« Et toujours plus bas, chercher dans la citerne du corps. »
Henri Michaux
(Face aux verrous, 1967, p. 74)
« Le yogui occidental manque toujours. »
Henri Michaux)
(Connaissance par les gouffres, 1967, p. 276)
Pour Michaux, le corps est à l’image des mots : un « collant partenaire », une coquille parfois insupportable dont il convient de s’extraire afin d’accéder à une autre vitesse, à un autre savoir — et à un Ailleurs, si longuement espéré. Explorant de façon assidue les ténèbres du corps (« en circulant dans mon corps maudit, […] » : NR, p. 136), son opacité, ses profondeurs et labyrinthes, Michaux n’y trouve qu’un espace véritablement « propre » : le plan mental et imaginaire, où il se sent libre et terriblement actif. Le corps, lourd, paresseux, si peu réactif, n’est pas le corps : « Traîner un landau sous l’eau : les nés-fatigués me comprendront. » (FAV, p. 47) Mis en tension par dix années d’expérimentation d’hallucinogènes, Michaux finit par conquérir un savoir subtil sur le corps visionnaire : le corps est toujours corps-esprit, à la fois nuit terrienne et feu mental de l’imagination. En quoi le corps, dans sa globalité charnelle et mentale, est‑il un avatar de l’énergie chez Michaux ?
Je montrerai ici comment la conception d’une physique de la spiritualité, révélée par les hallucinogènes et reprise sur le plan de la création plastique, implique une conception de la réalité, selon laquelle les sujets entrent en interaction au sein d’un espace plénier et indélimitable où ils interagissent énergétiquement. Je m’attacherai d’abord à exposer les données de cette physique de l’énergie, telle que l’expérimentateur la formule, puis à discerner comment cette physique de l’insubordination détermine à la fois la qualité d’un geste graphique, électrisé, infiniment dynamique, et une posture spirituelle. S’il est difficile de circonscrire avec précision le phénomène énergétique, on peut dire cependant qu’il est toujours relationnel : l’énergie s’inscrit dans une interprétation du monde où les phénomènes subjectifs et objectifs sont inter-reliés et ont une expression et une coloration spécifiques.
Symboliquement, cet itinéraire mené au cœur du corps, dont le début est placé sous le signe de l’imaginaire du feu, accomplissant des stases momentanées de matérialisation « fluidique », se conclut par une ouverture sur l’infini, où l’imaginaire de l’air se métamorphose en celui de l’éther : vide-espace-énergie en expansion. Cette théorie-pratique du corps-énergie, relative à la gestion du feu du corps intérieur, consiste à transformer cette énergie brute en la vastitude-complétude d’un corps spacieux.
Expérimentation et pratique du champ mental : les « visages » multiples de l’énergie
Je partirai de l’univers mental et psychique de Michaux sous l’influence de la drogue, où tous les phénomènes apparaissent comme étant de nature quantique : tantôt corpusculaire, tantôt vibratoire.
L’espace infernalement accéléré par les psychotropes se révèle à Michaux être une extraordinaire centrale d’énergie :
Pris dans un réseau de forces aveugles, […] Pris dans une sorte d’atomisation subite et massive, Shakti d’un dieu inconnu, […] il est passé à dépendre directement d’une station électrique. Pris dans une masse d’énergie pure, inamadouable, aux décharges effrayantes en tout sens. (CPG, p. 238)
Ce fonctionnement à pleine vitesse de l’esprit, à la manière d’un synchrotron1, dévoile la nature quantique du corps-esprit, lorsque le sujet dévale en lui-même et perd tout contrôle, semi-remorque dont les freins ont lâché : « Punctiforme. Espace à points. Toujours à points. La mescaline sera finie lorsque le punctiforme aura passé. » (IT, p. 59) La conscience appartient alors à un champ quantique, où les phénomènes inter-imbriqués (internes/externes, mentaux/matériels) se traduisent par des manifestations énergétiques sur le plan mental, seul lieu réflexif que le sujet conserve de lui‑même : « Autoscopie cellulaire, ou au‑delà du cellulaire où les énergies sont plus perçues que les particules, et où se superposent aussitôt sur un écran les images déclenchées par la pensée suractive. » (MM, p. 73)
Ce dernier, qui jusque‑là se croyait propriétaire d’un corps, capitaine d’un navire, une fois entré dans le tohu-bohu des drogues, subit un effroyable émiettement (« un émiettofatras » : MM, p. 73), une atomisation, un terrible poudroiement où tous ses constituants et sa prétentieuse unité se mettent à perdre toute cohésion. Le corps, à l’instar du moi, se montre sous un jour insoupçonné, perdant ses frontières, troué de toutes parts, prenant l’eau dans l’océan de l’esprit et y sombrant. C’est ainsi que ce « chaudron de pensées se prenant pour homme » (FAV, p. 58) s’avère être en définitive un simple « manchon de forces » (FAV, p. 178)2, c’est-à-dire un emballage de vent qui stabilise provisoirement un paquet d’énergies, auxquelles le sujet s’identifie.
