Philippe Martin, Qui est le diable ?

Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Lignes de partage », 2024

Bibliographical reference

Philippe Martin, Qui est le diable ?, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Lignes de partage », 2024, 158 p.

Text

Sous forme d’une « biographie » qui s’adresse à un large public (des étudiants notamment), l’ouvrage de Philippe Martin, spécialiste lyonnais de l’histoire des dévotions, propose une rencontre magistrale, accessible et passionnante, avec la figure protéiforme du diable, dont le portrait est dépeint au travers de l’Histoire (de l’Antiquité à la culture populaire contemporaine), en passant par les récits ethnographiques, le folklore, les représentations littéraires ou les lithographies d’Eugène Delacroix, mais encore la culture du heavy metal et les comic books. Les références sont innombrables (philosophes, romanciers, anonymes), traduisant l’omniprésence et l’ubiquité de la figure démoniaque dans un imaginaire collectif diachronique comme la grande érudition de ce texte qui donne à lire, dans un format pédagogique, la synthèse d’une recherche abondante. Pour s’approcher au mieux de « celui qui divise ou calomnie » (le Diabolos) mais qui aussi apporte la lumière (Lucifer), l’auteur convoque trois types de sources : des témoignages de sorciers ou de mystiques qui affirment avoir côtoyé le prince des ténèbres, des écrits de théologiens (catholiques ou protestants) auxquels s’ajoutent des productions médicales et psychologiques rattachant satanisme et pathologies, et enfin des œuvres d’artistes (peintres, sculpteurs) qui dépeignent son hybridité, entre l’homme, l’animal et le cauchemar. L’auteur, qui ne prétend pas à l’exhaustivité bibliographique ni géographique parce qu’il « serait démoniaque de vouloir tout présenter » (p. 10), a choisi de se focaliser sur le monde occidental (bien que toutes les cultures aient leur démon) afin de comprendre ce qu’est le diable, quelle sont sa fonction et ses costumes, quel est le rôle qu’on assigne au Malin selon les époques, les lieux et les mentalités. Qu’est-il au juste ? Un personnage ou un symbole ? Un principe éternel ou une simple personnification allégorique du mal, motif d’un grand mythe chrétien ? Un adversaire de la Création ou un instrument providentiel de Dieu, nécessaire à sa révélation ? Spéculer sur le diable, c’est aussi spéculer sur l’origine du mal. Est-il ce monstre cornu que représentent les tableaux du xvie siècle ou l’émergence de l’inconscient dans ses manifestations névrotiques et convulsionnaires ? S’apparente-t-il à un sombre tentateur ou se confond-il avec l’idéal d’un individualisme libérateur ? Si la rencontre avec le diable est un poncif des hagiographies depuis le haut Moyen Âge, qu’en est-il aujourd’hui de sa puissance ténébreuse, tentatrice ou tortionnaire ? Continue-t-il à nous inquiéter et nous séduire ? Continue-t-on à le prendre au sérieux ? Autant d’interrogations qui émaillent le parcours thématique et chronologique de l’ouvrage de P. Martin qui donne à voir une figure évolutive, résolument ambivalente et toujours présente, mais qui se transforme au gré des mutations religieuses et sociales. Faisant coexister peur et hilarité, croyance et moqueries, les incarnations du diable au cours des siècles, qu’elles soient le produit d’une littérature savante ou populaire, révèlent les mentalités, les peurs et fantasmes qui agitent les époques successives. Au cœur du discours social, entre terreur et fascination, l’imaginaire du diable devient un objet anthropologique qui investit la culture et reflète les angoisses de chaque époque. On l’invoque pour expliquer les épidémies et les révolutions, les malheurs et les crises en temps de famines et de guerres. On lui attribue la responsabilité des événements historiques funestes, entretenant l’imaginaire d’un complot sataniste, tandis que la construction du mythe du pacte traduit l’évolution d’une société qui insiste de plus en plus sur la responsabilisation de l’individu.

