Bien qu’il soit courant de parler avec certitude du panthéon païen slave, en réalité les informations dont nous disposons sur la grande mythologie slave1 ne nous permettent pas de nous en faire une image claire. Au contraire des mythologies grecque, égyptienne ou scandinave, où les sources sont riches pour élaborer des hypothèses sur l’existence de dieux, de héros, de lieux mythiques, la formation de l’au-delà, le déroulement de la cosmogonie, etc., dans le cas des Slaves nous disposons de très peu d’informations : la base documentaire se compose de moins de vingt sources écrites, dont la plus grande partie concerne les Slaves occidentaux plutôt qu’orientaux ; à cela s’ajoutent différents témoignages archéologiques, principalement des ornements et des tombes (Heretz, 2008, p. 17-18).
En raison de ce manque de sources, il est apparu nécessaire de combler cette lacune en créant une nouvelle mythologie parallèle, basée sur des hypothèses archéologiques et philologiques extrêmes, finissant par être qualifiée de pseudo-mythologie. Cependant, la formation de la mythologie et de la pseudo-mythologie slaves n’a pas suivi un cours linéaire. À différentes étapes, elle a adopté diverses méthodes et approches qui s’alignaient souvent sur le contexte idéologique propre à chaque période. Dans cet article, nous tenterons de brosser, d’un point de vue historiographique, un tableau succinct des diverses tendances dénaturantes qui, comme nous le verrons, ont joué un rôle majeur dans l’étude de la mythologie slave. Tellement influentes qu’en cours de route, elles ont contraint les théoriciens non seulement à rejeter certaines allégations, mais aussi à exprimer de sérieux doutes sur l’ensemble de la mythologie slave telle que nous la connaissons. Et cela dès ses premières phases.
Le modèle gréco-romain
L. Moszyński, remettant en question l’existence d’une ancienne mythologie slave, affirme que « les savants jusqu’à présent n’étaient pas suffisamment critiques vis-à-vis des prémisses des textes médiévaux et ne tenaient pas compte de la convention littéraire de l’époque. Le clergé médiéval, en luttant contre les vestiges de l’ancienne religion slave, l’a présenté selon le schéma qu’ils connaissaient de l’ancienne religion grecque et romaine » (Moszyński, 1992, p. 127 ; Rosik, 2020, p. 23-24). Comme le souligne à juste titre Moszyński, la tendance à créer des théonymes fictifs par le clergé et les chroniqueurs médiévaux apparaît dès les débuts de l’étude des mythes slaves, plus spécifiquement du panthéon slave. Pour atteindre cet objectif, la mythologie grecque antique et romaine a été utilisée comme modèle, structurée en une multitude de sources qui offraient au chercheur potentiel une relative sécurité. Par conséquent, par le biais de l’interpretatio classica, le paganisme slave a été compris et interprété à travers les thèmes communs de l’Antiquité gréco-romaine. Plus précisément, le représentant le plus influent de cette tendance, le prêtre, chroniqueur et diplomate J. Długosz (1415-1480), a tenté de faire correspondre une divinité slave à une ou plusieurs divinités de l’Antiquité gréco-romaine. Parallèlement à cette interprétation gréco-romaine méthodique, Długosz a procédé également à une interprétation chrétienne plutôt attendue (puisqu’il était prêtre), considérant ces divinités païennes comme démoniaques. Cependant, dans quelle mesure cette identification est-elle tenable ?
A. Brückner, dans le chapitre intitulé « La naissance de l’Olympe polonais présumé » de son ouvrage Mythologie slave et polonaise, écrit au sujet de Długosz que :
ayant achevé la topographie physique du pays ainsi que la topographie morale de ses habitants, il lui incombait de parler des temps païens et de leur idolâtrie primitive : quel genre d’idoles les anciens Polonais adoraient-ils ? Le tableau complet de cette préhistoire ne pouvait s’écrire sans ce détail, qui semblait à la fois assez facile et assez difficile. Facile, puisque toutes les idolâtries étaient, après tout, les œuvres du même Satan qui piège les humains dans ses ruses ; car partout c’était pareil ; les idoles grecques étaient les mêmes que les romaines : Athéna-Minerve, Arès-Mars, et donc aussi chez les Polonais, il devait y avoir les mêmes Mars, Pluton, Vénus, Jupiter que chez les Romains, et seuls leurs noms étaient locaux, polonais. C’était facile et simple, mais où trouver ces noms ? Après tout, l’érudit scrupuleux savait à quel point il serait futile de poser ces questions au peuple qui, chrétien depuis cinq siècles, avait renoncé à toutes ces idoles. (Brückner, 1985 [1918], p. 222)
Que Brückner juge avec justesse le chroniqueur polonais du xve siècle ou épuise sa rigueur, le résultat est le même, décrivant largement la réalité. De nombreuses divinités parmi celles qui correspondent aux anciens dieux grecs et romains sont des constructions visant à combler l’écart important avec les autres religions préchrétiennes, principalement la gréco-romaine. Ainsi, Długosz signale dans ses Annales écrites entre 1455 et 1480 qu’« on sait des Polonais que, depuis le début, ils étaient des idolâtres et qu’ils croyaient et honoraient un certain nombre de dieux et déesses, à savoir Jupiter, Mars, Vénus, Pluton, Diane et Cérès » (Matusiak, 1908, p. 2-3).
