L’évolution du mythe de l’abaday ; de l’héroïsme à la violence dévalorisée

  • The Evolution of the abaday Myth; From Heroism to Devalorized Violence

DOI : 10.35562/iris.4000

Abstracts

Traduits de l’arabe au français, les deux romans Pluie de juin de Jabbour Douaihy et Cher monsieur Kawabata de Rachid El-Daïf constituent un témoignage écrit qui nous permet de connaître l’héritage culturel du village Libanais Zgharta. L’écriture de Jabbour Douaihy s’inspire d’un fait historique, le massacre de Miziara qui a eu lieu dans une église. Le mythe héroïque de l’abaday glorifié et déchu à la fois émerge au sein d’un contexte assez authentique dans Pluie de juin. Douaihy présente une image divine positive qui incarne une révolte contre la violence dans un lieu saint. Ce monde héroïque est dévalorisé au sein d’une vision occidentalisée exogène. En fait, El-Daïf condamne la violence en l’associant à l’ignorance, le refus de la modernisation qu’il lie à la résistance d’une figure divine au sein de la conscience collective des villageois.

Translated from Arabic, the novels June Rain by Jabbour Douaihy and Dear Mister Kawabata by Rachid El-Daïf constitute a written testimony that allows us to discover the cultural heritage of the Lebanese village Zgharta. The novel of Douaihy is inspired from a historical fact, the massacre of Miziara which has happened in a church. The heroic abaday myth glorified and dethroned at the same time emerges in an authentic context in Juin Rain. However, Douaihy represents a positive divine figure which incarnates the revolt against violence in a holy space. This heroic world is devalorized by the exogenous westernized vision. In fact, El-Daïf denounces violence that he associates to ignorance, rejection of modernization that he links to the resistance of a divine figure in the collective conscience of the villagers.

Outline

Text

Introduction

Désignant un combattant héroïque, l’abaday, qui apparaît dans l’ouvrage romanesque Pluie de juin de Jabbour Douaihy traduit de l’arabe au français par Houda Ayoub et Hélène Boisson, est complètement absent dans le roman Cher Monsieur Kawabata de Rachid El-Daïf traduit de l’arabe au français par Yves Gonzales-Quijano. Ce personnage mythique, qui appartient au folklore du village de Zgharta développé par ces deux écrivains, est glorifié dans le roman de Douaihy dont la polyphonie revêt un caractère multiculturel. Adoptant une perspective modernisée, El-Daïf, dévalorise la violence en l’associant à l’ignorance et aux dogmes religieux.

Source d’inspiration des deux écrivains, les Zghortiotes sont des chrétiens orientaux auxquels Douaihy accorde une dimension méditerranéenne. El-Daïf, quant à lui, rattache les habitants de son village à une identité arabe. Zgharta est constituée jusqu’à nos jours par des groupes familiaux qui s’entretuaient dans le temps. Le roman de Douaihy est inspiré du massacre de Miziara causé par les agressivités entre deux grandes familles du village, les Frangieh et les Douaihy. Dans ce contexte, l’abaday apparaît comme une figure héroïque combattante qui défend sa famille ou le village en entier au cas où ce dernier est attaqué.

C’est ainsi que ces deux romanciers zghortiotes nous permettent de découvrir un univers assez complexe marqué par l’héroïsme, l’agressivité et la mort qui hantent le passé de leur village situé au Nord du Liban. Dans le roman de Douaihy, le folklore oral constitue un moyen de transmettre les récits du massacre de Bourj al-Hawa inspiré d’un fait historique sanglant qui est « un crime collectif commis en 1957 […] dans l’église Notre-Dame de Méziara » (Rizk-Hanna, 2020, p. 159). El-Daïf, quant à lui, évoque les agressions au niveau familial et social au sein d’une écriture purement fictive.

Héros de l’œuvre romanesque Pluie de juin, Elya revient chez lui suite à un long séjour aux États-Unis pour s’enquérir sur la mort de son père dans la tuerie. Dans le roman épistolaire Cher Monsieur Kawabata, le personnage principal portant le nom de l’auteur Rachid s’adresse à l’écrivain japonais Yasunari Kawabata en lui narrant les récits de la violence qui se déroulent dans son village.

L’écriture de Douaihy se relie au genre folklorique car elle présente le mythe héroïque de l’abaday et le massacre sanglant à travers des récits oraux racontés par huit personnages. Dans le roman d’El-Daïf, les découvertes scientifiques qui sont à la base du progrès moderne déclenchent la violence dans le village au sein d’une opposition antithétique entre deux mondes, celui de la connaissance et celui de l’ignorance. Dans Cher monsieur Kawabata, c’est au nom de Dieu que le conflit éclate entre l’obscurantisme et la modernisation. Dans le roman de Douaihy, le caractère tragique de la violence se trouve atténué grâce aux mythes religieux sacrificiels.

Comment le monde glorifié et sacré de l’abaday se trouve-t-il dévalorisé du point de vue exogène occidentalisé ?

Nous répondrons à cette question au sein d’une étude comparatiste basée sur la méthode suivante : « La synthèse, fruit de la comparaison proprement dite, fera état des convergences, nées du thème ou du mythe dont les œuvres sont le support, mais on n’oubliera pas, ce faisant, les divergences ou les nuances. » (De Grève, 1995, p. 54) L’article comprend trois parties : de la glorification de l’abaday au cycle tragique de la vendetta, le sacré dans le monde de la violence et la violence au sein de l’interculturalité.