Les événements du corps et de l’esprit se déploient mentalement en une pullulation de points, de grains d’énergie : ce que Michaux croyait être des pensées sont en réalité des forces mentales3, une matière-énergie sans nom qui, sous l’injonction de la conscience coordinatrice, investit la forme d’une pensée. Car le « champ de la conscience » devient un « horrible en-dedans en-dehors » (FAV, p. 192) où l’ex‑sujet, totalement excentré, est soudain contesté par ses pensées minoritaires, ses voix constitutives antérieurement muselées ; son « prolétariat » intérieur, prenant alors de la force, se met à se révolter contre l’autorité, une et souveraine, du roi-sujet, qui est en quelque sorte victime d’une « insurrection psychique » (CPG, p. 239).
Mais le champ de la conscience, appréhendable par des manifestations énergétiques, sonores et visuelles, est lui‑même constamment interruptif, intimement travaillé par des rythmes discontinus : « La pensée montre une frappante et comme électrique discontinuité (au lieu de la continuité et de la liaison qui est le fait et la tendance de la phrase. » (GEE, p. 27) Le mental fonctionne précisément comme sous la tension d’un courant alternatif, lui-même régulé par une sorte de « rhéostat psychique » totalement imprévisible, qui « règle pour moi le quantum de l’excès que je puis encore supporter » (FQSD, p. 98). Du sujet ayant perdu toute cohésion, ne demeure qu’une sorte de « témoin » : « le psychique contemplateur », terriblement éprouvé, « est retranché » (GEE, p. 191) car il ne peut assister lucidement et en continu à toutes les attaques de désagrégation qu’il subit ; sa conscience est elle‑même intermittente dans le champ de ruines nucléaires qu’il est devenu, pilonné sans relâche par une « une bombe d’indiscipline ».
Ce qui reste du sujet apparaît comme « branché » directement sur la centrale atomisante : totalement exposé, sans protection, vulnéré par un impitoyable soleil de l’esprit, il est consumé, « dévoré » par un effrayant foyer énergétique à l’action duquel il ne peut se soustraire :
Mais pour sa luminosité et surtout pour son ardeur très en dedans, en dedans, il est bien sûr un soleil, de la famille des soleils […]. Mais sa surface et son tréfonds bouillonnent d’énergie […]. Sa chaleur (si on la « réussissait ») serait abominable, serait bientôt dévoration. (FE, p. 229)
Il s’agit d’une énergie de l’esprit, proche de la « force psychique » que Michaux reconnaît aux dieux et à certains Indiens, qu’il évoque dans BEA. Il subit alors une « irritation extrême, terrible infini de photons, mais sans lumière […] et […] sans photon » (ER, p. 84), et les images mentales elles‑mêmes sont des avatars de cette « lumière », précise-t-il juste après.
La réalité mentale, faites de particules accélérées, peut aussi se présenter en une série de phénomènes vibratoires, au point que Michaux se demande : « La conscience est‑elle un état oscillatoire ? » (CPG, p. 29) L’onde ainsi ressentie est la « traduction » mentale d’un phénomène organique : « cet ensemble qui ondule et dont il ne m’échappe pas que c’est de mes ondulations qu’ils ondulent tous » (IT, p. 143). Le cinéma mental génère une sismographie, que Michaux parvient à transposer sur le papier — lequel accompagne et enregistre les soubresauts et tremblements de l’être intérieur.
