Le paganisme en Europe n’a pas été complètement détruit par le christianisme : il n’a jamais disparu. C’est ce qu’entendent démontrer dans leur ouvrage en anglais Robin Douglas, docteur en histoire des religions dont les spécialités sont les mouvements païens et ésotériques, et Francis Young, un historien des religions. Selon ces deux chercheurs indépendants, du ive au xxe siècle, dans le contexte d’une culture largement chrétienne, les peuples ont tenté à plusieurs reprises de faire revivre divers types de religions préchrétiennes — croyances et pratiques que nous avons fini par qualifier de « paganisme ». R. Douglas et F. Young analysent les éléments objectifs de la persistance et du renouveau du paganisme dans la culture européenne après l’Antiquité, même s’ils doivent commencer par une étude du paganisme classique gréco-romain, la forme la mieux attestée de la religion païenne européenne.
L’introduction (p. 1‑22) pointe notamment deux questions importantes en ce qui concerne le paganisme en Europe. La première consiste à délimiter les secteurs où la culture européenne a conservé ses reliques païennes, à les circonscrire et, à travers l’histoire, à repérer les individus qui ont récupéré ces éléments de croyances et de pratiques, sans verser dans la théorie de la survivance du xixe siècle. La seconde question consiste à définir le sens originel du mot païen. Les auteurs hésitent entre trois explications du mot paganus (d’où anglais pagan, italien pagano, français paysan) qui pouvait signifier sous l’Empire « villageois, paysan, habitant du pagus », mais aussi « civil, bourgeois » par opposition à miles (dans l’expression militia Christi « la milice chrétienne ») — d’où le sens péjoratif qu’a fini par prendre ce mot —, ou encore qui pouvait désigner « quelqu’un qui suit les cultes locaux indigènes1 ». Quoi qu’il en soit, paganus paraît être un exonyme, c’est-à-dire un mot que les chrétiens appliquent à quelqu’un d’autre, plutôt qu’un mot qu’on s’applique à soi-même. Pour l’époque moderne, les auteurs rejettent le terme de néopaganisme et préfèrent l’expression paganisme revivifié ou revivalisme païen (« revived paganism », « pagan revival ») au singulier — le pluriel du sous-titre semble indiquer qu’ils envisagent des formes de paganisme selon les époques (A History of European Paganisms […]) — et en donnent les traits définitoires suivants : conception du divin pluriel (dieux et déesses, ancêtres, esprits, animaux, plantes), révérence au monde naturel (la nature est sacrée), éthique libertaire (revendication anti-chrétienne d’abord, puis anti-establishment) et utilisation de techniques surnaturelles pratiques (voyance, divination, magie).
Le premier chapitre (p. 23‑45), intitulé « Les premiers (et derniers) païens : Grèce ancienne et Rome », examine le courant du paganisme classique qui s’est avéré le plus influent dans les mouvements de renaissance païenne ultérieurs : la tradition ésotérique, avec ses ingrédients caractéristiques de philosophie platonicienne, de mysticisme et de magie. À partir de là, le chapitre s’intéresse à la montée en puissance du christianisme dans l’Antiquité tardive en accordant une attention particulière au règne de l’empereur Julien (c. 331‑363) dit « l’Apostat » par la tradition chrétienne, qui a représenté la dernière tentative sérieuse d’inverser le processus de christianisation, et aborde la question de savoir où et quand la tradition païenne classique s’est finalement éteinte en tant que mouvement religieux distinctif.
Le deuxième chapitre (p. 46‑67), intitulé « La gestion du paganisme passé et présent dans la chrétienté occidentale médiévale », traite de la manière dont les chrétiens médiévaux ont géré les héritages païens du monde antique, ainsi que les païens bien vivants qui existaient encore aux franges de leur monde, que ce soit en Scandinavie ou dans la région de la Baltique. Ce chapitre examine ce que nous savons et ignorons de la religion des païens médiévaux, et l’impact de la proximité de païens vivants sur les perceptions chrétiennes européennes de l’idée de paganisme. L’Europe occidentale chrétienne médiévale, en tant que société intellectuellement dépendante des écrits des penseurs païens grecs et romains, a été perpétuellement confrontée au problème de l’autorité païenne : en effet, dans quelle mesure les auteurs préchrétiens devaient-ils être autorisés à influencer la pensée des chrétiens ? Cette question devint de plus en plus pressante avec la récupération de nombreux autres textes classiques au contact du monde islamique au xie siècle. Ce chapitre examine ainsi la manière dont les chrétiens de l’Occident médiéval ont traité l’héritage païen de leur culture et évalue la question complexe des survivances païennes au sein des sociétés chrétiennes d’Europe. Si le concept de « survivance païenne » n’est pas totalement inutile, la nature de la résurgence des croyances et pratiques préchrétiennes dans l’Europe médiévale est complexe, ambigüe et souvent inattendue.