Brückner remet en question les sources de Długosz en affirmant qu’il a constitué son panthéon polonais en interprétant librement des textes anciens, en particulier des refrains de chants rituels, basés sur la tradition folklorique. Ce point de vue a généralement prévalu (Brückner, 1892, p. 161-191; voir aussi Znayenko, 1980, p. 32-33). Długosz a adopté une approche similaire avec plusieurs divinités apparemment fictives, telles que la déesse de la mort et équivalent de Pluton, Nya (Zochios, 2019, p. 71-73), la déesse du mariage et équivalent de Vénus, Dzidzilela (Kolankiewicz, 1999, p. 425), ou la célèbre déesse de la guerre, équivalent de Mars, Lada (Lydko, 2002).
Sous l’influence de Długosz et dans un climat de volonté généralisée de créer une mythologie basée sur la gréco-romaine déjà existante, les correspondances douteuses entre les divinités grecques et romaines antiques et les divinités slaves se sont poursuivies pendant le « siècle d’or » de la Pologne. Le chroniqueur, historien, médecin et alchimiste M. Miechowita (1457-1523), acceptant la description des dieux polonais de Długosz, fournit sa propre version toujours passée au prisme de l’interpretatio classica : « Jove, ils l’ont nommé Jessa dans leur langue. Mars, ils l’ont appelé Léda. Pluton s’appelait Nya. Vénus, ils l’ont nommée Dzidzililya. Le nom de Diana était Dzeviana. Cérès s’appelait Marzana. » (Znayenko, 1980, p. 197) Lada, sans aucun critère essentiel mais uniquement en raison de la similitude phonétique, a été ici associée à Léda. De même, selon l’évêque, humaniste, diplomate et historien polonais M. Kromer (1512-1523), « les Polonais et les autres nations slaves ont honoré comme des dieux à leur manière Mars, Pluton, Cérès, Wenera (Vénus), Diane en les nommant Jessa, Lada ou Ladon, Nya, Marzana, Zezylia, Ziewonia » (ibid., p. 198).
L’influence de Długosz se manifeste précisément dans le fait que des écrivains ultérieurs reproduisent les théonymes que le chroniqueur polonais semble avoir inventés. Le secrétaire royal, poète et historien J. Bielski (1540-1599) mentionne, par exemple, des divinités telles que Dzidzilia et Nia : « Ils appelaient cette idole Marzana comme si c’était le dieu Mars. Tout comme Ziewanna était Diane et Dzidzia était la déesse Vénus […] De même, Długosz écrit ceci qu’à Gniezno il y eut longtemps une église de la Sainte Nia. » (Ibid., p. 41) En même temps, les auteurs ci-dessus et d’autres qui ne mettent pas en parallèle les divinités slaves et les gréco-romaines, à l’instar de Długosz, procèdent à une diabolisation des divinités slaves qui satisfait évidemment leur position idéologique et théologique. Ainsi, le prêtre jésuite J. Wujek (1541-1597) mentionne que « notre Pologne était autrefois couverte de ténèbres lorsqu’elle vénérait, au lieu du Dieu vivant et légitime, toutes sortes de démons [tels que] Jesses, Ladas, Nyas, Marzannas, Ziewannas, Zyzylas, Zywies… » (Hernas & Hanusiewicz, 1995, p. 77).
Des constructions similaires de théonymes parmi les représentants de la littérature slave ancienne se retrouvent également dans d’autres regions. En Bohême, par exemple, le chroniqueur bohémien W. Hajek écrit à la même époque la célèbre Chronique tchèque (1541). Ce travail a été la principale source de la conscience historique et nationale tchèque jusqu’à la fin du xviiie siècle, lorsque de nombreuses erreurs et fabrications qu’il contenait ont été reconnues. Parmi ces constructions possibles figurent les divinités Krosina, Krasatina, Klimba, pour l’existence desquelles il n’y a aucune base scientifique, car les noms ne sont répétés nulle part ailleurs auparavant (Mihaljov, 2021, p. 116). Plus tard, à la suite de la logique de Hajek, P. Stránský, J. J. Středovský et J. Papánek ont ajouté leurs propres versions de divinités nouvellement créées, telles que Chasoň, Ladoň, Zeloň, Živěna, Nočena, Krasopaní Hladolet, Merot, Radamas (Niederle, 1916, p. 166). Parmi les noms ci-dessus, certains sont d’origine slave, probablement des constructions basées sur des coutumes et des traditions folkloriques, tandis que d’autres sont des constructions basées sur la correspondance avec des modèles gréco-romains, tels que Radamas (du fils de Zeus et d’Europe, Rhadamante) (Váňa, 1990, p. 101).
Sur la base de ce qui précède, on observe une tendance générale, principalement au cours du xvie siècle, à créer de nombreuses fausses divinités souvent basées sur des coutumes populaires (voir l’exemple de Nya et de Morana-Marzana), qui s’accompagne souvent d’une correspondance arbitraire avec des versions grecques et romaines. Cette correspondance aux normes de l’interpretatio classica se justifie par le rôle décisif qu’a joué l’éducation classique dans la formation des lettres slaves, et en aucun cas on ne décèle les mêmes intentions que celles qui ont motivé l’étude de la mythologie slave au xixe siècle. Dans bien des cas, d’ailleurs, les divinités fabriquées servent à alimenter les débats théologiques imposés par l’interpretatio christiana, puisque les auteurs de la plupart des textes sont soit membres du clergé, soit de formation chrétienne. On est donc encore loin du concept de la « continuité » qui émergera au xixe siècle, et qui acceptera le paganisme comme partie intégrante d’un continuum culturel et redéfinira la recherche mythologique2.
