Remerciements
Je tiens à remercier Mme Fabienne Bradu pour la traduction des premières versions de ce texte, Mme Monique Landais pour sa méticuleuse et patiente révision, mes étudiants Teyeliz Martínez, Esteban Pomposo, Daniel Cid pour leur assistance technique et Karina Castañeda, enfin, pour sa soigneuse lecture.
Il existe toute une catégorie de personnages littéraires dangereusement enclins à la transgression, dont les traits semblent hérités de la figure du trickster, très connue dans le domaine de l’anthropologie1. Si au Moyen Âge on pense surtout à Renart, il faudrait aussi considérer tous ces gouailleurs picaresques anonymes des courts récits médiévaux et même des farces, comme Pathelin, ainsi que des bandits comme Robin des Bois ou Eustache le Moine2, sans oublier, bien sûr, les personnages de Tristan et Merlin du domaine romanesque, dont il faudra également tenir compte3.
Le trickster parcourt, en effet, les littératures et les mythologies de tous les temps comme si toutes les civilisations avaient besoin d’un trickster ou joueur de tours. Habile, rusé, polymorphe, bon orateur et superbe manipulateur du langage, ce tricheur ou filou picaresque, dont la personnalité semble constituée de toutes les oppositions et tous les contrastes4, est parfois considéré même diabolique alors que, par ailleurs, il peut représenter un héros culturel qui apporte des éléments essentiels à la société. En fait, en introduisant le désordre dans le monde, le trickster laisse à découvert les contradictions inhérentes à la structure complexe de la société. Si sa remise en question des normes et croyances essentielles de la communauté les renforce par là même, ses transgressions mettent en lumière leurs aspects dérobés ou incongrus. S’il oppose la réalité et l’idéal, c’est pour rappeler que le malpropre et le laid font aussi partie du monde, même s’il est de mauvais goût de le mentionner. Personnage marginal, le trickster est avant tout un médiateur : habitué des seuils, il articule des espaces et des contrastes. Et finalement, son emploi de pièges et de tromperies procure, à maintes reprises, un dénouement comique aux tensions issues des règles. Hermès et Loki parmi les dieux5, ou Ulysse et Renart en littérature, constituent quelques exemples de ce personnage toujours en mouvement, qui se moque si irrévérencieusement de tout, qu’il provoque le rire, même si parfois sa méchanceté devient inquiétante.
On sait que le trickster est contradictoire, ambigu, qu’il change de forme et que ses histoires sont susceptibles de se poursuivre à l’infini, sans jamais connaître de conclusion définitive, ni morale ni littéraire6. En raison de sa vocation d’enfreindre les limites et de renverser les situations, on ne peut pas le réduire à une définition absolue7 ; on doit se contenter d’une classification des composantes principales de son identité qui devrait inclure les éléments suivants8.
Astuce et transgression
S’il est vrai que les tricksters se caractérisent par leurs inclinations transgressives, accomplies grâce à un emploi remarquable de toutes sortes de procédés astucieux, il faudrait préciser que le plus souvent ces infractions aux règles obéissent à la recherche de la satisfaction d’appétits élémentaires (sexe ou nourriture, qui peu à peu arrivent à se transformer en d’autres biens matériels ou argent). Mis à part le fait qu’ils mettent en scène une sorte de loi inéluctable : celle de la victoire du faible contre le puissant ; de la ruse contre la force9, ce qui est remarquable aussi, c’est la nuance festive d’une grande partie de leurs transgressions10. En effet, un incontestable plaisir de duper comme attribut essentiel de nos personnages est évident11. Parfois, ce plaisir malicieux et bientôt gratuit de faire le mal arrive à les rendre méchants et même pervers12, rejoignant parfaitement Loki, Renart et même Robin des Bois ou Eustache le Moine, dont la malignité leur a valu d’être satanisés13.
D’autre part, il faut ajouter que leurs duperies se retrouvent maintes fois ponctuées d’obscénités et de blagues scatologiques. Renart et les protagonistes des fabliaux et des nouvelles ne sont pas les seuls. En effet, plus d’un épisode des tricksters participe de cet esprit de transgression festive qui cultive le comique du « bas du corps14 » décrit par Mikhaïl Bakthine. On y compte l’emploi des vulgarités et des mots crus, ainsi que l’exposition de tout ce qui d’habitude se passe sous silence pour être considéré comme indécent15.
On y associera, de plus, la tendance à exploiter les éléments d’inversion du monde carnavalesque (d’abord par leurs déguisements dont on reparlera. Mentionnons seulement ces constantes apparitions de Merlin en enfant et en vieillard16), mais aussi chaque fois que, renversant les situations à son avantage, le trickster rend floues les frontières de ce qui est permis, ou vrai, ou possible. Ainsi, Renart parvient à convaincre le loup que le paradis se trouve au fond d’un puits où les vertueux doivent donc descendre (branche IV) ; et plus tard, il usurpe le rôle du roi (branche XI), ou participe à un renversement du rituel de la messe17 ; de même qu’il accuse constamment ses ennemis des fautes qui lui sont uniquement imputables à lui seul et à nul autre.