Du reste, cet état oscillatoire de la conscience sub-psychique semble, non pas un état différent de la « ponctuation » quantique, mais le même phénomène perçu sous un autre angle — à l’image de ce que la physique quantique a permis de comprendre de l’univers subatomique. L’abstraite vibration en effet tantôt se fractionne en quanta d’énergie, tantôt se densifie, se matérialise en une ligne, rêveuse ou déchaînée, voire en une houle dévastatrice : le feu se densifie en eau (de feu) et les quanta en lignes (« Lignes, comme des radiations ralenties » : MO, p. 130), exactement comme chez Klee, chez qui une « poudre de points » peut se métamorphoser en une « ligne qui rêve » (PAS, p. 177).
Ainsi il existe une passerelle évidente entre l’expérimentation et la pratique plastique, qui repose sur une interprétation métaphysique de la réalité. Nous y reviendrons.
Quel que soit son aspect, corpusculaire ou ondulatoire, l’énergie n’est jamais neutre ni indifférenciée : elle prend une coloration affective ou émotionnelle. Ce fantastique déploiement de forces dans le corps converge dans le champ visionnaire4 : l’énergie a un visage et agit sous un certain registre, dans un infra-langage — qui est souvent celui de l’hostilité, de la révolte, du « contre ». Par extrapolation, la polarité et l’alternance énergétique prend le visage métaphysique du Mal — le Mal s’avérant être une certaine tonalité métaphysique de l’énergie, qui correspond à un changement, une accélération de tempo du sujet5. Le Mal — qui est « le rythme des autres » — est le visage que prend l’énergie quand, incontrôlable par le sujet, cette dernière l’envahit au point de l’engloutir. L’être scindé, dans sa manifestation désunie et indisciplinée, se présente en effet sous l’aspect de ce que l’on nomme le démon6. Selon ce savoir paradoxal, acquis pendant que le sujet est ballotté dans ce bouillonnant corps-énergie, la demeure fondamentale de l’homme paraît non humaine : un espace-énergie, ouvert aux échanges et aux rencontres de tous les mondes.
Lors de son exploration du monde sub-psychique (« sous chaque pensée, quel plancton ! » : MO, p. 46), Michaux découvre en effet la dimension illimitée de son être et de son corps, qui deviennent une même « peau » mentale, sur laquelle se reflète un monde visionnaire complexe, misérable et miraculeux à la fois. Il en conçoit un nouveau mode de compréhension du monde, qui ouvre « une voie directe du psychisme aux choses » (VPI, p. 13) et réunit, sous une même « équation », la matière, l’énergie, l’espace et le vide. Un « cordon psychique » (CPG, p. 196) rassemble la pluralité du réel, dont l’unicité s’appréhende intuitivement par le sujet, en ce qu’il se (re)connaît alors « comment les choses se tiennent » sous la surface phénoménale.
Les mondes du dehors et du dedans, le sujet et l’objet, ces entités doubles s’éprouvent alors organiquement, accessibles selon une forme de connaissance émotionnelle et interactive : « La table vit de moi, je vis d’elle. » (MO, p. 105) L’univers chambardé du sujet sous drogue devient le lieu paradoxal de la révélation de l’unité des mondes qui entrent en syntonie. Le vide de l’espace s’y appréhende comme un avatar de l’énergie, et l’énergie se présente comme une matière communicante dotée d’un élan intentionnel expressif. L’énergie (de la matière, comme de la pensée), à fréquence rythmique plurielle, est en effet une et indivisible, substance relationnelle subtile, émotionnellement « colorée » : « chaque pensée […] présence unique […]. On eût dit une substance, une métasubstance » (GEE, p. 45). Ainsi, les signes, produits par Michaux selon une pratique artistique singulière, sont de la matière rythmique et cinétique qui, devenue signifiante, est susceptible d’ébranler le contemplateur des signes.
Cette (méta)physique de l’énergie, on le voit, fonde la pratique artistique de Michaux.
Incidences pratiques : l’esthétique comme lieu de conversion de l’énergie
La principale incidence pratique, relative à cet apprentissage de la gestion énergétique interne, concerne l’art et sa méthode de transmission.
Il existe une étrange similitude entre l’expérimentation psychique de Michaux et sa pratique artistique : au cours des épisodes visionnaires, tous les événements, qu’ils soient internes ou externes, sont « traduits » sur l’écran mental ; inversement, le papier est pour Michaux un espace de projection du plan mental, où ces derniers viennent à se déverser et se transposer. Au sein de cet univers, impossible de savoir si l’apparition (la trace) est d’origine mentale ou si les traits sur la toile suscitent ou accompagnent un cinéma onirico-mental, toujours prêt à se mettre en marche.