La reconstruction sur une base folklorique
Les théories pseudo-mythologiques ont continué à se développer au cours des siècles suivants3, mais ont culminé au xixe siècle. La principale raison en est la montée générale du patriotisme dans l’espace européen à la suite de la création d’États-nations et de l’émergence de mouvements nationalistes cherchant à former une identité nationale bien définie. L’étude de la mythologie était d’ailleurs un champ fondamental de recherche de l’identité nationale, répondant aux besoins des chercheurs qui y identifiaient soit un champ de mise en valeur du passé glorieux des ancêtres, soit, lorsqu’ils comparaient cette mythologie aux croyances du présent, la preuve d’une continuité entre passé et présent.
Dans le cas des nations slaves, les mouvements culturels dominants du slavophilisme et du panslavisme4 remontaient dans le passé jusqu’à retrouver un moment d’unité nationale dont le souvenir vague subsistait avant que la dispersion des tribus slaves n’ait eu lieu, et ils souhaitaient voir renaître l’ancienne unité (Gajda, 2013, p. 45). Si un tel moment historique devait être identifié, il se situerait clairement avant l’adoption des diverses formes de christianisme par les nations slaves (ibid.). Par conséquent, une partie de l’intelligentsia s’est tournée vers la religion et la mythologie ancienne5, ce qui n’a pas été facile en raison du manque de sources. Face à l’absence d’une mythologie « nationale », les représentants du champ folklorique nouvellement établi se sont tournés vers l’étude de la culture populaire. Pour cela, ils ont considéré que, dans les croyances et coutumes les plus récentes, il y avait des survivances de l’Antiquité, assurant ainsi une continuité désirée.
En Russie, les motivations nationales étaient déjà évidentes dès la phase préscientifique de la folkloristique6. En particulier, dans les années 1830-1840, une partie importante de l’intelligentsia russe soutenait les idées promouvant les principes de l’orthodoxie, de l’autocratie et de la nationalité, qui avaient le soutien du gouvernement. Ces idées ont influencé I. M. Snegirev (1793-1868), I. P. Sakharov (1807-1863) et A. V. Tereshchenko (1806-1865), qui ont formulé leur approche des sources et du matériel folkloriques. Cependant, ces positions ont été contestées par les folkloristes les plus conséquents (Gal’kovski, 2000, p. 45), qui ont considéré que Snegirev, Sakharov et Tereshchenko avaient retravaillé et modifié des matériaux folkloriques authentiques pour conforter leurs théories inspirées par le nationalisme officiel promu par le gouvernement tsariste7.
De même, N. I. Kostomarov (1817-1885), poète, ethnographe, panslaviste et promoteur du mouvement dit des narodniki dans l’Empire russe, ainsi que figure principale du mouvement de renouveau national ukrainien, fut l’un des premiers à tenter d’identifier « l’esprit » du peuple, y compris le soi-disant « esprit national », à travers l’étude ethnographique (principalement de chansons). Un exemple de théorie falsifiée est la déesse Dana, que Kostomarov considérait comme la déesse de l’eau, patronne des rivières, des ruisseaux et des réservoirs dans la mythologie slave. Son existence parmi les Slaves de l’Est aurait été confirmée par les noms des fleuves Dvina, Danube, Don, Dniepr, et le refrain des chants rituels répétant le mot « dana » (Kostomarov, 2019, p. 21). Une telle affirmation est arbitraire et ne repose pas sur une argumentation systématique, caractéristique de la phase préscientifique de la folkloristique.
Dans la même période, cependant, les théories de la folkloristique allemande, et plus spécifiquement de l’école mythologique, se sont établies en Russie. Construite sur les travaux des frères Grimm — et surtout de Jacob8 (Uther, 2008, p. 229) — et faisant écho à l’intention nationale de la folkloristique allemande, qui s’appuyait sur les théories de Herder, Görres, Fichte, etc., l’école mythologique allemande considérait que la littérature populaire, et surtout les contes de fées, étaient les derniers vestiges de la mythologie aryenne9. Ainsi, elle cherchait à reconstituer les mythes indo-européens pour prouver la supériorité allemande, même si cela devait se faire par des arguments hâtifs.
En ce qui concerne l’école russe, il ne s’agit pas d’un simple transfert des idées et des théories de l’école mythologique, mais de leur adaptation aux impératifs de la réalité russe/slave. L’école mythologique russe a été influencée par l’esprit général de l’époque, largement déterminé par le conflit entre slavophiles et occidentalistes, et est apparue sur la vague du développement des sciences humaines dans les années 1840, qui puisaient très souvent leur matière dans la culture populaire dont l’étude devait être systématique. Les principaux représentants de l’école mythologique russe étaient F. I. Bouslaïev (1818-1897) et A. N. Afanassiev (1826-1871). Leur objectif initial était la reconstruction mythologique, c’est-à-dire la restauration d’images, de thèmes et de motifs mythologiques (Toporkov, 1997 ; Zochios, 2023).
Pour reconstruire la mythologie antique, il était souvent nécessaire d’expliquer les anciens mythes comme le résultat de la déification des phénomènes naturels, tout en puisant dans les légendes et contes de la mythologie païenne10. L’utilisation non critique des données folkloristiques a conduit à la création de plusieurs « dieux fantômes ». Un exemple notable est Morana ou Marzanna, qui a été considérée comme une ancienne déesse de la mort et a été identifiée avec la déesse de la mort Perséphone/Proserpine. Pour reconstruire cette déesse, les folkloristes se sont appuyés sur un rite sacrificiel où le rôle central est joué par un mannequin de paille appelé Morana, qui erre dans un cortège funèbre avant d’être finalement sacrifié pour assurer une bonne récolte l’année prochaine (Zochios, 2019, p. 71-75).