Le penchant pour le renversement se retrouve également dans les textes des tricksters médiévaux qui raillent volontiers les conventions littéraires d’autres genres ou qui, dans leurs diverses réécritures, transforment les motifs ou le ton des récits. Ainsi, dans Tristan le Moine, des données importantes de la légende sont inversées18 : la fausse mort du héros semblerait contre-ponctuer la fin tragique des amants. Dans le même sens, à la dame dont l’amour peut guérir le chevalier mourant — rôle d’Yseut à différents moments de l’histoire — se substitue cet amant dont la réapparition en vie rétablit complètement son amie ; et, en contraste avec la constante séparation des amants, cette fois on force le héros déguisé en moine médecin à rester à la cour jusqu’à ce qu’il ait « rendu la santé » à la reine19. Finalement, les accusations traditionnelles des barons félons contre Tristan seront remplacées ici par de répétitives plaintes funéraires, composées de louanges hyperboliques, qui débouchent sur un roi Marc culpabilisé et repenti d’avoir injustement exilé son « innocent » neveu20.
Pour sa part, Robin Hood, à l’instar de bien d’autres bandits, crée une sorte de société alternative où il rend la justice comme elle aurait dû être rendue, et dont le chef hors-la-loi symbolise le bon roi généreux21. Finalement, Merlin était voué à invertir l’histoire de Jésus en celle du fils du démon, mais il choisit de modifier son destin en se mettant au service de Dieu, ce qui finit par renverser les expectatives de ses créateurs (les diables). Ce n’est pas par hasard, non plus, que celui qui catalyse le dénouement du Roman de Silence soit le mage, lui‑même, dont le rôle de personnage hybride, entre homme sauvage et prophète prestigieux, est paradoxalement celui du redresseur des inversions sexuelles dans cette histoire où tous semblent enfreindre la vérité22.
Toutes ces inversions se rattachent, d’ailleurs, au thème du mystificateur mystifié que l’on examinera plus tard. Pour l’instant il faudrait s’attarder sur la manière dont le trickster amuse en faisant le mal, qui renvoie à un autre trait primordial de la figure ici étudiée : son ambiguïté. Pour mieux l’aborder, il faudrait partir de la condition hybride et liminaire du trickster.
Ambivalence et ambiguïtés
Le trickster comme personnage marginal ou hybride
Puisqu’il s’agit d’un personnage dont l’essence est d’enfreindre les règles, sa propre histoire ou activité semblerait l’isoler des autres23. Tout comme Loki24, Robin Hood, Tristan et Renart ont tous violé les normes de leur communauté, par laquelle ils se retrouvent expulsés, voire persécutés25. Quant à ce dernier, sa marginalité est manifeste dans l’ordre même des récits : la première branche s’occupe du jugement et ce n’est qu’à la seconde que l’on relate les crimes pour lesquels il est jugé. Ce qui indique la volonté de camper, avant tout, le personnage comme hors-la-loi26.
De sa part, Pathelin est un avocat au chômage, également isolé de sa communauté professionnelle. Il en est de même avec les mystificateurs des récits comiques qui, en outrepassant les limites des normes sociales, se situent sur un plan différent du reste de leurs semblables qui, eux, obéissent aux lois.
On ne s’attardera pas sur le mélange humain et animal de Renart : vaillant baron de la cour du lion, le roi, il est à la fois un goupil mort de faim qui dévore sans pitié de petites proies, telles que des poules, tout en chevauchant un cheval et en portant des éperons. Il serait, après Merlin, le cas le plus évident d’hybridisme. Le mage, lui, a été engendré par un démon et une vierge27, fils donc de Satan mais allié de Dieu (grâce à la protection divine que demanda pour lui sa mère), il compte avec des pouvoirs divinatoires à la fois démoniaques et divins. Il naquit, d’ailleurs, avec un corps velu, terreur des sages-femmes, qu’il conservera jusqu’à neuf mois et que l’on reliera à sa facette d’homme sauvage28. Déjà dans la Vita Merlini il adopte ce rôle et depuis Robert de Boron, et à plusieurs occasions (notamment dans l’épisode de Grisandole), le magicien affiche temporairement cette apparence primitive, jusqu’au Roman de Silence où il semble être devenu un véritable homme sauvage — qui déambule par la forêt depuis très longtemps, et dont les habitudes qui l’éloignent de l’humanité sont imposées par « Nurture » contre sa propre « Nature » humaine. Il est significatif que dans ce dernier ouvrage l’on arrive à se demander « … s’il est u hom u bieste29 ».
En tout cas, c’est sa propre nature, comme le déclare ouvertement Merlin, qui oblige le trickster à s’isoler30. Et, en effet, le mage ne restera jamais longtemps en compagnie.
Cette même marginalité répondrait aussi à l’articulation des domaines différents ou opposés effectuée par les tricksters. On a toujours remarqué l’extraordinaire mobilité de cette figure31, qui le pousse à transiter dans différentes dimensions spatiales : tout comme Loki déambulant entre la Demeure des Ases et les sphères des géants et des nains ainsi que dans l’enfer et qui, grâce à des sandales spéciales — analogues à celles d’Hermès — se transporte dans l’air et dans l’eau32. Également nos personnages ne cessent de se déplacer. Et ce n’est pas un hasard si, dans la plupart des cas, pour eux, le bois représente un espace de libération33, qui échappe à la rigidité des lois et des normes morales de la féodalité34. En effet, il s’agit de trajets entre le monde de l’ordre des institutions et des interdits et cet espace naturel, de liberté qui, curieusement, dans le cas de Merlin, serait représenté par la littérature même : ses voyages étant justement destinés aux rencontres avec Blaise à Northumberland, où ce scribe se chargeait de mettre par écrit les faits et dires du prophète que celui‑ci lui dictait au fur et à mesure qu’ils se produisaient.