Figure 1. – Un abaday zghortiote.

Figure 1. – Un abaday zghortiote.

Image personnelle fournie par l’autrice (droits cédés)

De la glorification de l’abaday au cycle tragique de la vendetta

Nous comparerons les deux romans de Douaihy et El-Daïf en présentant le mythe de l’abaday et la vendetta de point de vue endogène. Le passage de la glorification de la violence à la souffrance collective causée par le cycle interminable de la mort sera évoqué au sein d’un rapport contradictoire à l’héroïsme.

Le mythe de l’abaday

Cette sous-partie sera consacrée à l’analyse de la glorification de l’abaday, de son arme et de la virilité héroïque.

Nous présentons d’abord la définition du terme de l’abaday dans le roman de Douaihy : « Un homme rijjalan, avec un double j ; son pluriel est rjal ou rjil, forme irrégulière, alors que le terme abaday, « le héros », « le brave », qui donne abadayat, pluriel féminin régulier. Le terme a donné naissance à bon nombre de dérivés et de formes verbales, dont rajjala et tamarjala, « agir en homme, faire l’homme, crâner » (Douaihy, 2010, p. 72). En fait, l’abaday est un homme qui se charge de défendre les traditions et la sécurité d’un groupe gouverné par un chef familial ou tribal. D’ailleurs, le sens du suffixe « ay » indique le groupe. Ce dernier perçoit l’abaday d’une façon positive à partir de son point de vue endogène. Mais ce n’est pas toujours le cas du point de vue exogène extérieur à ce groupe.

La gloire de l’abaday sera analysée selon la mythocritique. Ce mythe héroïque se déploie au sein des symboles diaïrétiques du régime diurne. La masculinisation du héros dans le roman Pluie de juin se manifeste à travers l’accumulation de termes en rapport avec la virilité au sein de la définition de l’abaday. On note la récurrence des expressions suivantes le long du roman : « Le silence est un gage de virilité ; or, on était justement à une époque où la virilité tenait le haut du pavé » (ibid., p. 34), « cette grande époque de la virilité » (ibid., p. 73). Cela nous mène à une convergence entre l’héroïsme masculin de l’abaday dans le roman et la citation suivante : « Le prestige du […] combattant […] semble avoir inspiré toutes les institutions de chevalerie, toutes les “sociétés d’hommes” ou de guerriers. » (Durand, 1993, p. 183) Selon Philippe Sellier, « la rêverie héroïque crée presque toujours des figures masculines : le phénomène peut s’expliquer par la supériorité physique, par la situation sociale de la femme jusqu’à une époque récente, par les caractéristiques de sa vie sexuelle et par ses maternités. Plus profondément, il faut envisager l’hypothèse qu’il s’agisse d’une rêverie masculine » (Brunel, 1988, p. 769).

L’évocation du mythe de l’abaday de la part des villageois met en relief la glorification de l’héroïsme masculin. Il s’agit de « la virilité qui maintenant se manifeste dans le symbolisme des armes » (Durand, 1993, p. 181). Dans ce sens, Douaihy excelle dans la présentation de ce contexte social dans son ouvrage romanesque où l’arme « symbole de puissance » (ibid.) qui était dans le temps « l’épée, la cuirasse » (ibid., p. 191) cède la place au revolver. Ce symbole lié à la violence s’intègre au sein de la technologie des temps modernes tout en gardant sa signification archaïque. Dans l’un des passages, on note que le revolver de l’abaday est source de fierté et d’exaltation au sein de la société masculine. Farid, un abaday, est heureux de montrer son arme le Colt 9 à ses amis qui « demandèrent à voir le Colt 9. Ils le tournaient et le retournaient, jouissant de sentir au creux de leur main la large crosse, de refermer leurs doigts dessus. Certains visaient une cible imaginaire puis, laissant retomber la main, hochaient la tête, admiratifs, sans expliquer la cause de cette satisfaction si manifeste » (Douaihy, 2010, p. 38). La glorification du revolver se révèle également dans l’extrait suivant : « Éloge du fusil semi-automatique […] Éloge de la carabine […] Éloge du revolver calibre 12. Leur idole. Éloge des armes de toutes catégories. » (Ibid., p. 251)

L’arme de l’abaday acquiert de même une « acception phallique » (Durand, 1993, p. 179). L’homme domine la femme au lit dans cette scène où il « enlevait son revolver et les deux chargeurs, les posait sur la chaise près de lui. Il l’attrapait par les épaules, elle frémissait de plaisir et fermait les yeux » (Douaihy, 2010, p. 46). L’arme s’associe aussitôt à un rapport sadomasochiste au sein de l’acte sexuel : « Il écume, il rugit, il la mord ; ses doigts laissent des marquent rouges dans son dos […] il la soulève bien haut, il la jette sur le lit, il se laisse tomber sur elle […] Il passe la nuit chez elle, dans le petit village voisin, son revolver à portée de main. » (Ibid.) Comme l’évoque Corinne Morel, « en psychologie, les armes possèdent une polarité masculine et constituent des symboles phalliques par leur forme allongée et pénétrante » (Morel, 2018, p. 94) : ainsi, l’expression « son revolver et les deux chargeurs » connote clairement la forme du sexe masculin, ce qui accentue le lien entre la violence, la virilité et la vie sexuelle dans l’imaginaire de ce village.

