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Le 23 janvier dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que la notion de devoir conjugal1 « est à la fois contraire à la liberté sexuelle et au droit de disposer de son corps et à l’obligation positive de prévention qui pèse sur les États contractants en matière de lutte contre les violences domestiques et sexuelles »2. En effet, la préservation du devoir conjugal par la jurisprudence — alors que les textes légaux n’en font pas mention — montre les limites de l’égalité de genre dans le droit formel alors même que la plupart des victimes de violences conjugales sont des femmes3. Le fait qu’un tel devoir ait subsisté aussi longtemps souligne l’importance d’une lecture genrée des textes juridiques afin de comprendre les enjeux et les rapports de force qui les sous-tendent.

L’utilisation du genre4 comme outil d’analyse semble aujourd’hui bien installée dans les études juridiques. Toutefois, cela n’a pas toujours été le cas, le droit étant établi sur un principe d’universalité et formulé dans un langage qui se veut neutre. Les dispositions inspirées des sociétés antérieures, fondées par des hommes, sont écrites sur un modèle masculin. L’évolution des mœurs aurait permis de comprendre que le masculin représente le neutre et qu’il inclut les femmes quand elles sont situées dans la même situation que les hommes5. Les inégalités éventuelles ne seraient que des archaïsmes hérités et en attente d’être corrigés. Ce discours est fragilisé par les innovations de la théorie du droit, portées par le réalisme juridique qui dépasse la simple analyse de la norme pour observer les effets et les conséquences sociales de l’application des normes. En considérant le droit in action, « le droit en pratique », et non seulement le droit in books, « le droit dans les livres »6, il s’agit de sortir du simple énoncé et de remettre en cause la vocation universaliste du droit malgré ses formulations présentées comme neutres. Si les normes sexo-spécifiques sont supposées être un vestige ancien, l’approche critique du droit permet de s’attarder sur les effets d’une règle présentée comme gender blind, soit aveugle au genre. Ainsi, une interprétation jurisprudentielle peut contribuer à instaurer une différenciation malgré l’égalité formelle7.

La fameuse distinction entre law in books et law in action trouve à s’appliquer notamment en ce qu’elle critique cet historicisme du droit relativement aveugle aux distinctions de genre. Par sa rigidité et sa désuétude inévitable sans adaptation, « le droit dans les livres » finit par rendre compte d’un ensemble de règles à dépasser pour les justiciables soumis aux imprécations liées aux catégories genrées. A contrario, « le droit en pratique » par l’action des tribunaux doit compenser voire rejeter les prescriptions textuelles incompatibles avec les réalités sociales. C’est sans compter le fait que l’agentivité du personnel judiciaire est elle-même empreinte des stigmates portés par les catégorisations genrées et contribue ainsi à les entretenir. Il appartient dès lors aux sujets de droit, selon la place sociale qui leur est accordée, de maintenir ou de s’échapper des carcans genrés.

La remise en cause d’une apparente « neutralité » juridique s’est développée dans les années 1970, notamment outre-Atlantique avec le mouvement des critical legal studies. Le droit apparaît comme un lieu de reproduction des dominations8 mais aussi comme un outil d’émancipation. Le concept s’installe aux États-Unis9, et plus largement dans la sphère anglophone, comme en témoigne par exemple la création en 1993 de la revue Feminist Legal Studies, hébergée par l’université du Kent en Angleterre, mais qui se revendique en tant que revue européenne. Cette revue témoigne d’une époque où il était encore difficile de faire publier des travaux critiques dans une perspective féministe dans les publications juridiques traditionnelles reconnues dans le champ. Ainsi, la réception de ces approches critiques est plus tardive en France, où de telles publications ne vont pas encore de soi. La mobilisation du concept de genre se fait d’abord dans les disciplines historique et sociologique. Pour les études historiques, la recherche sur les normes s’intéresse à la mise à l’écart des femmes de la vie politique10 et à la lutte pour l’égalité des droits11. L’analyse du droit positif s’est ensuite emparée de ce concept. Ainsi, le programme REGINE (Recherche et études sur le genre et les inégalités dans les normes en Europe), dirigé par Stéphanie Hennette-Vauchez, Diane Roman et Marc Pichard, et lancé en 2011 au sein de l’université Paris Nanterre, contribue à intégrer le paradigme du genre au sein de la recherche francophone. Ces travaux ont permis de montrer que le droit est porteur de valeurs et de stéréotypes reflétant la pensée des personnes à son origine, majoritairement des hommes.

