Gilles Castagnès, Au fil de l’eau, au fil des textes. Littérature et pêche à la ligne

Grenoble, UGA Éditions, coll. « Ateliers de l’imaginaire », 2021, 289 p.

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Gilles Castagnès, Au fil de l’eau, au fil des textes. Littérature et pêche à la ligne, Grenoble, UGA Éditions, coll. « Ateliers de l’imaginaire », 2021, 289 p.

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Au fil de l’eau, au fil des textes. Littérature et pêche à la ligne est une étude pionnière signée par Gilles Castagnès, spécialiste des réalismes littéraires du xixe siècle. De lecture aisée, cet opus porte essentiellement sur les récits de pêche de l’époque contemporaine (xixe et surtout xxe siècles). L’on apprécie sa dimension sinon plurilingue, du moins pluriculturelle, entre écrivains français (des très attendus Maupassant, Zola et Bosco, aux plus confidentiels Henri Limouzin, René Fallet ou Maurice Toesca, auteur des Rêveries d’un pêcheur solitaire) et apports anglophones (Atwood, Hemingway, Brautigan, John Gierach, Dame Juliana Berners etc.), ainsi que plus marginalement germanophones (l’autrichien Paulus Hochgatterer, cité en traduction). Cette variété littéraire articulée en deux pans principaux — écrivains pêcheurs versus non-pêcheurs (ou pêcheurs occasionnels) — s’enrichit d’excursus cinématographiques, de dessins de presse et de commentaires picturaux sur Courbet. S’il ne constitue pas une étude comparatiste au plein sens du terme, ce livre a le mérite de mettre en lumière un corpus particulièrement méconnu, même si précédemment déjà l’objet des études d’un Jean-Marcel Dubos (Le Bonheur de la Pêche, 2001) ou, sur un plan moins littéraire, d’un Jeremy Paxman (Fish, Fishing and the Meaning of Life, 1995), tous deux largement cités.

L’ouvrage consiste en une exploration raisonnée, organisée en trois parties à la progression très claire. La première s’attache aux représentations littéraires du pêcheur à la ligne, avec une approche typologique des acteurs tant humains qu’aquatiques (chap. 1), puis à un portrait du pêcheur à la ligne qui en rappelle les clichés — un anti-héros bourgeois individualiste et méticuleux — mais aussi l’histoire (chap. 2), enfin à une ouverture sur la question de la place des femmes pêcheuses et écrivaines (chap. 3). Progressant plus profondément vers l’inconnu et le monde de l’au-delà, derrière la surface de l’eau, la deuxième partie étudie les aspects narratologiques de la littérature halieutique, c’est-à-dire les enjeux d’un récit de l’attente, voire de l’anti-événement, cette « narration impossible » du « bonheur de l’instant » (chap. 4), le singulier rapport au temps — passé, présent et futur — du récit de pêche et son ellipse fréquente de la capture, pourtant moment-clé de l’action (chap. 5), ainsi que la question de sa cohérence en tant que genre littéraire à part entière, entre autobiographie, fiction et récit initiatique (chap. 6). La troisième partie, « L’entrée dans le miroir », opère enfin une audacieuse montée en puissance (qui est paradoxalement une plongée), abordant des questions philosophiques soulevées par le genre : sa thématisation singulière du désir et de la finitude (éros et thanatos), de l’origine du monde (chap. 7) à la libido (chap. 8) puis à la mort, entre cruauté, souffrance et danse macabre (chap. 9), et pour finir sa puissance de pensée spirituelle, la pêche relevant par hypothèse d’un « anti-destin » (chap. 10). C’est dire si cette activité, par ses liens avec la nature et la temporalité, sa fluctuation essentielle entre joies et peines, se présente comme particulièrement introspective, voire métaphysique :