Toutefois, cet héroïsme glorifié aboutit au cycle mortel de la vendetta condamné par les deux écrivains Douaihy et El-Daïf.

Le cycle fatal de la vendetta

La vendetta, qui fait partie du monde de l’abaday, se déploie au sein d’une ambiance tragique dans les deux romans.

Du point de vue sociologique, la vendetta peut aboutir à rétablir l’ordre suite à l’éclatement de la violence. En fait, « les représailles ne sont plus conçues seulement comme un acte de justice privée que doit rendre la famille réduite de la victime, mais aussi comme une riposte absolument indispensable pour la réhabilitation de la famille socio-politique, riposte sans laquelle elle risquerait de perdre sa crédibilité » (A. Douaihy, 2010, p. 223). Toutefois, dans le roman Pluie de juin, le tragique se manifeste dans la scène de la mort de Samih, une victime de la vendetta tuée par un abaday qui « tira par trois fois. Les trois balles touchèrent Samih […] Samih ne s’effondra pas sur le sol. Il tomba sur la chaise » (Douaihy, 2010, p. 231). Le verbe tomber accentue la chute fatale causée par le revolver qui devient un moyen de domination existentielle permettant de décider de la mort et de la vie des hommes. Dans ce contexte, le choix de la victime est arbitraire. En fait, la mort de Samih n’est justifiée que par son appartenance familiale.

Cette mort absurde fait partie du cycle interminable de la vendetta qui émerge dans les deux romans Pluie de juin et Cher Monsieur Kawabata : « Les familles […] créent ainsi une tension généralisée qui se répercute tout particulièrement sur les abadâyes et sur les membres les plus engagés des groupes antagonistes, jusqu’à la phase ultime qui est celle de la violence meurtrière. » (A. Douaihy, 2010, p. 222) Les vengeances sanglantes sont évoquées par ces écrivains zghortiotes : « On ne pleure pas tant que le mort n’a pas été vengé, tant que le sang n’a pas lavé le sang » (El-Daïf, 1998, p. 101), « […] nos propres pères, monsieur Kawabata, et leurs descendants, ont passé toute leur existence à se guetter au coin des rues pour s’entre-tuer en un cycle infernal de vengeances. Le sang de la vengeance ne tarit jamais » (ibid., p. 25), « Leurs femmes, plus encore que les hommes, s’acharnaient à réclamer vengeance, exigeant qu’un coup reçu soit rendu deux fois. Parmi elles s’illustraient toutes celles qui avaient déclaré à leurs fils : “Qui tarde à venger son frère se passera de l’héritage de son père” » (Douaihy, 2010, p. 112), « C’est que la terre tourne, et que cette rotation […] entraîne son lot de victimes » (El-Daïf, 1998, p. 23). Le mouvement circulaire de la terre revêt un caractère cyclique qui se rattache à la mort. La valeur symbolique du cycle agro-lunaire évoquée au sein du régime nocturne s’inverse. Il perd sa valeur positive, productive et cède la place à une connotation fatale péjorative. Se manifestant dans les deux romans, le cycle de la vengeance est analysé dans l’ouvrage Le Sacré et la violence : « Tant qu’un individu quelconque cherche à incarner cette violence, il suscite des rivaux et la violence demeure réciproque. Il n’y a que des coups à recevoir et à donner. » (Girard, 1972, p. 202)

Condamnée par les deux écrivains, la vendetta cyclique s’avère destructrice, mortelle et fatale. Cette forme de violence vengeresse ne produit qu’une mort répétitive. Toutefois, au sein de ce cycle sanglant qui domine les deux romans, la naissance d’Elya suite à la mort de son père dans le massacre est un signe d’espoir. Le symbolisme du fils s’associe au cycle de la vie qui s’oppose à celui de la mort, comme « dans l’image du fils ces intentions de vaincre la temporalité sont surdéterminées par les désirs parentaux de perpétuation du lignage. […] le fils est répétition des parents dans le temps » (Durand, 1993, p. 349-350).

Cette lutte face à la mort à travers le symbole du fils ne tarde pas à se sacraliser en s’associant à la résurrection du Christ.

Le sacré dans le monde de la violence

L’interaction entre les religions et la violence est claire dans les deux romans. Inhérent au monde de l’abaday, le sacré atténue la terreur face à la mort. Tantôt défendue par la violence, tantôt source de tolérance, l’image d’un dieu résistant dans l’imaginaire collectif des villageois émerge dans les écrits des deux écrivains.

La mort atténuée grâce aux mythes religieux sacrificiels

Dans cette sous-partie, nous mettrons en relief la fonction du religieux au sein de l’univers héroïque de l’abaday.

Le sacrifice du Christ atténue la violence attribuée au mythe d’Abel et Caïn qui se manifeste dans le roman Pluie de juin : « Et Adam connut sa femme, Eve, qui enfanta Caïn, et elle dit : “Il m’a été fait don d’un homme grâce au Seigneur. Puis elle enfanta à nouveau son frère Abel. Abel fut pasteur, et Caïn laboura la terre. Il advint quelques temps après que Caïn offrit en sacrifice au Seigneur les fruits de la terre, et Abel offrit quelques-uns des premiers nés de son troupeau, et leur graisse. Dieu regarda Abel et son offrande, mais Caïn et son offrande, il ne les regarda pas…”. » (Douaihy, 2010, p. 290-291) Le parallélisme au niveau de la structure de cette phrase mentionnée dans le roman reflète le mimétisme entre ces deux frères qui nous rappellent les deux familles ennemies, les Rami et les Semaani dont l’adversité a entraîné le massacre.