Dans ce processus de reconstruction de la mythologie ancienne, des dieux pour lesquels nous avons peu de sources, comme Khors et Simargl, se sont vu attribuer une mythologie riche, bien que celle-ci repose souvent sur des hypothèses très spéculatives11. Un exemple notable est Mokocha qu’on a considérée comme la déesse de la terre mère en s’appuyant sur l’analyse de son nom provenant probablement de la racine slave mok- (mouillé, humide) (Ivanov & Toporov, 1988, p. 169). Dans plusieurs cas, on a également supposé, sans preuves substantielles, qu’un saint chrétien n’était rien de plus qu’une évolution d’un dieu païen, considérant le christianisme populaire comme une émanation du paganisme antique (Warner, 2002, p. 21).
Ces hypothèses plutôt risquées, bien que plus systématiques que celles des folkloristes de la phase préscientifique, sont généralement présentées de façon non scientifique, par exemple sans bibliographie ni références. Ces hypothèses plutôt risquées, bien que plus systématiques que celles des folkloristes de la phase préscientifique, sont généralement présentées de manière amateur, par exemple sans bibliographie ni références. Ces folkloristes tentent de restituer le mythe originel en le reconstruisant par l’étymologie (souvent une parétymologie) et l’analyse (souvent déformée) d’une coutume ou d’une croyance censée nous renseigner sur la forme originelle du mythe. Dans cette logique, ils ont utilisé la démonologie populaire et la mythologie dite petite pour remodeler la grande. Cependant, l’utilisation de la petite mythologie comme domaine de dérivation des conclusions pour la grande n’est pas correcte, et le passage d’un domaine à l’autre n’est pas du tout sûr, puisque les mythologies petite et grande coexistent mais ne sont pas identiques.
L’ethnomusicologue et folkloriste amateur A. S. Famintsyn (1841-1896) a fait de même dans son livre Divinités des anciens Slaves (1884), qui regorge d’hypothèses aussi exagérées que peu scientifiques. Par exemple, le dieu Simargl est considéré comme une transcription altérée qui, selon Famintsyn, devait à l’origine se lire Sim Yaryl (le dieu, encore reconstruit, de la végétation et de la fertilité) (Famintsyn, 1995, p. 229-230). Il considère également qu’en Biélorussie, un souvenir limité du dieu (déjà précaire) Bel(o)bog a été conservé en la personne de Béloun, un bon esprit conseillant ceux qui se sont égarés dans la forêt et les ramenant sur la bonne route, le bon chemin. Cette association n’est pas originale, mais Famintsyn l’emprunte soit à Afanassiev, qui a comparé Béloun à Belbog (Afanassiev, 2014, p. 66), soit à l’ouvrage Légendes folkloriques biélorusses de P. Spilevski, « Drevlianski » (1823-1861) (Drevlianski, 1846, p. 7-8).
L’écrivain-ethnographe biélorusse Drevlianski est aujourd’hui célèbre pour ses travaux douteux dans le domaine de l’étude du folklore et de la mythologie slaves. Ses théories, nées dans le climat de russification des années 1840, durant lesquelles la Biélorussie était à la recherche de son identité nationale, ont principalement exprimé l’idée que le fait que les Biélorusses soient les plus anciens du monde slave peut être clairement tracé, y compris à travers la mythologie. Cependant, la plupart des personnages mythiques décrits par Drevlianski sont reconnus comme des fantasmes qui n’ont jamais existé dans le folklore slave, et sont le fruit du travail de l’auteur lui-même qui a utilisé la démonologie populaire pour alimenter un panthéon païen. Cela a déjà été souligné par A. A. Potebnia (1835-1891) dans son ouvrage Sur la signification mythique de certains rites et croyances en 1865, signalant que Drevlianski mélange ses fantasmes avec des croyances folkloriques (Toporkov, 2002, p. 250). Plus récemment, E. Levkievskaia a soutenu que ce travail ne faisait pas partie des textes écrits dans un but de mystification consciente (Levkievksaia, 2002, p. 312). Du besoin « infantile » d’affirmation nationale découlerait le désir de se prouver à nous-mêmes que nous ne sommes pas pires que les autres. À une époque où la recherche ethnographique en était encore à ses balbutiements, il semblait aux chercheurs de l’époque que toutes les mythologies nationales devaient s’apparenter à la romaine ou à la grecque antique, qui était encore considérée comme la norme. La mythologie de chaque nation devait avoir ses propres personnages, semblables à Zeus, Héra, Poséidon, Hadès et d’autres dieux grecs. Sinon, la culture de ce peuple était en quelque sorte défectueuse (ibid., p. 313).
Des efforts similaires peuvent être trouvés dans d’autres nations slaves, par exemple en Tchéquie, où l’école mythologique (avec Erben comme principal représentant) a fermement assumé le fait que la religion païenne slave ait disparu avec la montée du christianisme dans les terres tchèques à partir du ixe siècle, et que le folklore contenait des vestiges corrompus ou dégénérés de l’ancienne vision du monde et de la sagesse slaves (tchèques) (Hórak, 2022). Dans le même temps, en Slovaquie, le folkloriste P. Dobšinský, arguant que les contes de fées précèdent les mythes, les a traités comme d’anciens produits purement nationaux (slovaques), qui ne revendiquent cependant pas une origine indo-européenne commune (Cooper, 2001, p. 291).