Le caractère liminaire
La position marginale, alliée à sa mobilité, aide le trickster à aller et venir entre ce monde et l’au‑delà (en tant que psychopompe qui accompagne les âmes dans l’autre monde, comme dans le cas d’Hermès). Ce n’est donc pas par hasard que Renart apparaît comme passeur dans « Renart le Noir » (Martin-XIII, Pléiade-XIV), rôle que détient également Tristan « lépreux » au Mal Pas. Philippe Walter précise que la crécelle du « ladre » reçoit même le nom de tartarie dans le texte de Béroul, ce qui suggère « que la traversée de la Blanche Lande est aussi un voyage dans l’au‑delà » ; de plus, son bâton, lesguêtres et le bonnet de fourrure qu’il reçoit des rois Arthur et Marc, s’associent au caducée, aux talonnières et à la pétase du trickster grec35. L’office de médiation de Tristan se révèle tout autant par sa présence comme porcher dans les triades galloises. Le critique a, en effet, rappelé le symbolisme du cochon pour les anciens Celtes comme animal sacré en communication avec l’autre monde et initié à la science de l’éternité, ce qui rendait aux porchers une dignité druidique, en plus de leur fonction de gardiens des frontières et de la souveraineté des royaumes36.
Dans le cas de Merlin, lui aussi s’associe au cochon37 et à d’autres animaux psychopompes comme le cerf (dont il lui arrive de prendre l’apparence38), mais aussi à l’ours39. Néanmoins, c’est peut‑être son pouvoir oraculaire qui met le mieux en lumière la médiation entre la divinité et les hommes, ainsi que l’articulation du temps40.
À un tout autre niveau, l’occupation d’avocat de Pathelin n’est pas gratuite pour ce qui est de la médiation.
D’ailleurs, de nombreux tricksters mythiques ont « inventé la mort41 » (sans oublier les rapports de Loki à l’enfer42) ; Merlin peut, pour sa part et tout enfant déjà, prophétiser la mort à divers personnages. Il ira même, dans un passage de R. de Boron, expliquer à Uter et à Pendragon comment mourir en bon chrétien43, et s’il ne participe pas à la destruction du Royaume arthurien, il est tout de même capable de prophétiser son effondrement.
Les aspects de cette fonction mythique en rapport avec la mort réapparaîtront dans les parodies des rites mortuaires du Roman de Renart44. Maint personnage des récits comiques et des farces préside aussi à cette sorte de rite burlesque. Il suffit de se reporter à la parodie de confession in articulo mortis que réalise Ciappelletto dans le premier récit du Décaméron, ou à la plaisanterie scatologique du moribond qui lègue un pet à partager entre les douze moines d’un couvent, dans le Conte du Semoneur des Contes de Canterbury, ou encore au délire parodique que met en scène Pathelin lorsqu’il feint l’agonie. On n’oublie pas non plus les nombreux fabliaux et nouvelles dont le ressort divertissant est soit la simulation d’un décès, soit une arrivée au paradis ou en enfer, ou encore la mise en scène de mystérieuses « multiplications de cadavres45 ». Merlin joue aussi avec l’idée qu’on le prend pour mort (à cause de ses subites et/ou constantes disparitions46) et, dans Tristan le Moine, on assiste également à la mort feinte de Tristan et à ses funérailles, contre-ponctuées par les commentaires ironiques, voire cyniques, du héros déguisé qui les contemple d’un air amusé et provocateur47.
C’est également sa liminalité qui permet au trickster d’introduire le désordre dans l’ordre idéal en articulant toutes sortes de contradictions et d’éléments disparates (ce qui est permis et ce qui est interdit). Ce n’est pas non plus par hasard que Tristan a ramené Yseut d’une région distante et, de surcroît, ennemie du royaume de Marc, et que c’est justement par cette dame étrangère, extrêmement belle et inquiétante aux savoirs méconnus48 et aux traits de fée, que le désordre s’infiltre à la cour. Il est également significatif que l’histoire de Tristan, de même que celle de Merlin constituent, en fait, des carrefours de langues et de cultures, où l’on assiste à la confluence d’espaces et de motifs celtiques s’opposant et se mêlant à la fois aux traditions féodales chrétiennes qui essaient de les neutraliser49.
Ce rôle de médiation et d’articulation des contraires propre aux tricksters s’associe également au croisement des genres des récits de nos personnages qui, comme on l’a déjà commenté, parodient volontiers des textes et des valeurs propres aux genres sérieux50. On pourrait signaler également les constantes réécritures de leurs histoires avec des intentions et des tons divers51, et les rapports intertextuels entre les récits des divers personnages qui nous occupent52.
Les allées et venues du trickster, liées à la médiation, nous mènent, enfin, à l’ambiguïté intrinsèque de cette figure : tout en relevant de la transgression, nos personnages fonctionnent comme héros culturels, en même temps que leur ruse peut être utilisée à leur encontre et les convertir en victimes.
L’ambiguïté et les dualités du trickster
On a déjà cité l’énumération faite par Laura Makarius des contradictions qui coexistent dans la personnalité du trickster53. Ainsi en est‑il de nos personnages qui montrent tous un genre d’ambivalence. On vient de mentionner l’hybridisme du trickster, notamment chez Renart, de par sa double condition d’animal aux attitudes humaines, et aussi chez Merlin qui, tout en étant un entremetteur des amours interdits, est à la fois un conseiller militaire dont les premières apparitions littéraires (dans l’Historia regum Britanniae et dans la Vita Merlini de Geoffroy de Monmouth) sont elles aussi partagées entre traditions textuelles et orales diverses54. Il faudrait ajouter qu’une partie de l’aspect carnavalesque des tricksters consiste en leur tendance aux bouffonneries dégradantes, qui offrent un singulier contraste avec les pièges ingénieux qui les caractérisent. En effet, Loki, Renart, et même Tristan et Merlin, souffrent tous de multiples humiliations55.