Cette « biographie » du diable se construit en cinq chapitres. Les deux premiers traitent de la genèse de cette figure (comment elle émerge dans la littérature biblique, du diable juif à la naissance du Satan chrétien). L’axe inaugural en dessine l’acte de naissance ou plutôt évoque ses naissances successives sous la plume des théologiens, son importance dans le Nouveau Testament qui le conçoit comme un personnage essentiel à la construction du Christ Sauveur. C’est aux Pères de l’Église qu’il revient de construire le récit que nous connaissons (ange déchu tombé par orgueil, incarnation du mal). Le Moyen Âge donne en quelque sorte la preuve de sa présence. Le diable médiéval envahit les hagiographies, hante les scènes des mystères et s’invite dans les sermons. La démonologie passionne et les traités abondent au xve siècle. L’universitaire rappelle combien la chasse aux sorciers marque l’Europe des xve et xvie siècles, et comment cette quête des juges et des inquisiteurs contribue à créer le démon et à entretenir sa présence. Pour la Réforme, qui ne doute pas de sa réalité, il est devenu l’ennemi ultime qui arrache à la foi. Pour Luther, le diable conduisant aux hérésies est érigé en maître redoutable qui a dans sa sacoche plus de poisons que tous les apothicaires du monde. Il s’est relevé de son antique déchéance et a conquis l’ubiquité qui n’appartient qu’à Dieu. À cette occasion, l’historien des superstitions évoque le rôle du juge Nicolas Rémy, auteur de la Démonolâtrie et champion acharné dans la lutte contre les sorciers. Si la richesse de ce livre, très documenté, tient à ses rappels historiques, à ses anecdotes, à son style fluide qui se dévore de manière endiablée, elle tient aussi à ses réflexions et analyses qui relèvent des changements de paradigmes et des ruptures dans l’histoire des représentations. La seconde moitié du xviie siècle, dans son combat philosophique contre les superstitions et l’obscurantisme, porte les premiers coups contre la puissance du démon. Pour Thomas Hobbes, les sabbats endiablés sont des chimères. Pour Spinoza, le diable n’est rien, tout juste une illusion. Une conclusion s’impose : le diable est une fiction et toutes ces histoires de sorcellerie reposent sur le mensonge et la crédulité. À partir du xviiie siècle, le scepticisme naissant et l’influence de Locke comme de Hume ne placent plus le diable en enfer mais dans le cœur des hommes. La critique se fait plus radicale encore chez les athées des Lumières (citons le Baron d’Holbach) qui dénoncent dans cette survivance diabolique une machination de l’Église pour assujettir les hommes. Le développement de l’athéisme met à mal cette figure terrifiante. Les Lumières s’amusent de Lucifer, personnage bouffon, « diable boiteux » (héros éponyme de Lesage), vieillard vicieux aux jambes de bouc, qui de voyeur espiègle devient moraliste. La peur du Malin n’est plus. Face aux attaques, la défense du diable pourtant s’organise (Defoe, Dom Calmet entre autres). Le xixe siècle lui redonne forme, Satan investit la sphère de l’art et de l’ésotérisme. P. Martin observe un nouvel infléchissement dans l’histoire des représentations : d’un personnage à une croyance, puis à une allégorie. Désignant chez Freud le « refoulé », il personnifie au xxe siècle les pulsions inconscientes de l’homme, ses composantes sexuelles réprimées. Il est l’allégorie de ce qui est condamné par la civilisation. S’il existe en tant que réalité symbolique, le pape François défend son existence. Après ce tour d’horizon chronologique, le premier chapitre conclut à une création permanente du démoniaque. Le second volet, intitulé « Le corps du Diable », dessine son portrait au travers de ses multiples incarnations et de ses mille visages. Chez Dante, il apparaît tel que l’avait rêvé le Moyen Âge, horrible et informe. Décrit comme l’antithèse de Dieu, il réside au centre de la terre, éternel prisonnier du glacial Cocyte. Tantôt, c’est un dragon roux à sept têtes et dix cornes (chap. 12 de l’Apocalypse), tantôt un singe, un serpent, un bouc, un crocodile, un animal malfaisant et lubrique, tantôt dépourvu de corps réel, il est un esprit aérien capable de devenir visible et palpable par des procédés que chaque époque imagine. Ce ne sont pas les bestiaires qui lui dessineront une forme, mais les visions d’un moine de l’abbaye de Cluny. Son hybridité s’affirme au xve siècle. Sa couleur change. Il se sexualise à la fin du Moyen Âge, au moment où la sexualité devient suspecte aux yeux des clercs. Chez Milton, il se transfigure et reprend quelque chose de sa beauté primitive ; il est éloquent comme les dieux d’Homère. De Satan, qui dans son royaume attend les pécheurs, à la beauté vénéneuse de la sublime Biondetta de Jacques Cazotte, en passant par le goinfre insatiable du banquet cannibale des philosophes ou le Nachtkalb de Colmar, P. Martin nous y présente ses multiples avatars, y compris cinématographiques et bédéphiles. Figure destinée à s’adapter, le diable est femme fatale dans une société où la sexualité est réprimée, il est hybride en un temps où les savants veulent unifier et classer les espèces du vivant.