« L’identité et la réciprocité que les frères ennemis n’ont pas voulu vivre comme fraternité du frère, proximité du prochain, finit par s’imposer comme dédoublement du monstre en eux-mêmes et hors d’eux-mêmes, sous la forme la plus insolite, en somme, et la plus inquiétante qui soit. » (Girard, 1972, p. 224) : ce dédoublement se manifeste dans le roman à travers le cadre spatial. Durand lie les symboles diaïrétiques à l’espace : « La cuirasse, l’enceinte fortifiée marquent une intention de séparation, de promotion du discontinu […]. » (Durand, 1993, p. 190-191) Cette citation s’applique au roman où le village se divise en deux quartiers, séparant ainsi les familles ennemies : « Chez nous, cette frontière n’avait pas de nom. Peut-être n’étions-nous pas parvenus à nommer cette ligne fictive qui opposait le quartier des Semaani, du côté sud, à celui des Rami, au nord. Et pourtant, comme un trait en relief parcourant tout le village, elle était parfaitement connue de tous les habitants, qui auraient pu en préciser le tracé dans ses moindres détails, dans toutes ses circonvolutions, et savaient même où elle allait se perdre, au loin, dans un espace neutre dépourvu de toute identité. En vertu de cette ligne de partage entre les deux populations, les Semaani contrôlaient la sortie ouest du village, celle qui menait à la ville, tandis que les Rami, eux, disposaient de la sortie est, en direction des villages de montagne. À eux la plaine du littoral, à nous la montagne. » (Douaihy, 2010, p. 226) Du point de vue géopolitique, « l’implantation de frontières blindées répondrait à l’escalade dans la sophistication de la menace » (Beaulieu-Brossard, 2013).

La séparation spatiale reflète une division claire entre le « nous » et le « eux ». Face à cette dynamique diaïrétique, Samih refuse de quitter le quartier de ses ennemis en incarnant ainsi un esprit synthétique : « Il ne montra nul signe d’inquiétude, semblant se fier à une force secrète qui le protégeait et qui viendrait le soustraire, à titre exceptionnel, au péril commun. » (Douaihy, 2010, p. 227) La quiétude de Samih s’oppose à la crainte des gens qui l’avertissent en disant : « Ils te tueront, Samih ! Ces gens-là n’ont ni conscience ni religion. » (Ibid.) Malheureusement, trois balles mettent fin à la vie de Samih qui devient l’alter-ego du Christ sur la croix grâce aux allusions suivantes : « Le pain qu’il faisait était d’une finesse extrême ; on pouvait l’ouvrir par le milieu en deux couches très fines qui ressemblaient aux tendres hosties de l’église. » (Ibid., p. 220) La connotation christique accordée à cette mort atténue son caractère tragique par le biais de la sacralisation de ce décès.

D’ailleurs, Douaihy accorde aux victimes du massacre de Bourj al-Hawa une connotation christique en faisant d’eux les alter-egos de Jésus, ce qui atténue la terreur face à la mort. D’abord, le cadre spatial du massacre, qui est une église, associe cette mort collective au mythe de la crucifixion auquel l’écrivain fait allusion : « Comme si au prochain tournant, Pierre allait renier Jésus-Christ, son maître, à la porte du mont des Oliviers » (ibid., p. 61), « […] mon père ne nous expliqua pas pourquoi il avait acheté ce revolver […] en l’essayant, lors de la fête de la Transfiguration du Christ, il dut s’arrêter au troisième coup » (ibid., p. 67), « […] beaucoup de gens s’étaient réfugiés dans la sacristie » (ibid., p. 96). La scène la plus touchante est transmise par voie orale à Elya : « Saint Michel a été touché à l’aile par une balle de calibre 14. Et saint Joseph à l’œil. Une balle s’est logée dans le bréviaire que le père Antonios tenait à la main. C’est ce gros livre qui l’a sauvé. » (Ibid., p. 98) C’est ainsi que les statues des saints partagent avec les victimes du massacre leur sort fatal qui revêt ainsi un caractère sacré.

L’horreur de la mort collective perd sa valeur terrifiante pour acquérir une dimension transcendantale. Elle est euphémisée grâce au mythème de la résurrection que certaines victimes partagent avec le Christ : « Ayoub, le gros, le beau parleur, est encore en vie aujourd’hui. Atteint à la bouche et à la cuisse, il fut compté parmi les morts dans l’édition d’Al-Telegraph parue le lendemain. Mais en fait, après avoir perdu beaucoup de sang et passé plusieurs heures dans le coma, il se réveilla. » (Ibid., p. 69) De même, le photographe Davidian risque de périr, mais il ne tarde pas à ouvrir les yeux : « Tout son corps se crispa dans l’attente du coup mortel […] Il pensa à son père, il pensa à sa mère […] Et soudain, le monde s’ouvrit à nouveau. La vie revint. Desserrant les paupières, il vit les rayons du soleil qui entraient par les hautes ouvertures et sentit à nouveau le sang circuler en lui […] Nichan Davidian était toujours vivant. » (Ibid., p. 154) Il s’agit de « la rédemption par le sacrifice » illustrée, dans les Structures anthropologiques de l’imaginaire, par des exemples comme « Hermès, Tamuz, Hercule ou le Christ » (Durand, 1993, p. 351). Donc, Douaihy accorde une valeur positive à l’image divine, au Christ comme aux saints qui sont là pour adoucir l’horreur de la violence.