D’ailleurs, Tristan, héros et tricheur à la fois, a été aussi considéré comme un personnage contradictoire, quelquefois actif, quelquefois passif, surtout dans la version de Thomas56, où il doute constamment et change d’opinion — en fait, dans cette partie, la dualité est plus visible grâce à la multiplication de personnages portant le même nom : il y a en effet deux Tristan et deux Yseut, ce qui rappelle le défi où Loki est vaincu par Logi57. Pour sa part, bien que Robin Hood agisse par la transgression et dans la marginalité, il n’abandonne jamais ses manières chevaleresques et l’on retrouve constamment des allusions à sa courtoisie (« so curteyse an outlawe as he was one » [tellement il était un hors-la-loi courtois58]).
Finalement, on doit rappeler que dans leur célèbre étude sur la mètis, cette intelligence prudente et astucieuse des Grecs, Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant ont souligné le caractère double et ambigu de la ruse comme génie constructeur qui, tout en s’aidant d’une grande habileté, frise tout de même la falsification. En raison de cette ambiguïté, la mètis rend le mystificateur souvent mystifié par ses propres armes59, comme c’est justement le cas du trickster60.
Le trickster mystificateur mystifié
Il s’avère qu’une des limites au génie du trickster est de ne s’autoriser aucune négligence. Il est toujours conscient du fait qu’à tout instant quelqu’un de plus habile que lui peut le rouler et nos personnages en sont la preuve. Notamment lorsque Renart, le champion de la ruse, est humilié à plusieurs reprises par des animaux sans défense et plus faibles que lui, qui ont recours à des tours ingénieux61.
C’est ainsi que Loki, inventeur du filet à pêche, est fatalement attrapé par ce même filet. De leur côté, après avoir eu recours à toutes sortes de mensonges pour cacher la nature de leur relation au roi et à la cour, Tristan et Yseut périssent par une mystification, œuvre d’Yseut aux Mains Blanches, l’épouse de Tristan. Merlin trouve sa fin également quand il est victime d’un sort que lui‑même avait enseigné à son disciple Viviane62. Par ailleurs, Pathelin avait montré à un berger ignorant comment ne pas payer sa dette au drapier, et dans la scène qui clôt la farce le berger se sert du même stratagème pour ne pas payer le truqueur. Finalement, après avoir lui‑même tendu tant de pièges, Robin des Bois tombe dans un piège ourdi par sa cousine, qui le mène à la mort63.
Malfaiteur et bienfaiteur
On sait que Loki rend d’importants services aux Ases. Il leur fournit leurs meilleures armes et leurs plus précieux trésors, comme le navire Skíđblađnir de Freyr ou l’épieu d’Odinn, et c’est grâce à lui que Thor obtient son prodigieux marteau emblématique64. Toutefois, la première description de Loki dans l’Edda de Snorri Sturluson nous peint le pire ennemi des dieux : « Il y a encore, compté parmi les Ases, celui que certains appellent “calomniateur des Ases” et “initiateur des tromperies” et “honte de tous les dieux et de tous les hommes”65. » En effet, Loki mettait constamment les Ases dans des situations problématiques, pour les en sortir grâce à ses ruses.
Le lien évident avec le diabolique des dernières apparitions de Loki se retrouve bien sûr chez Merlin (fils du diable66), mais également chez Renart, surtout lorsqu’il devient magicien à Tolède. Eustache le moine, à son tour, a appris d’un diable les arts maléfiques, lui aussi67 dans cette même ville. Renart, pour sa part, réussit à créer des bêtes monstrueuses, à plusieurs têtes, bruyantes et crachant du feu « avec une telle fureur qu’il semblait que la fin du monde fût arrivée68 », ce qui rappelle les alliés de Loki — et, parmi eux, sa propre descendance monstrueuse69 — lors, justement, de la bataille de la fin du monde contre les Ases. Même si le registre chez Renart est plutôt burlesque, dans ces épisodes les deux tricksters semblent se ranger définitivement du côté du mal. La culture chrétienne aurait ainsi satanisé le trickster à cause de son côté obscur, insoumis, marginal et changeant70. Il faudrait remarquer, néanmoins, que comme Lewis Hyde le précise, le diable, en tant que personnification du mal, ne pourrait point être un trickster de par l’absence d’ambiguïté de sa méchante vocation. Au contraire de Satan, qui est immoral, le trickster est amoral, et incarne « cette grande portion de notre expérience où le bien et le mal sont inextricablement entrelacés71 », ce qui a, sans doute, dû rendre l’Église particulièrement inquiète.