Une fois le personnage campé, l’expert en diablerie suit les actions de Satan dans le monde. Il consacre les chapitres 3 et 4 à l’entreprise démoniaque, à ses interventions contre la Création où il peut compter sur une armée d’auxiliaires (incubes et succubes, avec à leur tête Lilith qui hante la conscience des Européens et l’imaginaire des artistes). Après avoir joué avec les continents et renversé les fleuves, il projette des objets dans les maisons (phénomènes de poltergeist) ou prend possession des corps (phénomènes d’hystéro-démonopathie), s’attaquant directement aux hommes. Le thème de la tentation traverse les temps, événement évangélique, arme pastorale, mais aussi récit sans cesse réactualisé. Ces scènes intéressent les peintres (Jérôme Bosch, Odilon Redon, Max Ernst, Salvador Dali) et un écrivain comme Flaubert. Lucifer sème le doute, suscite des visions, murmure, insinue. Satan se pare d’atouts divins. Force noire, il pousse au désespoir et au reniement, y compris les plus saints, y compris le curé d’Ars. Certains cèdent et signent un pacte. P. Martin consacre des pages documentées à ces ventes d’âmes au diable qui, hors des salles des tribunaux, inspirent contes, légendes et récits faustiens. Le thème fascine les créateurs, qui voient dans les tentations et les pactes les aspirations inassouvies de l’âme humaine. L’historien relate notamment les affres du peintre bavarois Christophe Haitzmann au xviie siècle et sa névrose démoniaque qui a été l’objet d’analyses freudiennes, illustrant au xxe siècle le glissement du démoniaque vers le pathologique. Regard médical et anthropologique ne cesse de faire évoluer la perception du diable, « figure du mal et du mal-être » (p. 121), « machine à corseter la tête » (p. 122). L’énigmatique personnage de Faust ensorcelle toute l’Europe. Son pacte semble résumer la condition humaine.

L’ouvrage interroge, dans un dernier volet consacré au « satanisme », ceux qui se revendiquent du diable et lui vouent un culte, depuis l’affaire des poisons sous Louis XIV avec Madame de Montespan et la Voisin, jusqu’au Hell Fire club londonien du xviiie siècle, cénacle libertin réunissant sous la présidence du Malin de vrais débauchés et des esprits libres professant l’égalité entre les hommes et les femmes, lieu emblématique promis à une belle postérité dans les comics et les romans d’aujourd’hui. Une presse avide de sensations, qui scrute les frasques du plus célèbre sataniste contemporain Anton Szandor LaVey, alimente les rumeurs de messes noires sacrificielles. La peur gagne les États-Unis des années 1980-1990. Malgré les scandales et les discours médiatiques alarmistes, se multiplient les groupuscules satanistes et lucifériens, deux tendances qui s’opposent. Tous suivent un credo et des rituels liturgiques. En 2008, Miviludes (la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) alerte sur l’adhésion inquiétante de 25 000 Français au satanisme, 80% ayant moins de 21 ans. Aux statistiques, P. Martin ajoute la rubrique des faits divers : les profanations de cimetières en 2019 et 2020, les rumeurs de mars 2023 au sujet de cérémonies dans lesquelles de « célèbres participants consommeraient de l’adrénochrome, drogue issue du sang d’enfants sacrifiés » (p. 139). Mal connu, relayé par une culture de l’horreur et du fantastique, le phénomène de l’affiliation diabolique semble au chercheur surmédiatisé et ses chiffres tronqués. Valorisant moins le démon qu’un égocentrisme libertaire, les affidés du diable chercheraient, selon lui, à travers cette allégeance à soulager leur conscience bien plus qu’à commettre les pires exactions.

Si les pouvoirs du diable se réduisent sous les progrès de la science, si son avatar dans les bandes dessinées d’aujourd’hui a parfois « l’air miteux », il reste toutefois inexorablement présent. Alors que la logique tue le diable, que la psychologie le détruit et que toute son histoire ressemble à une « dépossession », les diocèses catholiques comptent encore dans leur rang au xxie siècle des exorcistes. Source de pathos et de poésie, guérisseur familier des angoisses humaines, personnage de comédie, le diable est partout, y compris dans la publicité. L’intérêt de ce « satané » livre qui intéressera spécialistes et curieux est de rassembler, dans un précis accessible, une large fresque culturelle (des premiers écrits hébreux aux manifestes satanistes du xxie siècle), de questionner et contextualiser les différents discours sur le diable, son existence et l’incroyable plasticité de ce concept dans le monde chrétien européen. Cette lecture peut être complétée par l’anthologie sulfureuse de 2022 (Rencontres avec le Diable. Anthologie d’un personnage obscur) que P. Martin a co-écrite avec Nicolas Diochon, expert toulousain de l’univers de la sorcellerie. Et si finalement la plus grande ruse du diable était de nous laisser croire qu’il n’existe pas ?

Bibliography

Diochon Nicolas & Martin Philippe, 2022, Rencontres avec le Diable. Anthologie d’un personnage obscur, Paris, Le Cerf.

References

Electronic reference

Véronique Costa, « Philippe Martin, Qui est le diable ? », IRIS [Online], 45 | 2025, Online since 31 janvier 2025, connection on 17 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=4134

Author

Véronique Costa

Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Litt&Arts, 38000 Grenoble, France, centre ISA (Imaginaire et Socio-Anthropologie)
renaud.costa34@gmail.com

Author resources in other databases

  • IDREF

By this author

Copyright

CC BY‑SA 4.0