Par ailleurs, le système juridique ne se contente pas uniquement de véhiculer les représentations collectives genrées mais aussi de les produire en transmettant un idéal-type des individus hommes et femmes12. Ainsi, même lorsque le droit est utilisé comme un outil d’émancipation et porteur de libertés, il peut participer, en creux, au renforcement de la distinction de genre et à la bicatégorisation de sexe13.

L’histoire du droit a aussi progressivement reçu ce concept. Ainsi, certains travaux précurseurs14 ont ouvert la voie pour la création en 2022 du programme de recherche HLJPGenre (Rapports sociaux de sexe et systèmes juridiques et judiciaires), dirigé par Hélène Duffuler-Vialle, qui propose une analyse des textes français depuis la Révolution au prisme du genre15. La multiplication des études a mis en lumière l’importance du genre pour comprendre les différentes sociétés. Il ne s’agit pas de simplement faire une « histoire des femmes » mais bien de relire les sources à la lumière de nos questionnements actuels, afin d’appréhender et d’interpréter ce que disent (ou ne disent pas) les normes. Par exemple, si une branche d’un système juridique parle exclusivement des hommes, cela nous permet de comprendre — en partie — le régime de genre de cette époque16. La masculinité ou la féminité ne se construisent que par distinction, dans leur rapport à l’autre. De plus, interroger nos sources « masculines » nous amène à réaliser que la norme écrite est le résultat de discussions, de négociations et de diverses influences auxquelles les femmes peuvent prendre part malgré leur absence dans les institutions. Même si des hommes peuvent défendre les droits des femmes, il convient de sortir des méthodologies habituelles et de reconnaître une écriture multiple du droit (par sa formulation, son application et son interprétation).

L’histoire du droit permet de révéler les changements sociaux qui contribuent à apporter des variations aux représentations collectives de genre. Elle permet aussi de s’interroger sur le rôle du droit au sein de ces évolutions. Si le droit positif tend vers une formulation neutre, aveugle au genre, il ne peut échapper au différentialisme pour les situations particulières. Ceci conduit les juristes à marcher sur une ligne de crête, car la formulation d’une distinction tend, en creux, à une légitimation des catégories. Le droit, en tant que discours situé, est un moyen de comprendre le régime de genre d’une société. Cependant, il doit nécessairement être étudié en mobilisant d’autres sources. Le texte juridique recense des manières d’agir possibles selon l’appartenance à un groupe (pour l’essentiel bicatégorisé : masculin ou féminin) mais cela ne signifie pas que les individus s’y conforment. Les différentes contributions de ce dossier montrent comment le droit reflète et façonne le régime de genre de différentes sociétés à travers le temps et l’espace. Toutefois, l’analyse de ces normes et de leur place dans la société étudiée reflètent les limites et les incapacités à envisager l’ensemble des comportements. Être homme ou femme n’est pas quelque chose de fixe, dicté par un texte, mais recouvre une diversité de stratégies d’action et de possibilités par rapport à la norme. Cette perspective constructiviste souligne que le genre se forme au cours des actions des individus et se transforme en fonction des situations plutôt que de correspondre à un idéal-type posé par le texte juridique17.