Cette activité spécifique est au service de l’art, vecteur de tonus et d’élan — tant pour son auteur que pour celui qui en contemple la trace :
L’art est ce qui aide à tirer de l’inertie. Ce qui compte n’est pas le repoussement… mais le tonus. C’est pour en arriver là qu’on se dirige, consciemment ou inconsciemment, vers un état au maximum d’élan, qui est le maximum de densité, le maximum d’être, maximum d’actualisation, dont le reste n’est que le combustible — ou l’occasion. C’est le plus énergétique moyen intérieur dont je dispose […], celui qui me recharge le plus. (ER, p. 64)
En fait, c’est à partir de la physique psychique antérieurement dégagée, que Michaux construit sa démarche esthétique — j’entends : celle où, dessinant, peignant, il se passe des mots, ces perpétuels freins à sa prodigieuse « geysérisation » intérieure (CPG, p. 125) et aux transports imaginaires qu’elle suscite. Mais il existe une surprenante cohérence dans cette œuvre où toutes les anticipations et intuitions se trouvent confirmées par les expérimentations ultérieures. Le monde de l’art — au sens où l’entend Michaux —, constitue la transposition la plus immédiate de l’univers sub-psychique et de ses turbulences expérimentales. Au sein du « monde visionnaire », tout est susceptible de devenir un acte réel et a une incidence sur le sujet expérimental — tout comme les traits et les rythmes, impressionnés sur le papier, sont susceptibles de faire apparition et de retentir sur la psyché du regardeur.
C’est ainsi que, s’intéressant plus tard aux dessins d’aliénés, Michaux se met à les interpréter comme des signes émanant de son propre univers mental : il engage le savoir tumultueusement obtenu sur l’espace du dedans pour comprendre de l’intérieur l’univers du « ravagé ». Il tentera en effet d’élucider la folie comme une panne énergétique, tout en interprétant les traces symboliques laissées par cet humain en déroute, qui a sombré dans la communication obsessionnelle avec son drame interne. La folie apparaît comme un phénomène énergétique, que Michaux met en lien avec l’imaginaire de l’eau océanique7. Le sujet confronté à une « énergie géante » (LR, p. 13‑35), à « une énergie pure », pris dans sa « houle montante », devient un « naufragé » subissant une effroyable « débâcle », d’où il n’émerge plus, dévasté par « la malignité des forces adverses » (LR, p. 18) qu’il n’a pu affronter victorieusement.
Ses dessins témoignent et demeurent une énigme effarante que le « ravagé », par une étonnante nécessité intérieure, semble cependant vouloir transmettre. On comprend la fascination et la compassion de Michaux pour ce grand vaincu, à qui il a été donné de voir les forces de l’esprit dans ses aspects énergétiques déchaînés, auxquelles il s’est retrouvé — souvent irréversiblement — aliéné. Cette analyse et cette interprétation complètent la théorisation que Michaux fait du corps-énergie, en soulignant le parallèle qui existe entre la production et la réception des signes. Un même corps plénier semble l’opérateur de la scène de réception et sert de modèle à la production gestuelle et plastique de Michaux8.
Ce dernier en effet est à la fois convoqué en production et en réception (car l’énergie ne connaît pas de frontières) : une même po(i)étique relie auteur et lecteur autour d’une scène mentale partagée. La main, « trop endoctrinée et tournée vers l’utile » (PAS, p. 78), est un outil culturalisé à l’extrême ; cependant, une fois cette dernière débranchée des modèles d’interprétation incorporés par la culture9 et reconnectée au corps-énergie, la trace, émanant des énergies-émotions non filtrées par les mécanismes de censure, court-circuite la très encombrée « place publique du cerveau » et réactive les mêmes zones ignorées chez celui qui la contemple. L’œuvre, par l’énergie cinétique qu’elle dégage et engage, en excentrant/décentrant le sujet, agit dans le sens d’une réouverture de facultés ensommeillées et amène ce dernier à reprendre contact avec certains aspects méconnus de l’imagination créatrice et participante.
Hormis l’art, subjectivement et objectivement pratiqué, la voie de l’énergie ouvre la compréhension intime de plusieurs territoires connexes, qui autorisent une compréhension alternative du réel : envisageons‑en quelques aspects.