L’une des facettes de cette trame inextricable d’oppositions entrelacées chez le trickster est justement sa fonction régénératrice, impliquée dans ses rapports à la mort. On a cité l’énumération faite par L. Makarius des contradictions qui coexistent dans cette figure, où elle mentionne, entre autres traits, qu’il « introduit la mort à la fois qu’il dispense des médicaments qui guérissent ». En effet, le trickster mythique, associé aux origines, semble jouer un rôle dans la régénération cyclique de la nature, qui fait partie des mythes fondateurs de toutes les cultures. L. Hyde rappelle que la mort de Baldr, provoquée par Loki avec une branche de gui, fait justement référence au cycle de mort-renaissance de la nature72. On retrouvera les traces de cet aspect chez nos personnages littéraires. On a déjà remarqué que la traversée de la Blanche Lande du Tristan lépreux marque une transition temporelle et participe à un rite de renouvellement du temps73. Tout comme Merlin se trouve aussi associé au rythme du temps cosmique (ses apparitions et disparitions sont associées à des périodes carnavalesques de transition où le temps peut se rajeunir, comme P. Walter l’a démontré74). Même Robin des bois, avec son habit vert, pourrait être relié à ces cycles de régénération naturelle75, ainsi que les autres bandits (de par leur association à la forêt76). Renart offre, en outre, la particularité de se montrer pratiquement immortel, comme dans les dessins animés, car aussi pénible soit l’état dans lequel il sort d’un épisode, il réapparaît sain et sauf dans le suivant pour commettre d’autres méfaits, ce qui réfère également aux cycles de régénération du temps77. Même Pathelin se relie à cet aspect, lorsqu’après sa fausse agonie il « ressuscite » pour le jugement du berger. En effet, le récit du passage à une nouvelle vie est une histoire qui ne cesse d’être racontée chez les tricksters78, et qui passe par toutes les transgressions et les licences, ainsi que par la coïncidence de toutes les oppositions. Comme lors du Carnaval, ces récits nous ramènent aux contingences de l’existence et à la rénovation du monde.
D’autre part, le héros culturel est un transformateur qui rend le monde habitable en le libérant des monstres, ou en trouvant des moyens ingénieux de faciliter la vie humaine, tels que le feu ou diverses astuces pour capturer des animaux, comme le filet de pêche inventé par Loki. Tristan protège des royaumes en danger lorsqu’il tue un dragon en Irlande ou qu’il libère le peuple de Marc du redoutable Morholt. Tristan fait, en outre, des apports à l’art de la chasse : il est présenté par Eilhart comme « le premier homme à pêcher à la ligne79 », ce qui le relie à Loki, mais surtout il enseigne aux chasseurs de Cornouailles à préparer la viande des animaux tout juste attrapés. D’autres tricksters, comme Prométhée et Hermès, censés avoir modifié le rituel sacrificiel, se sont occupés de cette significative activité qui consiste à dépecer les bêtes immolées. Il s’agit de l’articulation de ce monde et de l’au‑delà à travers le sacrifice80. Ce n’est donc pas par hasard que pratiquement toutes les versions insistent sur les talents de vénerie de Tristan81.
À un tout autre niveau, Robin des Bois avait établi un modèle de société égalitaire où tout était réparti selon une justice impartiale, et il apparaît aussi en défenseur des pauvres — traits partagés par le « bandit noble » étudié par Hobsbawm82 —, de même que Pathelin vient en aide à un berger pour le défendre du drapier qui l’exploite et le menace devant la loi, contribuant ainsi d’une certaine façon à la défense des misérables face aux puissants.
Merlin, dans son rôle, est détenteur d’un mélange de pouvoirs sataniques et divins, qu’il met, la plupart du temps, au service du royaume : il se charge de faciliter la conception d’Arthur, ce qui mettra fin aux guerres intestines pour le pouvoir et, de plus, il propose la création de la célèbre table ronde, qui réunira les meilleurs chevaliers du royaume en harmonie et concorde et qui, à partir de R. de Boron, se teintera du symbolisme chrétien83. Tous ces bienfaits se superposent au portrait de lubricité démoniaque qui le caractérisera plus tard, le condamnant même à l’enfer84.
Bien qu’il faille revoir, sur ce point, dans quelle mesure les mystificateurs de courts récits comiques — moins complexes que les autres personnages — partagent les bontés du trickster bienfaiteur, il ne faut pas oublier que dans les œuvres où ils apparaissent, la moquerie et les mauvais tours servent souvent à juger des aspects négatifs de la société, ou au moins à mettre sur le tapis ses aspects sales et cachés85. Ce n’est pas en vain que l’on retrouve parmi leurs victimes les membres corrompus ou pervertis de l’Église, tout comme Robin des Bois et les hors-la-loi qui attaquent en particulier les religieux enrichis et les opulentes autorités abusives. De même que Pathelin et Renart qui, tout en ourdissant une duperie, dénoncent les hypocrisies sociales ou bien mettent en cause les procédures de la justice et les mauvais traitements que les pauvres subissent86.
Ainsi apparaît‑il que les spécialistes ont souvent souligné les nombreuses incohérences et les oppositions radicales qui constituent le caractère de l’archétype et rendent difficile sa compréhension, car les images du sot ou du vaniteux, du malicieux et de l’égoïste qui ne cherche qu’à satisfaire ses propres désirs à travers la fraude et la cruauté, semblent incompatibles avec celle du héros culturel. On l’a même considéré comme le résultat de la fusion de deux personnalités différentes87. L. Makarius résout la contradiction en appelant à la notion du nécessaire « violateur de tabous » mythique qui, à travers l’infraction des interdits sacrés, obtient la satisfaction des besoins ou des désirs collectifs d’une communauté (l’exemple canonique en est Prométhée qui vole le feu à Zeus pour le livrer aux hommes, mais la transgression par laquelle Merlin aide à la conception d’Arthur serait aussi un bon exemple88).
L’ambiguïté découlant de cette caractérisation contradictoire n’épargne pas les narrateurs qui admirent la ruse tout en critiquant les méfaits pervers du trompeur89. Tout cela suggère que l’ambiguïté du trickster mythique est beaucoup plus complexe que le simple jeu d’oppositions binaires que la pensée occidentale permet d’entrevoir, ce qui nous empêche de conceptualiser sa multiplicité, si bien exprimée par ses constants changements d’apparence90.