Des fantasmes similaires perdurent au xxe siècle, dans un contexte idéologique nettement différent, notamment dans celui de l’Union soviétique. Staline s’intéressait vivement à la recherche sur l’Antiquité slave et espérait que de telles recherches aideraient le régime soviétique à démontrer le communisme primitif des Russes (Laruelle, 2019, p. 75). Dans ce cas, la mythologie et le paganisme ont été utilisés à des fins idéologiques marxistes et athées contre le christianisme oppressif, alors qu’il fallait prouver que le peuple n’avait jamais été vraiment christianisé mais était resté vaguement fidèle au paganisme (Rock, 2007, p. 93-97). L’un des principaux partisans de ces idées était l’ancien directeur de l’Institut d’archéologie B. Rybakov (1908-2001), qui est toujours considéré comme une grande autorité du folklore et de la mythologie russes (et celui qui a fourni les premiers arguments académiques pour le néopaganisme) (Kutarev, 2019). Afin de promouvoir une vision de la religion préchrétienne qui favorisait une conception communautaire de la société et dénonçait le christianisme pour avoir accepté les justifications de la division des classes, il a souvent poussé à l’extrême, dans de nombreux cas, des efforts pour reconstruire la mythologie (Cooper, 2001, p. 291).
La méthode peu fiable de la reconstruction pour former une mythologie enfin complète s’est poursuivie pendant les périodes politiquement moins dures de l’Union soviétique, et donc dans les années 1970, les linguistes V. V. Ivanov (1929-2017) et T. V. Gamkrelidze (1929-2021) ont contribué à la renaissance du débat sur la proto-patrie des Indo-Européens, que leurs collègues soviétiques situaient entre la mer Noire et la mer Caspienne (Laruelle, 2019, p. 75). Les érudits de la soi-disant « école sémiotique », V. Ivanov et V. Toporov, ont tenté de reconstituer la mythologie slave à l’aide de matériaux comparatifs indo-européens. Pour y parvenir, ils ont accepté sans critique la conclusion de « l’école mythologique » dans leur interprétation de la nature des dieux slaves, ce qui fait automatiquement de leurs théories des hypothèses précaires.
Il faut par ailleurs souligner que la création de cette fausse mythologie et d’un faux folklore fondé sur des critères idéologiques, principalement nationaux, a été renforcée par la position des artistes au xixe siècle principalement, et au xxe siècle. Dans de nombreux cas, les artistes slaves (écrivains, poètes, musiciens, etc.) ont tenté de donner à leur art un esprit national qui s’inspirait des concepts du peuple, de l’esprit du peuple, de la nationalité, etc. Et cela avec des moyens artificiels et des falsifications. Un tel exemple est Snégourotchka, petite-fille et assistante du Père Noël russe Ded Moroz, qui n’a pas de racines apparentes dans la mythologie et les coutumes slaves traditionnelles. Elle apparaît dans les contes de fées russes mais sous une forme différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. Sa forme actuelle et sa montée en popularité peuvent être attribuées à la communauté de l’intelligentsia russe (Ostrovski, Rimski-Korsakov, Tchaïkovski, Vasnetsov) (Piters-Hofmann, 2019). De même, la mythologie de l’Oiseau de feu a été renforcée par des artistes tels que Ershov et Stravinski pour que l’animal légendaire devienne finalement un symbole national russe (Brooks, 2019). Des cas similaires peuvent être trouvés dans d’autres pays slaves, comme par exemple en Slovénie où le poète national F. Prešeren a présenté, dans son poème « Le Baptême dans la Savica », la déesse d’origine douteuse Živa comme une Vénus slave, déesse de l’amour, consolidant la croyance, encore valable, que Živa, la déesse de l’amour slovène (et panslave), était autrefois vénérée sur l’île de Bled, une attraction touristique majeure de la Slovénie (Marincǐč, 2017).
À propos des contrefaçons mythologiques
Cependant, les tentatives de reconstruction de la mythologie n’étaient pas toujours aussi innocentes et simplement basées sur des fantaisies poétiques et des hypothèses peu rigoureuses. Dans certains cas, comme nous le verrons, le vide mythologique a été comblé par de faux artefacts écrits qui ont souvent été utilisés pour manipuler et modifier l’Histoire, en partie à des fins de propagande ou pour réécrire l’Histoire en produisant des textes apocryphes.
Cette production d’artefacts, selon C. Michel et M. Friedrich, se distingue en (i) l’acte de forger le contenu, c’est-à-dire le texte écrit sur l’artefact, par exemple en produisant des copies de texte et des dessins d’artefacts écrits fictifs, et en (ii) l’acte de forger un objet, c’est-à-dire l’artefact écrit lui-même. En ce qui concerne les sources mythologiques qui nous intéressent, de telles tentatives ont été faites principalement aux xixe et xxe siècles (Michel & Friedrich, 2020, p. 2). Dans ce cas, nous n’avons pas d’hypothèses de reconstruction proposées dans un matériau folklorique existant, mais un matériau qui est créé ex nihilo à travers une série de textes falsifiés qui cherchent à compléter le vide de sources avec des nouvelles qui sont un produit de mystification.
