps est davantage de l’ordre d’un processus que de l’ordre d’une substance. » (Bernard, 2002, p. 44) La corporéité prend en compte toute l’instabilité du corps, son hétérogénéité et sa multiplicité. Le corps n’est pas envisagé dans sa réalité objective mais dans sa dynamique sensorielle, imaginaire et pulsionnelle. La corporéité nous rappelle qu’il n’y a pas de corps sans expérience singulière et changeante du sujet, et surtout qu’il ne peut y avoir de corporéité sans intercorporéités. Le fait qu’il ne puisse y avoir de corporéité sans intercorporéité, ni de corps sans interaction, est ce qui nous intéresse vivement puisque, au fur et à mesure de notre réflexion, nous avons mis en évidence le phénomène des connexions entre les corps. Le corps énergétique parle du corps d’énergie et surtout de ses relations avec les autres corps et avec l’espace environnant.

« Le processus-corps »

Mais ne peut‑on pas conserver le terme « corps », comme le propose Laurence Louppe ?, « d’abord parce qu’il est simple, avec toute l’élégance que confère la simplicité. Plus lexical aussi, ancré dans la langue. Ancien venant du latin corpus. Neutre. Comme le soma en grec. À la fois l’opacité de l’objet et la respiration du vivant » (Louppe, 2007, p. 57). Nous pensons que nous sommes le même corps, que nous dansions ou non. Mais le corps énergétique nous enseigne que nous avons tous notre « potentiel corps ». La différence tient au fait qu’en danse, on va chercher à prendre conscience de nos sensations, de notre mode particulier de nous mettre en mouvement, de notre tessiture. Le corps du vol chorégraphique et celui du contact improvisation cherchent ainsi à briser les patrons moteurs en proposant un jeu de questions-réponses énergétiques. Il y aurait initialement en fait chez le danseur deux corps, tous deux générés par la pratique :

L’entraînement crée ainsi deux corps, l’un perceptible et tangible, l’autre esthétiquement idéal. Le corps perceptible du danseur se révèle d’abord à partir d’informations sensorielles : visuelles, haptiques, olfactives et, plus importantes que toutes, kinesthésiques. (Louppe, 2007, p. 61)

Ces deux corps dialoguent entre eux tout en s’influençant mutuellement et réciproquement. Ils nous disent aussi que chaque style de danse, chaque chorégraphe ont cherché un « corps spécifique » au moyen d’entraînements précis. Le corps spécifique du vol et du contact improvisation nous semble être précisément un corps d’énergie premier, une espèce d’idéal fondé sur la base commune de l’énergie, comme corps partagé et partageable. Le corps énergétique en danse renvoie directement à la communication non verbale entre les corps et les espaces, et c’est de ce type de corps dont il s’agit toujours en danse mais qui n’est jamais nommé en tant que tel. L’énergie est sans cesse mise en jeu et ce sont ses évolutions, de même que les différentes prises de conscience, qui jalonnent le mouvement et qui font varier les formes et le ressenti que l’on a au sein de ses formes. Le corps énergétique apparaît comme un corps inné, existant à notre insu. Il est un potentiel qu’on recherche et il s’exprime non verbalement mais facilement avec les autres corps. En cela, en danse, il est peut‑être plus proche de « l’Idée » car il semble que c’est avant tout de la prise de conscience d’une connexion possible qu’il émerge ou non.

En danse il est possible de ne pas prendre conscience du corps énergétique à proprement parler, mais c’est de la sensation de connexion entre notre corps, l’espace et les autres qu’il peut émerger. Le corps énergétique en danse n’existe que par cette triade, il est en ce sens un corps-processus. Le corps en danse est plus un système, ou encore un processus existant selon une suite d’états ou d’états simultanés au moment où « ça » danse, au moment où tous les éléments de la triade sont réunis. « Les autres », dans la triade, peuvent être les partenaires dansants, le public, ou même un spectateur imaginaire.

Le corps énergétique apparaît comme l’expression qui contient en elle‑même cette connexion, car il n’y a pas de corps isolé. C’est l’ensemble de ces trois éléments qui constituent le corps énergétique : prise de conscience et attention particulière à nos sensations et à celles des autres par des indices dans les tensions, les détentes, les appuis, et à l’espace en l’embrassant sans le rétrécir et pour qu’il devienne partenaire de la danse. Tout devient alors énergétique et malléable ; l’espace où le corps opère n’est plus celui de la géométrie, mais devient un espace avec des qualités, tout comme le corps en mouvement.

Le grand corps énergétique en danse n’est autre que la conscience que l’on a de notre corps, de celui des autres et de l’espace. Il est alors plus une métaphore qui désigne cette triple connexion. L’idée du corps énergétique en danse nourrit celle d’un corps commun, d’un seul corps qui bouge, tel un système.