Ce dossier propose donc une lecture du droit sous l’angle du genre en envisageant d’une part comment les catégories ont évolué et, d’autre part, quelle a été leur place dans la détermination des actes individuels. Il ne s’agit pas de soutenir l’idée d’une transformation graduelle et continue vers une forme d’égalité sociale des groupes statutaires, mais d’appuyer la fin d’un mythe évolutionniste concernant le statut des femmes. Ce mythe évolutionniste a notamment été largement invalidé par l’ancienne présidente de la Cour suprême du Royaume-Uni, Brenda Hale, dont le parcours jusqu’au sommet du système judiciaire britannique lui a conféré un point de vue unique sur la perpétuation des inégalités femmes-hommes par le droit et la nécessité pour le droit et les systèmes juridiques de prendre la question de l’égalité de genre à bras le corps18. Au-delà de la jurisprudence sur laquelle elle a laissé sa marque, ses prises de position publiques — fréquentes chez les juges de common law — ont toujours réaffirmé son engagement en faveur des mesures pour l’égalité. Sur cette question, elle était notamment en opposition assez frontale avec le positionnement de Lord Sumption, lorsqu’elle était encore la seule femme juge à la Cour suprême, y compris par voie de presse19. Ce dernier, également membre de la plus haute juridiction britannique, arguait que l’égalité viendrait « naturellement », qu’il fallait simplement faire preuve de patience, et que les mesures introduites pour remédier aux inégalités femmes-hommes pouvaient être néfastes20. Or, dans un double mouvement tenant ensemble volonté d’émancipation et backlash contre cette émancipation, les droits des femmes ont été à la fois promus et limités de manière constante (et parfois simultanée) à travers l’histoire, ce qui contredit factuellement l’approche du « laissez-faire ».

Le premier numéro de la Revue Mélété est consacré aux inégalités de genre. Il propose une approche historique et anthropologique des normes, des discours et des pratiques juridiques. En guise de prologue, avant le déploiement des deux axes principaux qui structurent le dossier, un article préliminaire est dédié à la mise en place d’une méthodologie permettant de faire émerger des documents d’archive les visions genrées du droit. Le premier axe s’intéresse ensuite aux discours genrés et à ceux sur le genre que le droit produit (Axe 1 — Des discours juridiques légitimant une bicatégorisation à la défaveur des femmes). Après cette analyse du discours, le second axe du dossier investigue les pratiques des actrices et acteurs du droit confronté·es aux catégories genrées, qu’elles leur soient imposées ou qu’elles révèlent le poids juridique inégal attaché à l’une ou à l’autre des deux catégories principales découlant de la bicatégorisation de sexe traditionnelle, à savoir femmes et hommes (Axe 2 — Des pratiques juridiques exposant les catégories de genre).

Prologue méthodologique

À la suite de de l’ANR-REGINE lancé en 2011, les analyses juridiques féministes dans la sphère académique française cherchent à s’appuyer sur des éléments méthodologiques solides afin de relever les inégalités de traitement que le droit fait subir aux femmes. Si les feminist legal studies construisent un appareil critique depuis les années 1970 au sein du monde anglo-saxon21, la recherche française en histoire du droit manque encore cruellement d’outils épistémologiques pour concevoir les catégories genrées dans le domaine juridique. La grille de lecture élaborée par l’ANR-HLJPGenre depuis 2022 et présentée dans ce numéro par Prune Decoux et Hélène Duffuler-Vialle constitue à ce titre une contribution nécessaire en la matière (Article 1). La démarche de l’ANR-HLJPGenre vise à remédier à l’acculturation tardive des études de genre en droit. Ce projet collectif propose une analyse des systèmes juridique et judiciaire au prisme du genre. Il a mis au point un instrument de lecture qui se trouve par la même occasion « pensé, discuté, testé et retesté par une équipe de recherche ». La finalité de cette proposition heuristique et de l’article qui en résulte est double : offrir à d’autres chercheurs et chercheuses un outil opérationnel clé en main et soumettre cet outil à une analyse critique. Cette démarche s’avère d’autant plus bienvenue que, même parmi les pays francophones, la France ne fait pas office de précurseuse concernant les questions féministes en droit. En effet, voilà trente ans qu’outre-Atlantique, les Cahiers de droit consacraient leur numéro spécial à « L’influence du féminisme sur le droit au Québec » (1995)22. Quatre ans plus tard, les actes de la journée d’étude intitulée « Les femmes et le droit. Constructions idéologiques et pratiques sociales » étaient publiés à Bruxelles23. La lecture de ce numéro spécial et des actes de cette journée d’étude fait apparaître clairement que le droit, au-delà de constituer lui-même une catégorie genrée, participe à la reproduction des catégorisations de genre24.