L’une de ces premières falsifications fut l’apparition des soi-disant « gloses slaves », que le savant tchèque V. Hanka ajouta en 1827 en tant qu’« addendum » sur un authentique manuscrit médiéval, un dictionnaire encyclopédique latin du xiiie transmis sous le titre Mater Verborum. La méthode qu’il a suivie, en copiant le manuscrit médiéval du Mater Verborum, était assez minutieuse. Ainsi, les gloses étaient très difficiles à exposer et ce n’est qu’en 1877 que la plupart des gloses contrefaites ont été exposées par le philologue A. Patera (Patera, 1887). Environ mille mots tchèques (traductions et interprétations des entrées latines) ont été ajoutés au manuscrit par Hanka. Il s’agissait pour la plupart de noms propres aux contrefaçons littéraires ajoutés par Hanka et son groupe de collaborateurs appartenant au mouvement national tchèque (tels que J. Linda et J. Jungmann) de la fin de la deuxième décennie du xixe siècle. Les gloses superposées comprenaient de nombreux noms de divinités slaves, présentées comme des équivalents des dieux gréco-romains. La pointe d’hostilité anti-allemande est également importante (par exemple, une glose traduisant le mot tchèque němec [allemand] par barbarus, tardus, truculentus) (Rychterová, 2015, p. 23). Dans cette « magistrale contrefaçon » (Hanuš, 1911, p. 868) faite par « un patriote slavophile autodidacte » (Rychterová, 2015, p. 6), le choix même des mots révèle une intention conceptuelle d’une grande portée : les paléoslavismes fréquents sont là encore pour prouver le lien entre l’environnement tchèque et la culture slave d’Église, voire russo-orthodoxe, et établir un mythe d’une ancienne « orthodoxie tchèque » (ibid., p. 23).
La pratique des contrefaçons mythologiques a pu prendre des dimensions plus importantes et impliquer également l’archéologie. Le cas le plus connu est celui de ces idoles de Prillwitz, un groupe de plus d’une centaine de figurines prétendument découvertes au xviiie siècle à Prillwitz, dans le Mecklembourg, en Allemagne. Cette découverte devint connue en 1771, lorsqu’une description de celle-ci, accompagnée de gravures, fut publiée par A. G. Masch, aumônier du duc de Mecklembourg. Selon Masch, les figurines provenaient d’un sanctuaire païen à Rethra, une grande ville des Slaves Polabiens. Plusieurs d’entre elles avaient des inscriptions slaves en caractères runiques, mais la plupart étaient dans un état mutilé. Malgré quelques doutes12, la plupart des scientifiques comme l’éminent magnat polonais, érudit, conteur, écrivain, historien et expert des langues orientales, le comte Jan Potocki (1761-1815), souvent considéré comme le fondateur de l’archéologie slave, les ont acceptées avec enthousiasme comme de véritables découvertes. Les statues correspondaient à des divinités, en réalité créées par Masch : Sieba, Siebog, Nemisa, Podba, Percunust, Schwaixtix, Zislbog, etc. (Hanuš, 1842, p. 182). D’autres noms de divinités ont ensuite été attribués aux statues par le botaniste Martin Friedrich Arendt (1769-1823) en 1820 : Tara(n), Othin, Gestrab, Raziva, Tsibaz, Hela, Kricco, etc. (Franz, 1943, p. 47). Soixante-seize années se sont écoulées avant que la fraude ne soit révélée par Konrad Levezow (1770-1835), dans le Traité de l’Académie royale prussienne des sciences, publié à Berlin en 1834. À partir de cette date, elles ont été considérées comme des faux. Pour L. Franz, les idoles de Prillwitz sont le fruit de la « science antiquaire », comme V. Jagić (1838-1923) définissait déjà ce phénomène, bien que certains des noms de ces idoles soient sans aucun doute authentiques (Radegast, Prove, Podaga, Svantevit, Rugivit) (ibid.).
Mais en plus des contrefaçons matérielles au xixe siècle et à l’occasion de la consolidation de la science de la folkloristique, nous avons de nombreuses contrefaçons « immatérielles ». Dans cette version beaucoup plus facile à faire où le contrôle est presque impossible, l’éventuel faussaire récupère les chansons supposées chantées, par le biais de l’oral (et donc immatérielles) directement auprès du peuple. En fait, si l’on considère qu’au moins dans sa phase initiale, la science de la folkloristique était souvent inspirée par des motifs nationalistes, il devient compréhensible que la falsification puisse fonctionner de manière particulièrement efficace. Par conséquent, dans ce cas de pseudo-mythologie créée ex nihilo, la principale motivation des auteurs était souvent le zèle nationaliste, la volonté de créer un récit national glorifiant l’histoire et l’identité de leur peuple.
Les deux principaux exemples de ce type de mystification proviennent des Slaves du Sud. Tout d’abord, nous avons Les chansons serbes et les coutumes de tous les peuples serbes (1869) du (pseudo) historien, enseignant, avocat et officier M. Milojević (1840-1897) (Milojević, 1869). Après la guerre serbo-turque de 1876-1878, Milojević a parcouru les régions serbes restées sous domination turque et collectionné des chansons folkloriques et de vieux manuscrits, compilant des poèmes, chansons et coutumes de tout le peuple serbe. Ses objectifs étaient nationaux, ainsi qu’il l’explique dans son introduction caractérisant les chansons (et les coutumes) comme des antiquités folkloriques, que le peuple a conservées originales dans différentes régions de Serbie (ibid., p. I-VIII).
Afin d’obtenir l’effet recherché, il procède à des modifications et à des ajouts évidents de noms de dieux slaves, souvent inventés par lui ou déjà existants et pourtant utilisés de manière non critique dans le texte. Dans la chanson « Quand ils tissent la couronne de la meilleure gerbe », par exemple, Milojević mentionne les dieux inventés sur la base des coutumes folkloriques Koupala, Koliada, Prpr’rousha, aux côtés de ceux déjà existants mais utilisés de façon incohérente, tels que Svarog (ibid., p. 224-225). En conséquence, il a créé une collection que S. Novaković et M. K. Aberdar ont évaluée comme « un modèle de désordre et d’insouciance littéraire » (Radenković, 2005, p. 34-36). Dans l’ensemble, il n’est pas facile de distinguer le vrai du faux dans la collection de Milojević, et pour cette raison, l’auteur serbe était considéré comme probablement le plus grand faussaire de chansons folkloriques serbes.