Bibliographie

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Barthes Roland, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973.

Bernard Michel, De la création chorégraphique, Paris, Éditions Recherche du Centre national de la danse, 2001.

Bernard Michel (entretien avec), « Le pouvoir du sentir », Enfances & PSY, no 20, Paris, 2002, p. 42‑49.

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De Plee Cathy, « Cours de contact improvisation par Nancy Stark Smith », Nouvelles de Danse, no 46/47, 2001, p. 114‑122.

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Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine la suite, Bruxelles, Éditions Contredanse, 2007.

Muller Johannes Peter, Manuel de physiologie, Paris, Baillière, 1845.

Notes

1 Jean-Georges Noverre (1727‑1810) était non seulement danseur et chorégraphe, mais aussi maître de ballet et théoricien français. En 1760 paraît son ouvrage, Lettres sur la danse et sur les ballets, qui fait de lui un grand théoricien en la matière. Sa démarche théorique visait à faire du ballet un art indépendant, à part entière. Son travail nourrit encore aujourd’hui la réflexion sur l’art chorégraphique. Retour au texte

2 Aristote dans sa Métaphysique (l. IX, ch. 6, 1048b, 8) définit l’énergie (energeia) comme la mise en activité des conditions du mouvement. Retour au texte

3 Johannes Peter Muller (1801‑1858) était physiologiste et ichtyologiste allemand. Il a développé la loi des « énergies spécifiques » des nerfs : un nerf donné n’est réceptif qu’à un seul type de sensation (visuelle, auditive, etc.), et ce en fonction de l’organe auquel il est corrélé. Chaque organe est alors associé à un nombre limité de sensations et demeure insensible aux autres, malgré le fait que les nerfs soient tous du même type et que l’influx nerveux soit aussi de même nature. Les vécus perceptifs dépendent donc de la composition de l’appareil cognitif, les sensations de ce fait ne sont pas de simples reflets de la réalité qui les cause. Retour au texte

4 Rudolf Laban (1879‑1958), danseur, chorégraphe et théoricien austro-hongrois, auteur de Mastery of Movement on the Stage, 1950, trad. La Maîtrise du mouvement, Arles, Actes Sud, 1994. Il a créé le système de notation de la danse le plus utilisé aujourd’hui : la kinétographie. Retour au texte

5 La danse contact improvisation est une technique et pratique de danse qui s’est développée aux États‑Unis dans les années 1970 avec Steve Paxton, rejoint par Nancy Stark Smith et Lisa Nelson. Il faut au minimum deux personnes pour explorer les multiples possibilités d’appuis et de contacts en jouant avec les lois de la gravité et sur les relations établies entre les danseurs. Cette technique se nourrit de pratiques comme le tai chi chuan, l’aïkido, la gymnastique. Elle nécessite la fluidité des rencontres, l’aiguisement des sensations kinesthésiques. Elle développe l’improvisation grâce à la prise de décision, la disponibilité et l’adaptation. Retour au texte

6 Stage proposé par Bernard Molliex, thérapeute psycho-corporel et Sébastien Molliex, enseignant de danse contact improvisation, les 14 et 15 mars 2009 à Divajeu, près de Crest, dans le département de la Drôme. Retour au texte

7 Steve Paxton est un danseur et un pédagogue américain. C’est l’un des membres fondateurs du Judson Dance Theatre (1962) avec Trisha Brown. Depuis 1972, il expérimente et enseigne la pratique du contact improvisation, dont il est l’un des inventeurs. Retour au texte

8 Hervé Diasnas est un danseur et un chorégraphe pédagogue français. Son succès incontesté, Naï ou le cristal qui songe (1983), a fait de lui un danseur à la présence scénique remarquable. Giorgio Agamben lui a consacré un chapitre dans son ouvrage Image et mémoire, écrits sur l’image, la danse et le cinéma, Paris, Desclée et Brouwer, 2004. Hervé Diasnas possède un site internet dont sont d’ailleurs tirées ses citations : <www.diasnas.fr/index.html>. Retour au texte

9 Hervé Diasnas, <www.diasnas.fr/lapratiquehd2.html> (consulté le 12 novembre 2009). Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Marie-Aline Villard, « Corps énergétique et danse », IRIS, 31 | 2010, 107-117.

Référence électronique

Marie-Aline Villard, « Corps énergétique et danse », IRIS [En ligne], 31 | 2010, mis en ligne le 05 octobre 2021, consulté le 02 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2373

Auteur

Marie-Aline Villard

Université Stendhal – Grenoble 3

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