Cette forme d’« art brut » qui est le sien l’amène à une connaissance surprenante : c’est en fait « un concentré d’énergie psychique » (PAS, p. 216) — et non une trace neutre qui puisse s’analyser sur un plan formel ou sémiotique10. Si une trace est toujours agissante (poiétique), c’est parce qu’elle active un « passage » qui relie les individus entre eux, et les individus aux choses, comme au sein d’un organisme plénier, dont tous les individus participeraient — au moins symboliquement. Par ailleurs, parvenant à canaliser l’énergie de la colère, Michaux en fait un « fluide résistant » (PAS, p. 208), apte à provoquer une réaction sur l’autre. Il dégage ainsi une sorte de savoir magique, qui consiste en une « utilisation énergétique de l’ennemi ». Là encore est présupposé une sorte de « cordon psychique » (CPG, p. 196) qui solidarise l’humanité tout entière.
La gestion expérimentale de l’énergie mentale apprend à Michaux à procéder à la « mise en marche du moteur » (EP, p. 8) de celle‑ci : « Grâce au rythme, le mouvement enlève le plus grave de la matière, son poids, sa résistance […] sorte d’antimatière. » (PAS, p. 162) Il en découvre une utilisation singulière, à travers sa pratique de la malédiction et de l’exorcisme : en effet, il réalise qu’une intense répétition d’une image-son, à la manière du mantra, active un processus auto-dynamique qui lui confère une puissance grandissante jusqu’à crever un certain « mur » de la matière : « Il y a un certain seuil, à partir duquel, mais pas avant, une pensée-sentiment compte vraiment et prend un pouvoir. Elle pourra même rayonner. » (PAS, p. 211) Celle‑ci se met alors à passer la barrière de la psyché individuelle, à acquérir la puissance d’un caillou qui viendrait faire son entrée dans sa réalité — à l’image d’une météorite ou des pierres chaudes du Poltergeist, arrivées de nulle part et précipitées contre la porte de l’Adversaire.
Quatrième incidence : parvenu, lors d’un geste mental/plastique, dans l’océan des fluides interpersonnels qui irriguent, à l’image d’un liquide nourricier, le grand corps de l’humanité, Michaux affirme acquérir un toucher subtil, une sorte de sixième sens apte à appréhender une méta-substance, en quoi consiste la texture énergétique de la réalité, « cette infinie matière invisible et compacte, qui fait l’intervalle entre les corps de la matière dénommée telle » (NR, p. 174). Ailleurs, il dit repousser les « embryons de forces », quasi ectoplasmiques, qui se présentent sur un plan imaginal ; ou encore, procédant, dans sa création plastique, à une « réalisation psychique élémentaire » (VPI, p. 13), il réalise que l’humain participe à un monde de formes-substances, dont l’artiste poursuit la création et le dévoilement.
Mais les applications de ce savoir, relatif à la scène mentale, concernent également toute la sphère vitale : passant de l’art à l’art de vivre, Michaux suggère que l’on peut apprendre à utiliser de la même manière l’énergie de ses échecs, haines, insatisfactions ou défaites pour les convertir en une force canalisée — et donc transmutée : « Ton échec est pourtant cela même, qui ne dormant pas, est énergie, énergie surtout. Qu’en fais‑tu ? » (PA, p. 19) L’objectif ultime de ce savoir tiré de l’expérimentation des drogues est de nature spirituelle. Cette façon d’appréhender le corps-énergie peut, avec certaines réserves11, se placer sous les enseignements du tantrisme, préoccupé de son anatomie spirituelle, et dont les chakras, ou centres d’énergie, sont en interaction avec la kundalini, énergie cosmique, transformée dans le corps du yogi en puissance d’éveil : « On se demande si ce ne sera pas ça l’éveil de la kundalini, la force du serpent qui doit s’éveiller […]. » (GEE, p. 197)
Le yogi tantrique en Michaux cache enfin un alchimiste qui travaille à la transfiguration du corps pour en faire un véhicule capable d’évoluer vers l’ultime maison de l’être : « J’avais l’impression d’un espace en quelque sorte primordial, dont l’espace objectif et même celui des autres visions n’eût été qu’un épiphénomène. » (MM, p. 168) Un peu avant ce passage, Michaux le formule encore plus explicitement : « Je venais […] de revenir à ma vraie vérité-patrie-union. » (MM, p. 124) Quelle est donc cette terre communielle, en quoi consiste cette ultime métamorphose du champ énergétique ?