Axe 1 — Des discours juridiques légitimant une bicatégorisation à la défaveur des femmes

L’histoire tend à démontrer l’influence du droit tant en matière de création que de garantie des catégorisations genrées. L’étude des textes juridiques fait apparaître combien les impensés concernant le genre sont prégnants quelle que soit la branche mobilisée. Du point de vue des droits, la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne publiée en 1791 par Olympe de Gouges constitue un jalon moderne de la reconnaissance des distinctions genrées et de l’infériorité infondée des femmes par rapport aux hommes25. L’affirmation, qui se veut une prise de conscience sociale au lendemain de la Révolution, s’illustre particulièrement au sein de l’article 1er du texte : « La femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits ». Le droit post-révolutionnaire, déterminé à tirer un trait en pointillés sur celui de l’Ancien Régime, vient au contraire entériner les inégalités de genre et, en ne déterminant que deux sexes légaux, y attacher des fonctions sociales bien précises. Les articles 213 et suivants du Code civil de 1804 constituent à ce titre des exemples datés mais éclairants. La perspective maritale napoléonienne, voulant faire table-rase du droit antérieur, continue pourtant à envisager les femmes uniquement sous l’angle de l’incapacité juridique, à ne penser leurs droits que par rapport à ceux des hommes.

Cette considération des femmes uniquement par rapport aux hommes a guidé en grande partie notre lecture des sources anciennes, qu’il est nécessaire de complexifier. L’historiographie a eu tendance à considérer que les femmes n’étaient pas nommées dans les discours judiciaires grecs afin de préserver leur pudeur et leur image, les femmes n’étant pas censées interférer avec le monde masculin. Ainsi, Nicolas Siron montre que, dès les discours juridiques de l’Athènes classique, il s’avère difficile de nommer les femmes indépendamment des liens qu’elles entretiennent avec le monde masculin (Article 2). À la place, elles sont désignées par une périphrase, indiquant leur lien de filiation ou encore de mariage. L’analyse du discours Contre Euboulidès montre une pratique plus complexe, relevant des stratégies argumentatives des orateurs. La femme est ici désignée comme mère, car le lien de filiation est au centre de l’enjeu. Les hommes ne sont pas systématiquement nommés mais le sont lorsque cela sert les intérêts de l’argumentation. Par ailleurs, l’insistance sur le lien de filiation permet aussi de légitimer les serments testimoniaux, prêtés sur la tête des enfants.

Historiquement, le droit n’est pas exempt des présupposés de genre qui visent à entretenir des catégories genrées et les inégalités qui en découlent. Au fondement des organisations sociales humaines, il influence la vision des personnes en matière de genre et se font les relais, parfois involontaires, des déséquilibres juridiques existants. Ainsi, l’analyse proposée par Clarisse Meykiechel des discours antiféministes dans la France de la première moitié du xxe siècle met en lumière l’utilisation orientée du droit comme argument en soutien auxdites théories (Article 3). L’idée sous-jacente est de maintenir les femmes dans un état d’infériorité persistant dans les sources juridiques et de les cantonner aux rôles induits par des catégories de genre verrouillées. L’utilisation des discours juridiques au service de l’antiféminisme durant l’entre-deux-guerres s’intensifie à mesure que les revendications féministes se font entendre et sont reconnues par la société française. Outre les normes institutionnalisant clairement les inégalités de genre, telles celles liées au régime matrimonial et contenues dans le Code civil depuis 1804, l’apparente neutralité du droit dans sa rédaction n’empêche pas son détournement afin de conserver des hiérarchisations genrées. L’acmé est atteinte lorsque les pouvoirs publics, comme le gouvernement de Vichy, se font le relais de l’antiféminisme et l’intègrent pleinement dans le discours juridique.

La conception juridique française des catégorisations genrées s’exporte au-delà des frontières métropolitaines pour trouver outre-mer un cadre original d’application. Au sein de la fédération de l’Afrique occidentale française (AOF), le droit colonial illustre particulièrement les différences genrées qu’il admet sur le sol français lorsqu’il se trouve confronté aux actes sorcellaires ayant cours à l’époque coloniale. L’administration française se présentait alors comme apportant la civilisation aux populations colonisées. Dans les territoires ultramarins de l’Afrique occidentale française à l’époque coloniale, la puissance publique s’efforce de lutter contre les actes sorcellaires commis par les populations colonisées en raison des troubles à l’ordre public colonial que leur usage cause (Maxime Tourette — Article 4). La documentation issue des administrateurs coloniaux fait état de l’attention particulière portée à la sorcellerie féminine, qui laisse entrevoir de multiples dilemmes propres à l’action civilisatrice, entre émancipation et persistance des inégalités de genre. Il en ressort que dans sa lutte contre les pratiques sorcellaires réprimées, l’administration coloniale ne se préoccupe qu’à la marge du genre des personnes présumées sorcières.