Du dieu résistant au dieu tolérant

Dans les écrits de Douaihy, le sacré s’oppose aux hostilités fatales, surtout par le biais du thème de l’imploration d’une figure divine condamnant la tuerie. Au contraire, les villageois agressifs dans le roman Cher monsieur Kawabata s’attachent à une image divine menacée par la progression de la science.

Dans le roman d’El-Daïf, la mère du héros se révolte contre la modernisation de son fils en disant : « Les hommes ont besoin de croire en Dieu pour être récompensés de leurs malheurs. » (El-Daïf, 1998, p. 83) Sadeq s’exclame : « Hier, c’est la terre qui est ronde, aujourd’hui, c’est un journal, demain, ce sera Dieu qui n’existe pas ! » (ibid., p. 80), « Tu voudrais que je me mette à croire à autre chose alors que je suis bien près de mourir, sans enfant et sans rien qui garde une trace de moi sur terre ? Je n’ai plus qu’un seul désir, le ciel, et tu voudrais me le faire perdre ? » (ibid., p. 51). De même, la question suivante est posée au professeur scolaire : « Où est Dieu ? lui a demandé un jour un élève. » (Ibid., p. 53) C’est ainsi que l’image divine s’associe dans les écrits d’El-Daïf à une mentalité arriérée qui justifie la violence comme un moyen de défendre un dieu résistant malgré tout dans la conscience collective.

L’image divine tolérante se manifeste également dans le roman Cher Monsieur Kawabata. En fait, El-Daïf fait allusion à la Bible dans son roman : « Sur le point de trancher la gorge de son fils, juste avant que la voix de Dieu ne s’élève, au dernier moment, Abraham souffrait également. » (El-Daïf, 2010, p. 69) Ce mythe accorde de la brutalité à la violence condamnée. En évoquant l’image divine biblique, Anne Soupa déclare dans une entrevue : « Il y a donc de la violence chez Dieu. » (Soupa, 2022) Toutefois, cette image divine cruelle est atténuée car El-Daïf met en relief la tolérance de Dieu grâce à laquelle Isaac reste vivant. De même, dans ce passage du roman, la compassion paternelle envers le fils adoucit la violence subie par ce dernier.

À l’inverse, Douaihy présente dans son roman la quête d’une figure divine juste qui puisse condamner la violence. Ainsi, dans un article de Jabbour Douaihy, le romancier de la vie libanaise (Rizk-Hanna, 2020), on analyse Pluie de juin de la façon suivante : « Les témoins du drame affirment qu’une pluie torrentielle a succédé au massacre. Le Très-Haut aurait souhaiter disperser les meurtriers et freiner la fureur assassine des malheureux habitants de Barka. D’aucuns prétendent que c’était une pluie de grêlons, phénomène insolite au mois de juin, et que Dieu aurait ainsi manifesté sa colère de voir sa maison profanée par un combat fratricide et sanguinaire. La providence divine, évoquée explicitement dans le texte par les termes “celui qui avait envoyé la pluie”, “rien d’autre que le courroux de Dieu”, “la providence divine” (p. 93), ne peut être indifférente à cette explosion de haine et ce déchaînement des instincts. » (Ibid., p. 174) Dans ce contexte, l’expression significative « les dieux regardaient ailleurs » (Douaihy, 2010, p. 91) indique l’absence de la présence divine dans une église où tant de sang a coulé. La quête du regard divin est évidente dans cette expression. Cet œil sacré qui se manifeste dans le mythe d’Abel et Caïn est interprété par Durand comme étant le regard d’un « Dieu témoin, contemplateur et juge, symbolisé par l’œil fameux qui poursuit le criminel Caïn » (Durand, 1993, p. 170) dans le but de faire face à la folie meurtrière.

Toutefois, l’œil de ce dieu tant vénéré n’est pas totalement absent, mais il s’intègre au sein de l’ère de la modernisation technologique. Dans le passage où Elya rencontre le photographe Nichan Davidian, témoin du massacre, la caméra peut être considérée comme symbole spectaculaire puisqu’elle est l’œil technologique qui permet de sauvegarder les souvenirs collectifs. Baudouin, analysant ce qu’il appelle « complexe spectaculaire », montre que ce dernier réunit « voir » à « savoir » (ibid., p. 170), attribuant ainsi à la caméra, œil du photographe, une nouvelle dimension qui fait d’elle un moyen de connaître le passé violent du village. Cette connaissance acquiert une connotation divine puisque la caméra devient l’œil du juge moralisateur qui condamne la violence. Selon Gilbert Durand, il s’agit du « regard, qui selon Désoille, est justement représentatif de cette transcendance psychologique que Freud nomme le “surmoi”, c’est-à-dire regard inquisiteur de la conscience morale […] le surmoi est avant tout […] l’œil de dieu » (ibid., p. 169-170). En fait, les hommes impliqués dans le massacre « n’avaient pas peur des témoins ; ils n’avaient peur ni du procès ni du juge. Ils avaient peur des photos » (Douaihy, 2010, p. 159) qui permettent de dévoiler leur meurtre. Produite par la caméra, la photo constitue la preuve qui permet de reconnaître les meurtriers. C’est ainsi qu’on assiste à la sacralisation d’un appareil technologique qui revêt un caractère divin archaïque. Dans ce contexte, la caméra devient l’œil de Dieu auquel a recours l’homme qui se trouve « humblement conscient de ses limites humaines » (Durand, 2010, p. 609). C’est ainsi que Douaihy choisit d’implorer une figure divine bienfaisante qui puisse renforcer l’homme face à l’absurdité de la violence fatale.