Le troisième chapitre (p. 68‑89), avec le titre « Renaissances païennes », examine les expressions renaissantes du paganisme dans l’Empire byzantin et en Europe occidentale à l’époque de la Renaissance. Il apparaît que la version platonicienne du paganisme classique n’a jamais été expulsée des cercles intellectuels de l’Orient grec, mais qu’elle a plutôt représenté une source de fascination durable pour des personnages tels que les philosophes Michel Psellos (1018-1078) et Georges Gémiste dit « Plethon » (1355-1452). Le renouveau de l’enseignement classique dans l’Italie du xve siècle est examiné, en particulier sous l’angle de sa dimension religieuse, qui a donné naissance à une culture littéraire et philosophique ambigüe dans laquelle le paganisme antique, le catholicisme romain et le rationalisme se mêlaient dans la vie et l’œuvre de savants peu orthodoxes comme les théologiens Marsile Ficin (1433-1499), Jean Pic de la Mirandole (1463-1494) et les membres de l’« Académie romaine ». Le chapitre se termine par une réflexion utile sur l’adaptation du terme païen en tant que terme polémique dans les discours anticatholiques après l’avènement de la Réforme.
Le quatrième chapitre (p. 90‑114), intitulé « Le paganisme au siècle des Lumières », poursuit cette enquête à travers l’Europe occidentale au xviiie siècle, après que le monopole chrétien a été brisé par des années de luttes sectaires et de rationalisme philosophique. Le développement du domaine de la religion comparée a permis aux variétés « païennes » de la religion d’être considérées avec sympathie et même avec admiration. Le chapitre examine les éléments païens dans les cultes révolutionnaires français et d’autres tentatives françaises de faire revivre les formes religieuses classiques. Il montre notamment comment la franc-maçonnerie a représenté un canal pour la réintroduction d’idées païennes dans la culture européenne. La dernière partie du chapitre retrace la naissance du paganisme romantique, en se référant à des phénomènes tels que le renouveau druidique, de Iolo Morganwg (alias Edward Williams, 1747-1826) un barde gallois, quelque peu faussaire mais pas vraiment païen, à la confrérie du Hellfire Club ou Moines de [l’abbaye de] Medmenham de Sir Francis Dashwood (1708-1781) qui fêtait la nuit de Walpurgis, en passant par les expériences païennes du cercle réuni autour du poète Percy Bysshe Shelley (1792-1822), mari de la romancière Mary Shelley (Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1818).
Le cinquième chapitre (p. 115‑135), dont le titre est « Poètes et prêtres : l’ère victorienne », examine le renouveau du paganisme au xixe siècle. L’objectif est d’identifier des courants distincts de la culture païenne contemporaine : le paganisme occulte d’Alphonse-Louis Constant dit « Éliphas Lévi » (1810-1875) ou la société secrète britannique l’Aube Dorée (son nom complet est The Hermetic Order of the Golden Dawn in the Outer) ; le paganisme artistique du romantisme tardif du poète Algernon Charles Swinburne (1837-1909) et des décadents ; et le paganisme « laïque » d’Edward Carpenter, par ailleurs lecteur assidu de la Baghavad-Gîtâ, un abrégé de la doctrine védique. Les auteurs abordent également l’Aradia, l’Évangile des Sorcières (1899) de Charles Leland (1824-1903) qui est devenu un texte clé dans le renouveau de la sorcellerie.