Loin de rejeter les conceptions classiques et celles, modernes, qui s’en inspirent quant à la place des femmes en société, le droit français contemporain persiste à vouloir les faire dépendre de leurs pendants masculins. Les discours à leur sujet poursuivent l’idée d’une relative incapacité juridique liée à la féminité et, par là, celle d’une infériorité face à la domination masculine. Le droit matrimonial post-révolutionnaire est particulièrement éclairant concernant la domination des hommes à l’encontre des femmes ; l’un des exemples les plus frappants en la matière reste le délai de viduité, introduit dans le Code civil de 1804. Cette disposition, initialement conçue comme non spécifique à un genre, impose en l’occurrence aux femmes un certain temps avant de pouvoir se remarier à la suite d’une séparation ou un décès. Si l’objectif initial du droit est de limiter les incertitudes filiales, Marie Dry montre bien que les discours mobilisés afin de conserver la norme dans le régime matrimonial visent à maintenir une hiérarchie et des inégalités entre femmes et hommes (Article 5). Alors même que les tests ADN permettent d’établir avec certitude la filiation, il faut attendre 2004 en France pour que le délai de viduité soit abandonné. Il ne s’agit donc pas là d’une disposition juridique sexospécifique en raison de caractéristiques biologiques liées à l’accouchement, mais une façon d’assigner les femmes à un rôle déterminé, celui de la maternité. Le droit se conçoit alors comme un plein instrument de légitimation de la domination masculine à l’encontre des femmes.

Axe 2 — Des pratiques juridiques exposant les catégories de genre

Toujours dans la lignée des travaux de Pound, la seconde partie de ce dossier s’intéresse donc au droit en pratique. Elle met en lumière la façon dont les justiciables emploient le droit pour modifier ou contredire les catégorisations genrées dont découlent un certain nombre d’inégalités. Tout comme les usages sociaux déterminent le contenu du droit, l’activité jurisprudentielle pose un cadre nécessaire à l’élaboration d’un droit à proximité des justiciables. Les tribunaux doivent alors composer avec les catégorisations genrées auxquelles sont assujettis les justiciables, qu’ils aient ou non des liens avec le monde judiciaire. Dans une société où le droit peut géographiquement diverger, l’étude de la prise en compte des catégories de genre d’une instance à l’autre s’avère d’autant plus intéressante.

C’est ce que se propose de faire Romain Facchini en appréciant la place occupée par les femmes-marchandes dans la sphère provençale de l’Ancien Régime (Article 6). L’étude des mémoires d’avocats montre les limites des opportunités offertes aux femmes dans l’exercice de la pratique commerçante. Malgré la possibilité qui leur est reconnue par les textes d’exercer ce métier, les femmes sont contraintes par d’autres normes, tel le régime matrimonial ou les règlements des corporations. À partir de l’étude des mémoires d’avocat (factums), cet article présente l’encadrement des femmes marchandes marseillaises dans la seconde moitié de l’Ancien Régime. Malgré leur possibilité d’exercer, la pratique commerçante est souvent gênée par la règlementation de corporations ou encore par le lien conjugal, pour la jouissance des bénéfices du commerce ou l’engagement de la responsabilité. Ainsi, la mise en relation de ces différentes normes dans les affaires judiciaires nuance un discours d’autonomie relatif au commerce, qui se trouve amoindri par la représentation des femmes dans les textes sur le mariage. La pratique s’avère évidemment bouleversée par les changements sociaux importants qui peuvent survenir, bien que le dépassement des catégories genrées et des rôles qu’elles induisent reste une gageure dans l’histoire juridique française.