Vers une terre communielle : un corps-espace-énergie interpersonnel
Rien de plus paradoxal chez Michaux que l’espace, qui rend contigus le corps et la scène mentale/visionnaire. Tantôt source d’un indicible malaise (« N’est plus un corps, n’est plus évocable. N’est plus rien, n’est plus qu’un lieu. Et il en est exclu », CPG, p. 181), tantôt devenu aire de la complétude, le corps reçoit l’investiture du sacré :
Il n’y avait plus nécessité de temple […] Espace était mon seul réel […] Quelque chose comme un sacrement, le sacrement spatial […] Espace devenu signe et hymne. […] On reçoit l’espace comme une purification. (GEE, p. 120‑123)
La même difficulté et perplexité de Michaux se retrouve dans l’univers formel, qu’il évoque singulièrement dans Émergences/Résurgences, où il engage une réflexion métapoétique sur son esthétique : « Mais il s’agissait toujours de l’impossible, de rendre le lieu sans lieu, la matière sans matérialité, l’espace sans limitation. » (ER, p. 95) Son projet paraît être de réintégrer un espace non euclidien et sans repère, et de montrer cette voie à d’autres par les chemins de l’art : « Tu rentreras dans l’Espace hors de l’espace. » (PA, p. 49)
« C’est à un combat sans corps qu’il faut te préparer », « combat abstrait qui s’apprend par rêverie » : ainsi débute Poteaux d’angle. Ce combat mental, réalisé sur un plan énergétique du corps, à la manière des techniques chamaniques, autorise la confrontation avec le mal multiforme, avatar de l’énergie non pacifiée. C’est pourquoi les Jours de silence auxquels Michaux s’astreindra dans ses dernières années, et la « contemplation sans mélange » à laquelle il aspire depuis les origines, constituent l’accomplissement serein de ce travail combatif, qui a constitué la plus grande part de sa trajectoire — à laquelle il demeurera fidèle : « Je fais un espace. Et tout y est violent. Et tout y est pour briser ou pour être brisé. Et pour attaquer, pour se défendre en attaquant. C’est pourquoi c’est fou ce que c’est tonique. » (FE, p. 23) L’être vivant n’est pleinement lui‑même que lorsqu’il parvient à devenir un transformateur, à invertir les formes en forces — et inversement, à convertir des forces en formes : « Je mets en route des formes » (PAS, p. 88)12, affirme-t-il, mettant ainsi en lumière la face cachée de son travail d’artiste.
Et c’est là sans doute que veut en venir Michaux : l’homme peut se redéfinir à partir de ce terrain énergétique commun où le corps devient la face cachée de l’esprit sans frontière ; de même, toute matière (et toute trace) est de l’énergie réorientée, qu’il convient de reconnaître d’abord, puis de domestiquer et enfin de transformer. Michaux parvient à apaiser, par la méditation, l’énergie irritée, mais aussi par l’univers des formes auquel il a « abouché » ces forces inapaisées, et dont l’expression, esthétiquement orientée, a permis d’abréagir la virulence. La pratique artistique de Michaux consiste au final à convertir les énergies-émotions afin de « libérer l’espace » (PAS, p. 70) que nous abritons tous au fond de nos cerveaux trop civilisés. Réintégrant ce « vide-substance » (FE, p. 224), qui est énergie relationnelle, il l’identifie comme étant son corps propre et ultime.
Abandonnant la lourdeur terrienne du corps, dans sa pratique méditative, il se fond à ce corps plénier, espace qui est de l’énergie en expansion, un vide qui est complétude, énergie pacifiée ; il se « réinvagine » dans ce giron sacré que l’ego triomphant avait renié, détachant de la sphère sans espace un territoire privé, qu’il s’était attribué comme lieu de son identité. Mais il a fallu qu’il connaisse le très éprouvant « dépouillement par l’espace » (GEE, p. 113) occasionné par les drogues, procédé au « dégagement de plusieurs maisons du corps » (QJF, p. 122), pour pouvoir enfin reconnaître comme « sien » ce « terrain » impersonnel et sans limites, où « la géographie de l’être a changé » (CC, p. 162) et qui a pour nom « Vastitude ».