Le sixième et dernier chapitre (p. 136‑154), intitulé « L’émergence du paganisme moderne », continue l’étude à travers le xxe siècle, en faisant référence, entre autres, au mouvement Woodcraft et à la carrière d’Edward Alexander « Aleister » Crowley (1875-1947), initié au sein de l’Aube Dorée et célébré dans la culture populaire (« Mr. Crowley » chanté par Ozzy Osbourne en 1980). Ce chapitre examine ensuite le rôle du paganisme dans les réveils nationaux en Europe aux xixe et xxe siècles, de l’appropriation de la religion païenne par l’extrême droite allemande au développement des premières expressions des mouvements « Croyance autochtone » — les auteurs emploient le syntagme « Native Faith » — apparus après l’effondrement du communisme dans les pays d’Europe centrale et orientale. Le chapitre se termine par ce que l’on peut considérer comme la naissance de la première religion païenne moderne durable : la Wicca de Gerald Gardner qui est un mélange de chamanisme et d’éléments puisés dans les différentes mythologies indo-européennes.
L’épilogue évoque les perspectives d’avenir de la religion païenne.
La bibliographie s’arrête en 2022 et recense à peu près trois-cent-soixante ouvrages, presque tous en anglais, dont certains sont consultables en ligne. Il y manque notamment, à mes yeux, les deux ouvrages de l’historien italien Carlo Ginzburg (Les Batailles nocturnes : sorcellerie et rituels agraires en Frioul, xvie-xviie siècle, 1980 et Le Sabbat des Sorcières, 1992) qui auraient apporté de l’eau au moulin des deux auteurs.
Au chapitre des remarques, on pourrait faire valoir que si les religions préchrétiennes restaient encore très vivaces dans l’Europe médiévale notamment en Scandinavie, en terres slaves, qui s’étendaient alors jusqu’à l’île de Rügen, et baltiques comme le signalent les auteurs, les sociétés celtiques apportent des faits que MM. Douglas et Young paraissent sous-estimer lorsqu’ils abordent la situation des vestiges du paganisme en Irlande médiévale. Ainsi et par exemple, en 1185 dans sa Topographia Hiberniae, Giraud de Barri rapporte que le sacre d’un roitelet d’un clan irlandais, qui vivait au nord de l’Ulster, s’accompagnait d’une copulation publique rituelle avec une jument blanche, puis du sacrifice de la bête, de sa cuisson et de sa consommation communielle. Cette pratique a été rapprochée d’un rituel royal de l’Inde ancienne (l’ashvamedha « sacrifice du cheval ») et du rituel royal romain de l’October equus « le Cheval d’Octobre », étudié par Georges Dumézil, si bien que le rite irlandais est compris par le celtiste Claude Sterckx comme l’union du roi et de la terre mère, rôle assuré par la jument, et qu’il perpétuait un rituel d’âge indo-européen et ce, en un temps où le christianisme était bien implanté dans la grande île (Sterckx, 2009, p. 237).
Sur le continent, où l’ambiance était a priori plus chrétienne, un évêque avait fait pourtant mentionner dans les Annales royales franques en l’an 846 une remontrance pour un cas de bestialité avéré : « Un homme (quidam), note le scribe, a été trouvé coïtant avec une jument au jour des jeûnes [de Carême à la Pentecôte cette année-là] et brûlé vif. » L’historien Jean-Pierre Poly estime que le quidam ne doit pas faire illusion : ce terme vague masque en réalité un notable d’assez haut rang, probablement breton, car la déviance d’un simple pâtre n’eût pas mérité une ligne dans les Annales royales et, de plus, l’affaire intervint entre deux expéditions franques contre les Bretons de Nominoë et celles du chef breton Manguil « Poney Bai » (Poly, 2003, p. 220). Le crime de bestialité dénoncé par ce prêtre pourrait donc bien être un autre témoignage du rituel d’intronisation royale chez les Celtes, brittoniques dans ce cas.
Plus généralement, l’ouvrage de R. Douglas et de F. Young est un ouvrage stimulant, car il ouvre le champ de la réflexion sur d’autres manifestations du paganisme (on songe au statut et aux fonctions du tatouage dans une société européenne actuelle) et surtout parce qu’il étaye quelques idées essentielles : celle en particulier selon laquelle « rien ne se perd, tout se transforme » se vérifie également pour les choses de l’imaginaire. Le christianisme n’a pas réussi à recycler tous les composants des religions qu’il combattait et ces éléments non convertibles ont été réorganisés selon les imaginaires des différentes époques. L’irrigation de ces éléments préchrétiens à travers le temps témoigne incontestablement du dialogue que nous entretenons avec les sociétés qui nous ont précédés et elle alimente des mouvements artistiques et idéologiques — parfois de sinistre mémoire ou d’une actualité préoccupante.