Encore plus élaborée était la fraude du recueil de chansons et légendes Veda Slovena, le Veda slave. Le Croate de Bosnie S. Verković (1821-1893) publia ces chansons en 1874 à Belgrade (premier volume) et en 1881 à Saint-Pétersbourg (deuxième volume) (Verković, 1874, 1881). Le livre a souvent été présenté comme une collection de chansons et de mythes païens que le professeur bulgare I. Gologanov (1839-1895) avait recueillis en Thrace et en Macédoine parmi les Pomaks, des Bulgares musulmans. Il s’est avéré que Gologanov, qui a passé toute sa vie en tant qu’enseignant du village où il a affirmé avoir trouvé et enregistré les chansons du Veda, était très probablement le véritable auteur du texte. Gologanov envoyait des disques à Verković chaque semaine, mais Verković n’était pas satisfait du contenu des chansons, et en demandait d’autres sur Orphée, Alexandre le Grand et d’autres rois macédoniens en promettant à Gologanov de lui payer le double s’il les trouvait. Et après deux mois, Verković reçut une chanson sur Orphée, et par la suite il engagea Gologanov avec un salaire régulier de mille gros pour continuer à collecter et à enregistrer pour lui des chansons similaires (Benovska-Sabkova, 2014). Ainsi, les textes contenaient un étrange mélange de dieux grecs (Orphée, Atlas), indiens (Vishnu, Shiva), iraniens (Yima) et slaves (souvent inexistants dans l’historiographie comme Ogne-bog). Le recueil de chansons et légendes Veda Slovena s’est fait connaître en Bulgarie nouvellement indépendante depuis 1878, et l’objectif national était déjà clairement énoncé dans l’introduction et reposait sur le concept de la continuité :
Comme je ne savais pas comment résoudre ce mystère, si contraire à mes idées jusqu’alors, j’ai finalement abouti à la conclusion suivante : tout ce qui a été supposé et cru jusqu’ici sur l’extraordinaire don civilisationnel des Hellènes est sans fondement, et non seulement ils ne sont pas les seuls civilisateurs et mentors du monde, et en particulier des nations d’Europe du Sud, mais bien au contraire, les Slaves aussi ont, depuis des temps inconnus, possédé leur propre culture séculaire. […] Une partie de ces monuments trouve son origine dans la préhistoire, révélant une culture mondiale jusque-là inconnue, dont on ne trouve aucune trace dans les chroniques anciennes et les écrivains de l’histoire, et dont l’origine se perd dans l’obscurité des âges. Quant au contenu de ces traditions, on peut supposer qu’elles se réfèrent au développement préhistorique de l’humanité. (Verković, 1874, p. IV-VI)
Initialement, les chansons ont été saluées comme « la découverte du siècle » en raison du fait qu’elles contiennent le plus ancien souvenir historique : Thrace, Orphée, Alexandre le Grand, etc. L’ouvrage a cependant éveillé presque instantanément le scepticisme des autorités scientifiques pour être ensuite rejeté, initialement par le slaviste L. Léger (1843-1923) et le philologue bulgare I. Shishmanov (1862-1928), comme un faux produit de mystification littéraire d’inspiration indo-européenne13 (Kelbecheva, 2012, p. 124-128).
Ce n’est pas un hasard si le nom des Védas est associé à la tradition indienne de la poésie védique. Ils contiennent des légendes sur la façon dont la charrue, la faucille, le bateau, le blé, le vin, l’écriture ont été inventés, et ils créent un cadre conceptuel mythologique légendaire dans lequel tout le monde — le dieu indien Vishnou, le poète de Thrace Orphée, les rois macédoniens Philippe et Alexandre, la guerre de Troie — sont présents, prouvant que les Slaves étaient une pièce maîtresse du puzzle aryen. Par la suite, sur la base de ce même recueil, les connexions védiques indo-aryennes sont devenues une caractéristique constante des contrefaçons pseudo-slaves ultérieures.
Le néopaganisme
Après la Seconde Guerre mondiale, le journal d’émigrés Zhar-Ptitsa (l’Oiseau du feu14), publié dans les années 1950 à San Francisco, fut le premier à s’aventurer dans un agenda néopaïen. Il a déclaré qu’il existait un manuscrit supposément daté des premiers siècles de notre ère qui décrivait la foi authentique des Slaves préchrétiens, le Vlesova kniga (Livre de Veles). Le texte a été publié en 1957 à San Francisco par A. Kurenkov, qui à son tour avait reçu le manuscrit d’un certain Y. Miroliubov, immigré aux États-Unis depuis Bruxelles en 1953 (Kalik & Uchitel, 2019, p. 2). Selon Miroliubov, F. Izenbek, un officier de l’Armée russe, avait trouvé pendant la guerre civile russe un ensemble d’inscriptions en bois dans la maison du (fictif) prince Zadonski, non loin de Kharkiv. Il les lui a ensuite remis et a transcrit le texte. La transcription du texte a intégré un mélange de plusieurs langues slaves modernes, censées représenter une langue « proto-slave ». Le livre, qui s’ouvre sur un hymne au dieu poméranien à trois visages Triglav, fait référence à un large ensemble de dieux indiens et slaves dont beaucoup n’ont jamais existé. Un tel exemple est Chislobog, divinité du temps et/ou des nombres, identique au dieu romain Saturne, à propos duquel nous n’avons aucune information dans les premières sources, et qui est une invention évidente.