La violence au sein de l’interculturalité

Tout ce monde qui baigne dans la violence et le sacré est refusé du point de vue exogène occidentalisé d’Elya dans le roman Pluie de juin. Dans ce même sens, El-Daïf associe l’agressivité des villageois à leur révolte contre la progression scientifique.

La focalisation exogène d’Elya

Nous nous concentrerons dans cette sous-partie sur l’attitude d’Elya vis-à-vis du monde de l’abaday.

S’associant au folklore, le roman de Douaihy englobe la transmission orale des récits du massacre qui permettent au protagoniste Elya de combler les lacunes au niveau de la connaissance de son identité. Toutefois, l’univers masculin héroïque ne tarde pas à s’écrouler dans les extraits où Elya le libanais occidentalisé prend la parole. En adoptant une perspective exogène, ce protagoniste mène une quête de soi en tentant d’en savoir plus sur la mort de son père dans le carnage. Cette quête se rattache au folklore dont « les contes et les légendes populaires n’ont pas un auteur individuel ; ils courent de bouche en bouche, se classent suivant un certain nombre de catégories universelles, et rien dans leur facture littéraire ne permet de leur attribuer un auteur particulier » (Van Gennep, 1924, p. 15). Cette définition des contes folkloriques est adéquate à la forme que prend la transmission des récits par voie orale dans le roman de Douaihy où plusieurs personnes racontent l’histoire du carnage.

Puisque « le mot folklore a été emprunté à l’anglais : folk, peuple et lore, connaissance, étude » (ibid., p. 9), la connaissance joue un rôle important au niveau de l’interaction d’Elya avec la violence, surtout du point de vue de la psychologie interculturelle. Au début du roman, Elya n’a aucune information concernant la mort de son père comme l’affirme sa mère Kemleh : « Non, je ne t’avais jamais raconté ça avant aujourd’hui, je ne t’ai rien raconté du tout. Avant ton départ, tu étais petit. Ou est-ce juste moi qui te trouvais trop petit pour te raconter ? » (Douaihy, 2010, p. 86) Cette lacune au niveau de la connaissance du passé collectif entraîne un trouble identitaire au niveau du psychisme du jeune homme qui ne cesse de mentir aux gens aux États-Unis en racontant à chacun d’eux une fausse histoire concernant sa vie, son passé et ses origines. L’invention de ces identités diverses reflète une crise dont souffre Elya. En fait, l’homme qui ne connaît pas ses racines finit par s’attribuer des identités mensongères. Ce refoulement identitaire est causé par le refus du monde de la violence.

Comme « le folklore vient ici se relier à ce qu’on nomme la psychologie collective » (Van Gennep, 1924, p. 18), tout en écoutant les différentes versions orales sur le massacre, Elya perd l’identité individuelle qu’il a acquise aux États-Unis pour s’intégrer à nouveau au sein du groupe social formé par les habitants de son village natal. C’est ainsi que la transmission orale des récits évoquant la mort de son père entraîne une quête identitaire. On note l’interaction entre la constitution progressive de la mémoire collective d’Elya et les récits racontés. La polyphonie accorde aux récits oraux une richesse exceptionnelle, en métamorphosant ainsi un évènement historique sanglant en un récit malléable qui se transforme le long du roman. Tout en rassemblant les informations concernant le carnage, le héros du roman serait en train de reconstituer sa mémoire collective.

La connaissance du monde de l’abaday arrache ainsi Elya à son individualisme occidental pour le plonger dans un univers au sein duquel s’épanouit l’héroïsme violent. Toutefois, à la fin du roman, Elya choisit de se débarrasser de cette mémoire collective en oubliant le carnet où il évoque les victimes du massacre de Bourj al-Hawa dans la maison de sa mère avant de voyager aux États-Unis. La majorité de ces victimes, y compris le père du protagoniste principal, sont anonymes dans le texte écrit sur le carnet. En fait, le héros du roman se contente d’écrire des informations permettant de deviner de qui il s’agit. Cet anonymat montre qu’Elya ne veut plus s’en rappeler. Au lieu de rendre tous ces morts éternels à travers son écriture, il préfère les effacer de sa mémoire pour revenir en Amérique. Dans ce sens, la tuerie de Bourj al-Hawa accorde au mythe de l’abaday une connotation négative évoquée par Hoda Rizk-Hanna : « L’horreur en lettres majuscules est servie au lecteur à petites doses quand le discours narratif aborde dans des passages disséminés au gré d’un narrateur scénariste, le terrible déroulement de la tuerie et la cérémonie qui a précédé l’inhumation des dépouilles. » (Rizk-Hanna, 2020, p. 172) Toute cette horreur incite le héros de Pluie de juin à réagir contre la violence en annulant de sa mémoire ces histoires narrées qui le rattachent au monde héroïque de l’abaday.