Le trickster polymorphe ou la réalité plurivalente
Une autre caractéristique commune à tous les tricksters est leur polymorphisme. J’irai même jusqu’à proposer que c’est justement le jeu des différentes identités qui permet de mettre en rapport des personnages aussi divers que Merlin, Renart ou Robin Hood et Tristan91.
Renart est peut‑être celui dont les masques sont les plus connus. Il se déguise en teinturier, en jongleur blond (branche Ib), en moine (branche III), en pèlerin (branche VIII), il teint sa peau en noir (Martin‑XIII, Pléiade-XIV), il se fait passer pour un médecin (branche XI), prend la place du roi (Martin-XI, Pléiade-XVI), d’un prêtre (Martin-XII, Pléiade-VI) et devient même magicien (Martin-XXIII, Pléiade-XXIV). Quant à lui, Robin Hood a l’habitude de changer de costume pour semer ses persécuteurs, comme dans la ballade de Robin Hood and Guy of Gisborne, quand il endosse les vêtements de l’ennemi qu’il vient de tuer, ce qui lui permet de sauver Petit Jean92, ou lorsqu’il échange ses habits avec ceux d’un potier (celui‑là lui prête également ses marchandises qu’il vend au shérif sans être reconnu93). Ces stratagèmes sont partagés avec d’autres bandits comme Eustache le moine ou Fouke le Fitz Waryn94. Tristan prend également différentes identités : il apparaît en lépreux pour le jugement ambigu d’Yseut, en marchand à plusieurs occasions, aussi bien qu’en musicien, et surtout comme fou pour pouvoir revoir sa bien-aimée dans les Folies, sans oublier ce chevalier mort — qu’il se charge de défigurer lui‑même — par qui il se fait remplacer, tandis qu’il s’habille en religieux, dans Tristan le Moine. On a souligné l’effet dégradant de la plupart des masques de Tristan95, mais il n’est pas le seul. Apparemment tous les tricksters se permettent allègrement des attitudes et des accoutrements avilissants, qui évoquent leur position marginale96.
À son tour, Pathelin réussit à feindre des maladies diverses : une rage de dents au jugement et un fou délire pendant sa fausse agonie. Mais ses meilleurs déguisements seront justement les différentes langues qu’il est capable de produire durant ce délire hilarant. Ces fausses langues comme masques sont emblématiques de la capacité verbale de tous les tricksters. Par ailleurs, les déguisements et les usurpations d’identités surviennent fréquemment chez les mystificateurs des fabliaux, nouvelles et farces. Même les auteurs de collections d’histoires comme le Décaméron ou les Contes de Canterbury en feront usage en tant que stratégie scripturale, se masquant sous les différents narrateurs des récits de chaque ouvrage97.
Merlin, pour sa part, jouit de pouvoirs de transformation plus sophistiqués, qui l’assimilent par là même aux tricksters traditionnels tels que Loki. Comme tout être primordial mythique, il peut prendre la forme des animaux (il se transforme en cerf et s’associe à l’ours, au loup, au merle, au saumon98), en plus de devenir bûcheron, bouvier ou homme sauvage, et apparaître en enfant ou en vieillard. En fait, le mage semble ne pas avoir d’apparence fixe99. R. de Boron ne donne jamais une description explicite de sa personne et se voit souvent obligé à utiliser une périphrase pour expliquer comment le mage prenait « la samblance en quoi la gent de la terre le conoissoit100 ». De ce point de vue, il est significatif que dans Tristan le Moine, le héros ait choisi d’être substitué justement par un chevalier dépourvu de visage, comme s’il voulait répondre ponctuellement à cette identité, toujours floue, des tricksters.
La distorsion de la réalité que les travestissements facilitent se renforce, le plus souvent, par des actes ou affirmations équivoques et mensongères qui ne sont en fait qu’une manière de masquer la vérité et qui nous mènent au thème suivant.
Le langage et l’aspect formel : astuce verbale et narrations épisodiques
Tous nos personnages se caractérisent par leurs habiletés verbales101 qui construisent des univers inexistants, et parfois enivrants, pour mystifier autrui. La verve séductrice de Renart matérialise du miel ou des rats imaginaires qui, selon ses dires, n’attendent qu’à être dévorés par Brun ou Tibert, victimes tous les deux d’innombrables blessures dues aux paroles truquées du roublard102. Tout comme les arguties langagières de Pathelin (dont le métier, l’« advocacion », rimera avec « trompacion103 »), le rendront célèbre.
Tristan et Yseut, de leur côté, se défendent continuellement des accusations d’adultère grâce à des affirmations équivoques, telles que le serment ambigu, par lesquelles ils nient et affirment leur relation interdite104. Leurs phrases à double sens rappellent les constantes acrobaties et jeux de mots des fabliaux et des nouvelles comiques105, où d’ailleurs la manipulation langagière est l’arme la plus importante. Loki lui‑même se caractérise par des traits d’esprit qui le tirent des embarras que lui occasionnent, sans cesse, ses roueries106. Mais il faut surtout mentionner la Lokasenna, dans l’Edda poétique : duel verbal où les antagonistes échangent des vitupères et s’insultent publiquement à travers d’élaborés distiques rimés. Il faut démontrer le plus d’esprit possible pour riposter et, sans jamais perdre le contrôle ni passer à l’agression physique, dominer verbalement l’autre dans le but de le laisser interdit ; lui faire tourner la tête ; le rendre fou ; et/ou le pousser aux coups107. Tout comme dans les motti du Décaméron et d’autres courts récits, celui qui gagne est celui qui domine la parole, même si les récits de Boccacce comme ceux des Cent Nouvelles nouvelles, ne déploient point l’agressivité blessante de Loki108. En revanche, les sarcasmes que Renart inflige aux personnages de la cour lors du « siège de Maupertuis » ont été comparés à ceux de la Lokasenna109, et parfois Merlin arrive aussi à produire des discours sarcastiques et injurieux (envers Grisandole, par exemple).