Bien que les érudits s’accordent à répéter que le Livre de Veles est une contrefaçon (Aitamurto, 2016, p. 25), les néopaïens et nationalistes russes et ukrainiens le considèrent comme une bible moderne et un texte sacré du rodisme ou rodnovérie, le mouvement reconstructionniste néopaïen slave. Dès lors, des tentatives sont faites de temps à autre par des néopaïens slaves, amateurs de l’étude de la mythologie, pour prouver que ce texte n’est pas une contrefaçon. En 2015, un groupe d’auteurs non experts dans le domaine a publié en trois volumes l’Expertise sur le Livre de Veles dans le but de prouver son authenticité (Kalik & Uchitel, 2019, p. 2). Des textes pseudo-mythologiques reprenant ces éléments sont apparus ces derniers temps. On relève ainsi le Veda slave-aryen en quatre volumes, publié à Omsk en Sibérie occidentale en 2005, qui est censé être la traduction d’un texte runique. Ce texte, écrit à l’origine sur des plaques d’or, comprend assez curieusement une traduction de la saga islandaise Ynglinga, et est actuellement utilisé comme un livre sacré par la secte (église) néopaïenne des Ynglistes, active à Omsk (Aitamurto, 2016, p. 99).
Ces revendications pseudo-mythologiques non seulement soutiennent le mouvement néopaïen, en le reliant à des concepts tels que la continuité historique nationale, l’aryanisme et le védisme, mais encore promeuvent souvent des idées nationalistes. En Russie, plusieurs professeurs, dont certains connus pour leurs liens avec la droite radicale, ont affirmé leur attachement aux théories védiques, en insistant souvent sur l’authenticité du Livre de Veles, présenté comme une preuve historiographique du prestigieux passé aryen de la Russie. Cela n’est pas une situation nouvelle, en effet elle avait déjà commencé dans les années 1990. À la fin de ces années 1990, des références au livre pouvaient même être trouvées dans des journaux libéraux respectés, tels que Nezavisimaia gazeta et Moskovskii komsomolets, et en 1997, Moskva, la chaîne de télévision municipale de Moscou connue pour ses positions conservatrices, a diffusé une émission consacrée au Livre de Veles (Laruelle, 2019, p. 75).
Cela a continué dans les années 2000, où des séries de livres aryens populaires comme Les secrets de la terre russe ou La véritable histoire du peuple russe sont devenues disponibles non seulement dans les grandes librairies de Moscou, mais aussi sur les étals des églises orthodoxes et les étagères des bibliothèques universitaires et publiques. Des références au Livre de Veles peuvent également être trouvées dans la revue Prepodavanie istorii v shkole (Enseigner l’histoire à l’école), publiée par le ministère de l’Éducation (ibid.).
Conclusion
L’étude de la mythologie slave demeure un processus délicat. Dans l’introduction de leur ouvrage Slavic gods and heroes, J. Kalik et A. Uchitel notent, peut-être avec un zèle excessif, que « la mythologie slave n’existe pas. […] Cette situation, embarrassante pour les Slaves, s’est révélée être un terreau fertile d’où ont germé de nombreuses contrefaçons de compositions mythologiques slaves entre le xixe et le xxie siècle » (Kalik & Uchitel, 2019, p. 1). Le manque de sources a effectivement créé un terrain d’étude qui ressemble davantage à des sables mouvants, pouvant conduire le lecteur à des arguments non étayés.
Ainsi, en parallèle de l’étude scientifique de la mythologie, s’est développée une approche pseudo-scientifique qui a évolué à différents niveaux et de différentes manières : la primitive interpretatio classica, la reconstruction par l’étude du folklore (qui percevait derrière les coutumes païennes chrétiennes et les esprits des croyances populaires les divinités du panthéon païen) et les versions extrêmes des contrefaçons. Ces dernières se manifestaient soit comme des ajouts à des textes authentiques anciens, soit comme des créations entièrement autoproclamées.
Dans de nombreux cas, la motivation n’était pas seulement de combler le vide causé par le manque de sources, mais était également déterminée par des facteurs historiques et sociaux, principalement le nationalisme. En produisant de nouveaux dieux païens, le paganisme slave s’est manifesté avec exubérance pour satisfaire le besoin de prouver la continuité culturelle. Ainsi, les composantes du nationalisme slave qui ont adopté le paganisme (car il y en avait aussi qui ont adopté le christianisme) ont utilisé et continuent d’utiliser la (pseudo)mythologie slave comme un outil de propagande.
Dans tous les cas, que ce soit sous leur forme la moins radicale ou la plus extrême, les hypothèses et reconstructions pseudo-mythologiques, les pseudépigraphes et les contrefaçons ont créé un paysage extrêmement trouble. Sur Internet, même dans les versions les plus retenues, contrôlées et sérieuses, on trouve foison de divinités qui sont des créations anachroniques, et qui reposent sur des théories sans fondement. Malheureusement, même la littérature choisit souvent d’utiliser ces sources douteuses. Il est impératif qu’une partie de l’étude de la mythologie slave délimite ces sources en restreignant leur utilisation et annulant ainsi leur validité. Une telle démarche, cependant, ne sera pas facile et ne se réalisera pas immédiatement, car, agissant de manière similaire aux infox, cette pseudo-mythologie ou, pour être plus précis, ces nombreuses pseudo-mythologies ont pénétré l’étude de la mythologie slave et font souvent figure de mauvaises herbes face aux croyances réellement établies.