La violence dévalorisée

Dans Cher monsieur Kawabata, l’ouverture aux connaissances modernes de l’Occident déclenche la violence au village.

Selon El-Daïf cité dans Rachid El-Daïf, Le Roman arabe dans la tourmente de la modernisation, « les problèmes engendrés par les confrontations culturelles ne sont pas de moindre importance que les crises économiques. La violence à laquelle on assiste depuis quelques décennies a probablement pris cette ampleur en raison du développement inouï des moyens de communication et d’information, surtout l’internet » (Ghosn, 2016, p. 172). Douaihy, quant à lui, présente une violence humaniste qui unit Orientaux et Occidentaux par le biais d’une analogie claire entre les villageois violents et les européens corses ou siciliens (Douaihy, 2010, p. 92). Ce romancier accorde un caractère universel aux hostilités en mentionnant des ouvrages cinématographiques où se présente un Occident violent : « L’un d’eux, celui qui ressemblait à Luca Brasi dans Le Parrain — le plus renfrogné et le plus brun de tous — se trouvait avec son père lors de son assassinat. » (Ibid., p. 54) Dans l’écriture de El-Daïf, le contact entre la société villageoise et la modernité est tellement étroit qu’il devient un facteur déclencheur de l’agressivité. Cette interaction n’existe point dans le roman de Douaihy où l’Occident joue un rôle plutôt neutre et distant vis-à-vis des hostilités. Ainsi, Douaihy présente au lecteur une fresque sociale, alors que El-Daïf évoque une transformation progressive au niveau du rapport à la violence en annonçant l’apparition d’une ère culturelle nouvelle.

L’attitude anti-violente s’accentue dans le roman d’El-Daïf où l’arme qui est un symbole de l’héroïsme viril dans le roman de Douaihy s’associe aux ténèbres de l’ignorance. Dans Cher monsieur Kawabata, le symbole du revolver émerge au sein du cadre spatial de l’école : « Lui aussi il est mort. Un jour qu’il était avec nous à l’école, des hommes armés sont entrés. Ils l’ont appelé et l’ont fait sortir […] Une demi-heure après […] nous avons entendu une détonation. Jamil avait reçu une balle dans la nuque. » (El-Daïf, 1998, p. 46) Munis de leur arme, des gens pénètrent l’espace scolaire consacré à l’apprentissage intellectuel. En fait, la violence est causée par un conflit entre la connaissance scientifique et l’ignorance se révélant dans ce passage : « Mon père désapprouvait ce comportement, au prétexte que j’usais l’électricité pour étudier ensuite. Il s’était contenté jusque-là de manifester son agacement mais, avec le déclenchement des hostilités à propos de la rotondité de la terre, il avait choisi la confrontation ouverte et insistait pour que j’éteigne la lumière. Il me contraignait à obéir, même si j’avais encore du travail, ce qui m’obligeait à sortir pour profiter de la lumière publique qui m’était encore permise. » (Ibid., p. 62-63) On note dans ce passage la dichotomie entre la connaissance symbolisée par la lumière et l’ignorance associée aux ténèbres. Cette opposition antithétique déclenche les « hostilités à propos de la rotondité de la terre » ce qui accorde une connotation péjorative aux villageois qui préfèrent les dogmes religieux à la science.

Incarnant l’ignorance et l’obscurantisme, Sadeq déclare : « Comment elle tourne alors la terre ? Maudites soient toutes vos écoles et maudits tous vos maîtres ! » (Ibid., p. 44) Ce refus de la progression scientifique serait la cause de la violence sociale qui constitue le reflet de la violence familiale. L’hostilité de Sadeq qui rejette les découvertes modernes s’associe à l’agressivité de la figure paternelle violente, celle du père de Rachid : « Sadeq savait que mon père était ainsi fait. Il le savait d’autant mieux que c’était son meilleur ami » (ibid., p. 77), « […] je savais que Sadeq parlait à mon père de nos rencontres » (ibid., p. 75). La cruauté du père du héros du roman se manifeste dans l’une des scènes évoquées par le fils : « Sur mes doigts, il a posé le fer rougi à blanc et l’a ôté aussitôt. » (Ibid., p. 67) La violence paternelle s’insère au sein d’un conflit entre les générations opposant les jeunes assoiffés de connaissances scientifiques à leurs parents acharnés à combattre la modernisation.

La violence dans le roman de El-Daïf ne revêt point une connotation héroïque. On assiste alors à la modulation du mythe du cavalier qui s’associe aux valeurs intellectuelles : « Nous étions de preux chevaliers. Nos langues étaient vraiment agiles […] Nous chevauchions le verbe, persuadés de chevaucher l’Histoire. Nous faisions courir l’Histoire à bride abattue. » (Ibid., p. 16) L’arme du chevalier devient le mot, au sein de l’inversion des valeurs héroïques qui passent de la force physique à celle de l’intellect. L’épée du cavalier devient un revolver pour finir par se verbaliser. Pour El-Daïf, c’est le mot qui tue par sa force, sa puissance et son impact sur les gens.