De plus, Merlin, tel un prophète, parle en termes obscurs qu’il faut interpréter110 ; il utilise ainsi des énigmes pour faire ses prédictions, comme lorsqu’il indique la triple mort qui attend un certain homme.
Il faudrait aussi mentionner le langage de l’irrationnel dans les jeux fatrasiques de Pathelin quand il feint le délire et que, à l’instar de Renart, déguisé en jongleur étranger, il réalise de comiques combinaisons en différents dialectes pour déconcerter le drapier, ce qui s’apparente aussi au discours chiffré de Tristan lépreux, que l’on a caractérisé comme une véritable sottie111 très liée aux comiques propos à double entente du Tristan « fou » des Folies.
Mainte confusion que le trickster produit se doit à l’usage d’une parole séductrice et volontiers ironique112, dont les entourloupettes verbales et les ressorts rhétoriques exploitent la pluralité sémantique du langage.
On voit donc que l’emploi du langage des tricksters va des simples mensonges ou flatteries aux injures, des phrases oraculaires abstruses aux affirmations à double sens vulgaire, de l’agression verbale à l’irrationnel délirant. Quoi qu’il en soit, sa parole sera presque toujours transgressive. Parfois, par le choix du registre bas, voire obscène, que les textes déploient assez joyeusement : on raille les conventions courtoises de l’emploi de mots choisis, et l’on rabaisse tout, en se réjouissant aux métaphores érotiques et aux allusions plus ou moins indécentes113. Par ailleurs, la transgression des prophéties de Merlin relève du fait même de leur articulation entre le passé et le futur.
Si les tricksters se chargent de brouiller les frontières et déplacent les marques de différenciation entre ce qui est permis et ce qui est interdit, les textes où ils apparaissent donnent voix à tout ce que l’idéologie officielle prétend supprimer, ils nomment les parties défendues du corps, tout comme ils parlent du côté obscur de la nature humaine et de la réalité, de la malignité qui nous habite tous, de nos désirs de fuir des obligations, des aspects ignobles et dégoûtants. On a mentionné que, parfois, les genres mêmes qui mettent en scène le personnage trickster parviennent à représenter, à leur tour, une sorte d’insubordination, d’une part envers la littérature officielle, et d’autre part envers les frontières génériques. À part les fabliaux et les nouvelles, le meilleur exemple serait celui du Roman de Renart qui contrefait presque tous les genres traditionnels de son époque, et qui illustre bien la difficulté que les critiques rencontrent pour délimiter le genre114. Tout comme il n’est pas étonnant que Tristan le Moine transgresse le récit courtois qui semble amorcer l’histoire, en le transformant en une narration au style burlesque qui métamorphose le tout en un texte hybride difficile à définir115.
Un autre trait commun aux récits des tricksters réside dans le fait que tous quasiment se présentent sous forme de courtes narrations racontant une intrigue autonome, susceptible de s’enchaîner à d’autres épisodes. Semblables aux dessins animés auxquels on les a comparés116. En effet, leur capacité à réapparaître sans aucune égratignure pour un nouveau tour semblerait ouvrir leur histoire à une suite interminable d’anecdotes (ainsi en va‑t‑il pour les branches de Renart117, les aventures de Loki118, ou les premières versions de la légende de Robin des Bois, qui ne se conservent que dans des ballades isolées119). Pour preuve, la diffusion des scènes indépendantes de Tristan ou leur insertion dans des textes plus longs. Il s’agit toujours des épisodes narrant les rencontres entre les amants grâce à une nouvelle ruse de Tristan, qui se déguise en ménestrel, en fou, ou se fait passer pour mort et prend l’apparence d’un moine, et même dans les moins trickstériles il chante comme un rossignol ou laisse un message en code secret. Ces épisodes pourraient, en effet, se multiplier sans arrêt, pourvu qu’on les situe intercalés avant la mort tragique des amants120. Chacune de ces scènes, affirme Nancy Freeman Regalado, se clôt sur la séparation des amants et ne conduit à aucun dénouement narratif ; elles constituent « l’articulation thématique du désir insatiable propre aux tricksters ».
Ainsi en est‑il des récits contant les aventures des bandits hors-la-loi, et même de Merlin. Pensons, en effet, aux scènes où il prouve la véracité de ses pouvoirs prophétiques, se moque et rit sans cesse, celles qui le rapprochent d’un trickster. Elles sont constituées de motifs folkloriques (comme la prédiction de la triple mort d’un seul homme, ou celles du décès de différents personnages) et semblent répétitives, plus pour consolider sa célébrité que pour faire avancer l’action. L’épisode de Grisandole, dans la Suite Vulgate (où le mage démontre encore une fois ses capacités divinatoires), peut également constituer une anecdote détachable121. Et dans le Roman de Silence, même si c’est grâce à lui que se produit le dénouement de la narration, dans la perspective de l’histoire de Merlin, son apparition dans le récit pourrait être considérée en fait comme un autre épisode indépendant qui — sans être détachable — ne représente qu’une aventure additionnelle dans une longue vie remplie d’anecdotes semblables (dont on reprend à nouveau les motifs connus des prédictions, des révélations et du rire énigmatique122).