Michaux convoque cet espace souverain : il refuse alors de se cantonner aux compartiments glauques et insalubres de son être social, de son identité culturellement délimitée et déterminée. Cet être ouvert, désormais doté du sens de l’être ensemble, conteste radicalement l’isolat de la personnalité et la prison du corps privatif : « J’ai quitté la coquille / simple je sors du carcel de mon corps. » (MO, p. 71) Matrice de renaissance, ce « corps », vide de corps, s’avère être un lieu de gestion des énergies fluidiques : à la fois récepteur et convoyeur de forces qui le traversent, vecteur et transformateur des courants de toute nature, il relève d’une physique et d’une physiologie non attestées par l’académie de médecine.
Michaux, comme son Pollogoras (VDP), réalise que la sagesse consiste à se défaire de toutes ses « propriétés » — y compris les symboliques et culturelles, et à se désencombrer radicalement. Toutes les hantises, dont la puissance, concentrée par leur accumulation et les préoccupations dont elles sont l’objet, finissent par asphyxier définitivement l’être. Ainsi c’est la défaite radicale et la vacance de tout savoir qui autorise paradoxalement l’accès au continent de l’Ouvert. Michaux en définitive prend refuge dans l’espace, nouveau Dharma, où les noces du feu du combat et de l’air de la rêverie forment l’éther énergétique de sa méditation13. Ce corps d’énergie subtile qu’évoquent les ésotérismes, fait de l’homme, apaisé par son travail spirituel, une sorte de posthumain, un homme enfin désencombré de l’humain.
La violence tonique, le « combat contre l’espace » ont permis à Michaux de se délivrer de la « perspective de carcan » (PAS, p. 69) dans laquelle la culture nous a façonnés, de se délivrer aussi d’une représentation du corps comme propriété où notre être paraît territorialisé. Cependant, Michaux continue à tirer une énergie vitale inépuisable de son combat imaginaire et de sa création esthétique, qui en est l’expression. Là réside le rôle dévolu à l’art : faire toucher cette zone obscure où grouille l’imagination de la vie, apprendre à connaître les polarités de l’énergie, s’en approcher et convertir la puissance négative des courants émotionnels. L’art de Michaux ne se différencie que peu d’une forme de méditation active, dont l’efficacité ne peut se limiter au plan individuel : car l’art, par ses voies à lui, se donne pour objectif lointain la transformation de l’être social.
L’intermonde d’« énergie en transports continuels » (MM, p. 186), où interagissent l’artiste et le guerrier de la spiritualité, se situe à des années-lumière du savoir institué et de son intelligence étriquée, qui n’est que l’instrument valorisé de la réussite sociale en Occident. En opposition, l’artiste-chamane cohabite avec les forces élémentales et les formes premières. Il œuvre symboliquement de la main gauche (comme il y a un tantrisme de « la main gauche »), car la droite, hypervalorisée dans les pratiques sociales, s’avère symboliquement inopérante sur le plan énergétique.
L’énergie longuement apprivoisée, Michaux l’utilise pour se dégager définitivement des « lieux communs », de la colle des mots et de l’appartenance groupale qui structure la part sociale de notre être au monde. Parvenant au terrain commun du créateur, du magicien et du spirituel, c’est à un nouveau savoir qu’il s’ouvre, impliquant une autre métaphysique et une conception renouvelée du religieux : « C’était donc possible, et pas de pomme, ni de serpent, ni de Dieu punisseur, seulement l’inespéré paradis » (JE, p. 21) ; même Satan, dont il reconnaît, sous drogue, la figure dans certaines images repoussantes ou olfactions immondes, paraît un avatar de cet univers de l’énergie sans forme, mais aux multiples visages.
En définitive, la question du corps-énergie place la littérature à l’articulation des savoirs scientifiques expérimentaux (en troisième personne) et des savoirs magiques ou mystiques (en première personne). Ce point de vue sur un savoir synthétique, qui est aussi un « savoir participant » (MO, p. 130), ouvre de façon décisive la pratique littéraire du côté du champ anthropologique et d’une forme inédite d’épistémologie, dont elle devient un département spécialisé : « Je voudrais avoir fait de la pensée expérimentale. » (PAS, p. 151) Car c’est bien une quête multiforme de savoir (impliquant un contre-savoir, voire un anti-savoir) qui fonde l’entreprise de Michaux, dont l’expérience littéraire, inséparable d’une quête spirituelle authentique, constitue un aspect majeur de sa relation et de sa transmission. L’énergie, dans ce contexte, apparaît à la fois comme la forme et la substance de la transmission, laquelle s’effectue d’un corps à un corps, autant que d’un esprit à un esprit.