Si la pêche, telle qu’elle figure dans la littérature qui lui est consacrée, est beaucoup plus qu’une métaphore de la vie, c’est qu’elle ne se joue pas uniquement sur une surface lisse, sur un monde plan en deux dimensions, mais qu’elle établit un lien direct, charnel, avec la troisième dimension, la profondeur, et que celle-ci est cachée. Seule alors une entrée dans les profondeurs de l’être, une plongée dans l’inconscient, peut faire comprendre que la pêche pour les auteurs n’est pas à l’image de la vie, mais qu’elle est la vie elle-même. Une vie en réduction, une concentration de vie, un échantillon de vie : le lien textuel qui s’établit entre vie et pêche relève en fait beaucoup plus de la synecdoque que de la métaphore. (p. 273)

Entre sociocritique du motif halieutique et narratologie du récit d’une expérience très spécifique, à la fois technique — dotée d’une langue à soi —, intime et spirituelle, au seuil de l’incommunicable, la méthodologie est celle d’un close Reading affranchi des Animal Studies ou des penseurs actuels du vivant1, avec qui l’on peut d’ailleurs regretter qu’aucun lien ne soit esquissé. Plutôt qu’à l’écocritique ou à la zoopoétique (même si cette dernière s’affirme, notamment en référence à Anne Simon), elle emprunte son cadre théorique à la psychanalyse, freudienne plus que lacanienne, ainsi qu’aux travaux de Bachelard (L’Eau et les Rêves) sur la poétique analytique des éléments, ainsi qu’au Derrida de L’Animal que donc je suis. L’étude reste épistémologiquement centrée sur l’introspection humaine et la symbolique de la pêche, les incursions vers une mise en valeur des points de vue des poissons restant rares. Un juste équilibre est trouvé entre les foisonnantes microlectures des pages littéraires — avec d’amples citations qui donnent à lire et entendre les textes — d’une part, et, de l’autre, les éléments de contexte historique et sociologique sur le monde de la pêche en eau douce et ses acteurs.

Les développements sur l’assimilation entre le type de pêche pratiquée et la catégorie sociale du pêcheur sont percutants, avec cette forte implication d’un jugement mutuel hiérarchisant les différents types de pêcheurs. Le cortège est détaillé, du braconnier (parfois noble) au mentor (qui initie le débutant, souvent un enfant), de l’anti-personnage, glouton, paresseux voire sexuellement impuissant (un trait remontant au Roi Pêcheur) au fly-fisherman américain, pionnier mâle blanc qui incarne la conquête de l’Ouest. La sociologie des poissons eux-mêmes est tout aussi convaincante, et comporte un aspect comique très plaisant. Des suggestions remarquables illustrent le mépris (remontant au moins à Genevoix) pour les pêches faciles — et destructrices — à l’explosif ou à la blanchaille, et inversement le snobisme du pêcheur à la mouche sèche, placé depuis le xixe siècle au sommet de l’art halieutique. Si l’on regrette que les remarques portant sur l’impact environnemental de la pêche soient assez minces (ce qui est mis sur le compte d’une « moindre urgence » de ces questions dans les années 90, au prix d’une simplification en fait assez contestable, d’un point de vue résolument écocritique), on ne peut que saluer la finesse des commentaires développés dans l’interstice des riches citations sur la dimension artistique de la pêche, son bonheur fait de sensations, son art du contact, de la touche à l’assiette, et généralement, selon le mot de Norman McLean, cette aptitude du pêcheur à « lire la rivière ».

Notes

1 Si l’on pense par exemple à l’Autobiographie d’un poulpe de Vinciane Despret (Actes Sud, 2021). Le sujet appellerait d’une façon générale une approche plus interdisciplinaire encore, qui couplerait l’anthropologie et l’écologie à la littérature. Return to text

References

Electronic reference

Bertrand Guest, « Gilles Castagnès, Au fil de l’eau, au fil des textes. Littérature et pêche à la ligne », IRIS [Online], 42 | 2022, Online since 19 décembre 2022, connection on 18 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=3042

Author

Bertrand Guest

3L.AM, UPRES EA 4335, Université d’Angers

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