Finalement, il faut mentionner les fabliaux et les nouvelles, où le piège et la duperie sont les motifs principaux d’une brève narration constituée par une seule intrigue, c’est-à-dire qu’elles se présentent sous la forme d’un épisode indépendant qui connut probablement une longue diffusion orale. Même dans le cas de Pathelin, nous retrouvons une farce complexe qui, à l’origine, devait être construite par la superposition de trois farces indépendantes ayant chacune une seule intrigue123.
Un dernier trait nous permettra de conclure. Dans presque tous nos exemples s’impose un discours répétitif. Soit qu’on veuille rappeler ses exploits (Merlin dictant à Blaise124, ou Tristan déguisé, pour se faire reconnaître par Yseut) ; soit pour raccommoder les faits, dans le but de berner quelqu’un, comme chez Renart125 ou dans le court récit, et même chez Pathelin, ou encore, comme dans Tristan le Moine, pour rendre Tristan « mort » plus innocent qu’il ne l’était. Les bandits, enfin, ont une tendance à parler d’eux‑mêmes et de leurs méfaits à la troisième personne126, pour se moquer, mais aussi afin de se montrer encore plus dangereux qu’ils ne le sont. En tout cas, ce qui saute aux yeux est le fait de la construction du personnage127.
En outre, à travers ces récits répétitifs, corrigés ou en troisième personne, ainsi qu’avec chaque masque, il s’avère que le trickster acquiert des traits différents et même contradictoires, qui nuancent sa personnalité de mille visages et le rendent impossible à cerner ou étiqueter. En définitive, il finit par sembler, paradoxalement, toujours pareil (la ruse toujours à portée de main) et toujours distinct (il s’agit toujours d’une nouvelle argutie), mais surtout insaisissable dans sa totalité.
De cette tentative de repérer les traces du trickster dans la littérature médiévale, il ressort que nous nous retrouvons de toute évidence bien loin des mythes d’origine où cette figure occupe un lieu prépondérant bien que marginal. En effet, sans cesser d’être ses évidents descendants, lorsque les personnages littéraires sont confrontés au trickster mythique, ils ont déjà perdu la signification et les fonctions primordiales de celui‑ci128. Le trickster mythique appartient aux origines du monde, avant que ne soient définies les limites entre le bien et le mal, entre l’humain et l’animal ; son hybridisme, ses ambiguïtés, son polymorphisme et même ses malignités, sont difficilement acceptables dans une société rigidement hiérarchisée telle que la société médiévale129, qui ne peut les concevoir sans les sataniser. Ce qui expliquerait les réactions aux aspects inquiétants des héritiers des traits trickstériles, et la fascination mêlée de réprobation de la part des conteurs.
Le cas de Merlin poserait plus de problèmes étant donné sa liaison aux fonctions druidiques et ses rapports aux anciennes divinités Celtes (tout comme P. Walter l’a examiné). S’il est vrai que le prophète-magicien ne montre pas tous les aspects subversifs d’un trickster tel que Renart, il faudrait admettre qu’il est né de la subversion la plus grave qu’on aurait pu imaginer au Moyen Âge, puisque son rôle était, à l’origine, d’introduire le désordre et la malignité dans le monde des humains. En bon trickster il arrivera à déjouer les expectatives perverses de ses créateurs et à servir Dieu. Mais la trace de ses traits subversifs et de son héritage obscur ne disparaissent pas pour autant et finissent par le condamner dans quelques versions. Il n’y a aucun doute que tout en se rangeant du côté de l’Ordre, Merlin n’échappe pas à son destin d’être hybride, ce qui le relie au trickster mythique, avec lequel il partage aussi la ruse, la marginalité, la vocation de médiateur, l’ambiguïté, le polymorphisme et un certain goût, indéniable, pour la transgression.
La figure du trickster constitue une issue aux contradictions de la vie humaine, entre l’exigence de structure et de règles et la nécessité de liberté et de spontanéité ; entre le besoin de satisfaire de façon immédiate les pulsions et désirs élémentaires tels que la sexualité ou la faim, et le maintien de la vie sociale, tout en nous montrant au passage nos propres faiblesses et limites, c’est ce qui le rend à la fois si comique et si touchant130. Il oppose donc à l’idéalisation d’un monde parfait — ou sacré, ajouterait Franchot Ballinger131 — les imperfections et les contradictions humaines dans la réalité complexe du présent132. En nous ramenant aux contingences de l’existence humaine, c’est au besoin constant de transformation pour résister à l’inertie et à la stagnation qu’il fait appel. En plus de remettre en cause les lois et les normes sociales, il nous remet en mémoire que le désordre et la désobéissance sont inhérents à notre réalité. On ne peut pas oublier que dans un grand nombre de codex médiévaux coexistent les textes sacrés et les fabliaux, et que dans maints manuscrits l’obscénité des enluminures va difficilement de pair avec le contenu pieux des textes qu’elles accompagnent. Selon Barbara Nolan133 et Carter Revard134, cela est dû à la tentative de rendre compte de la complexité et de la multiplicité du monde, une façon d’acquérir une idée plus équilibrée et plus exacte de la réalité, au moyen d’un procédé parfaitement conforme au trickster : montrer le revers de la médaille ou, plutôt, une profusion de facettes possibles.
Nous pourrions conclure, avec Georges Balandier, qui a étudié la fonction sociale et politique du désordre à l’intérieur de l’ordre, que mis à part les fonctions rituelles et mythiques du trickster, ses héritiers littéraires évoquent certainement ces « conduites génératrices de crise que l’ordre social refoule ordinairement135 », qui remplacent la transgression réelle par la transgression fictive en mettant la ruse au service d’une fraction de liberté.