C’est ainsi que le roman épistolaire d’El-Daïf adopte une seule perspective qui est celle de l’homme oriental occidentalisé. À partir de ce point de vue, la violence dévalorisée fait partie de l’être de l’écrivain qui cherche à se distinguer de ses racines. Cette tentative d’échapper à soi, à la violence qui constitue son identité initiale réussira-t-elle ? En fait, elle aboutit à un déchirement schizophrénique qui se manifeste dans ce passage du roman : « Je marchais rue Hamra, à Beyrouth, quand je l’ai vu tout à coup. Sur le moment, j’ai eu l’impression de me voir moi-même. J’ai cru d’abord que je voyais quelqu’un qui me ressemblait beaucoup mais je me suis rapidement rendu compte que ce n’était pas simplement cela. Je me suis dit : c’est donc que je suis devant une vitrine, ou devant un miroir qui me renvoie mon image avec une netteté effrayante… Mais le reflet se dirigeait en sens inverse, avec une démarche différente, des vêtements qui n’étaient pas les miens. Ce n’était donc pas mon image, mais bien moi ! C’était moi que je voyais. » (Ibid., p. 11)

L’émergence du double serait la manifestation d’un trouble causé par le rejet de l’identité traditionnelle au profit d’une modernisation plus ou moins réussie. Plus probablement, le protagoniste avait souffert d’un malaise en apprenant que la terre est ronde à l’école : « Mon cœur s’est mis à battre plus vite. J’ai pâli et j’ai failli me trouver mal […] je ne pouvais plus respirer. J’étais vraiment évanoui. » (Ibid., p. 39) Petit à petit, Rachid s’adapte à la culture occidentale pour finir par défendre les connaissances scientifiques face à l’ancienne génération attachées aux dogmes religieux. L’identité initiale et les croyances sacrées rejetées par le héros resurgissent à travers l’apparition du double qui est là pour rappeler le protagoniste qu’il avait été quelqu’un d’autre dans le passé.

Conclusion

La quête de la vérité menée par Elya permet à ce protagoniste de découvrir le monde héroïque de l’abaday, se dévoilant dans Pluie de juin dans toute sa splendeur et sa terreur. Complètement dégradé dans Cher monsieur Kawabata, l’héroïsme subit une inversion radicale et est rapproché de l’ignorance aveugle et hostile. C’est ainsi que dans écrits d’El-Daïf, la violence se sacralise puisqu’elle vise à défendre Dieu. Par contre, Douaihy oppose l’image divine à la folie meurtrière qui se déchaîne dans l’église. Les mythes sacrificiels, quant à eux, visent à atténuer l’impact de la terreur par le biais de la sacralisation de la mort et le mythème de la résurrection christique.

Ces deux écrivains zghortiotes abordent donc l’interaction entre violence et culture sous deux angles tout-à-fait différents. En présentant le caractère universel de la violence, Douaihy s’oppose à El-Daïf qui semble associer les actes agressifs des villageois au refus des connaissances scientifiques modernes. On peut déduire que l’agressivité meurtrière n’est point inhérente à une culture, mais plutôt à une époque historique précise au sein de laquelle certains peuples deviennent hostiles. La société zghortiote, dont s’inspirent les deux écrivains, se modernise petit à petit tout en rejetant progressivement les valeurs de l’héroïsme au profit d’une évolution qu’il serait intéressant d’analyser à la lumière d’œuvres littéraires déjà parues ou qui seront publiées dans l’avenir. Cette évolution progressive serait le reflet d’une dynamique intellectuelle occidentale. En fait, « la zone intellectuelle et politique où la violence pourrait faire l’objet de prises de positions compréhensives, voire ouvertes, s’est singulièrement rétrécie, un consensus très large s’est mis en place pour la refuser ou la dénoncer » (Wieviorka, 2005, p. 68). Toutefois, l’abaday qui sommeille au fond de l’inconscient collectif de ces villageois peut ressurgir à n’importe quel moment au cas où une certaine menace se manifeste.

La polyphonie dans le roman de Douaihy nous ouvre à plusieurs perspectives culturelles, ce qui attribue au roman Pluie de juin une relativité assez malléable. La violence est tantôt glorifiée, tantôt rejetée. Dans son roman, El-Daïf nous propose une vision unique du monde de l’héroïsme zghortiote. D’ailleurs, l’homme cherche à attribuer un sens à la violence. Ayant recours aux religions et aux idéologies, l’être humain tente de sublimer la violence en lui accordant une dimension sacrée ou dogmatique. Mais en vérité, l’acte de tuer, qui est tout à fait dépourvu de sens, est tout simplement inhérent à la nature humaine au sein de toutes les cultures, toutes les époques et toutes des civilisations.

Enfin, nous proposons de développer l’étude sur l’imaginaire littéraire de Zgharta en abordant le statut de la femme au sein d’un village où la structure sociale patriarcale évolue à peine.

Bibliography

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Illustrations

References

Electronic reference

Mounira Abi Zeid, « L’évolution du mythe de l’abaday ; de l’héroïsme à la violence dévalorisée », IRIS [Online], 45 | 2025, Online since 31 janvier 2025, connection on 17 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=4000

Author

Mounira Abi Zeid

Université Libanaise
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