Dans la droite ligne des développements qui ont su montrer comment le droit reproduit les catégorisations traditionnelles de genre et par conséquent les inégalités femmes-hommes, Oona Le Meur intègre l’étude ethnographique d’une juridiction belge de première instance en matière pénale. Elle met ainsi en lumière les mécanismes juridiques de ladite reproduction et les outils permettant de les déceler (Article 7). Pour ce faire, son travail interroge la dimension genrée du raisonnement juridique, et en particulier les paramètres qui structurent le raisonnement juridique dans les affaires de viol ; notamment la production située de la notion de « crédibilité ». Son approche ethnographique permet la mise au jour d’éléments récurrents qui sont systématiquement discutés au cours des échanges. Il devient alors possible de montrer, en prenant appui sur des exemples concrets, à quel point les catégories genrées jouent un rôle structurant dans le raisonnement scientifique, d’une part, et d’autre part à quel point ces catégories genrées fonctionnent de façon binaire et antagoniste.

Enfin, la doctrine joue un rôle conséquent en ce qu’elle peut constater, voire anticiper les préoccupations juridiques qui peuvent peser sur les femmes et leur statut. Ainsi, la doctrine n’influence pas uniquement les instances judiciaires en matière de prise en compte par le droit des catégorisations genrées, de même que celles-ci ne sont pas les seules à relever les inégalités de traitement selon le genre dans la sphère juridique. L’administration se voit régulièrement confrontée aux différences de statut qui dépendent des déséquilibres attachés au genre. Il lui revient dès lors de dépasser ces catégories et d’appliquer un droit le plus neutre possible quant au traitement des administré·es. L’exclusion de certaines femmes du droit d’asile par les autorités compétentes est-elle revêtue de justifications objectives quant au genre des requérant·es, comme le relève Juliette Guiot (Article 8) ? Comme le rappelle son article, le genre est désormais un critère essentiel dans la reconnaissance d’une protection internationale, tout comme il l’est dans la mise en œuvre des clauses d’exclusion. L’autrice s’attarde sur les représentations sociales attachées aux femmes et montre comment ces représentations font osciller les juges entre clémence et sévérité. Elle se demande notamment si les stéréotypes de genre empêchent les juges de reconnaître que les femmes peuvent être coupables d’actes d’une grande violence, ou comment le modèle masculin influence la jurisprudence alors même que le texte est plus neutre26. Elle revient également sur la demande formulée par la Cour de justice de l’Union européenne quant à la création d’un « groupe social des femmes » pour permettre une meilleure application du droit d’asile27.

L’ensemble de ces travaux, qu’ils soient entièrement précurseurs ou qu’ils poursuivent des questionnements ébauchés au sein des approches critique du droit ces dernières années, font la force de ce premier numéro de la revue Mélété. Ils soulignent également combien l’histoire juridique en France doit encore se saisir pleinement des questions liées au genre et aux inégalités de traitement affectant négativement les femmes.

Notes

1 Cela recouvre une obligation à une activité sexuelle au sein du couple. Return to text

2 CEDH H.W c. France, no 13805/21, § 89. Return to text

3 En 2022, 373 000 femmes en moyenne ont été victimes de violences physiques, sexuelles et/ou psychologiques par leur conjoint ou leur ex-conjoint. Pour les chiffres, consulter : https://arretonslesviolences.gouv.fr/je-suis-professionnel/chiffres-de-reference-violences-faites-aux-femmes (consulté le 31/01/2025). Return to text

4 Épistémologiquement, le genre a d’abord été utilisé comme un synonyme de sexe puis son sens s’est modifié pour recouvrir l’ensemble des comportements et représentations sociales sur le modèle d’une bicatégorisation entre les sexes. Cependant, cette conceptualisation a été nuancée par certains penseurs. Par exemple, Thomas Laqueur met en lumière l’importance culturelle dans la conception autonome du sexe féminin par rapport au masculin. T. Laqueur, La fabrique du sexe : essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992 ; S. Hennette-Vauchez, « Analyse juridique du genre », R. Encinas de Muñagori, S. Hennette-Vauchez, C. Miguel Herrera, O. Leclerc (dir.), L’analyse juridique de (x). Le droit parmi les sciences sociales, Paris, Kimé, 2016, p. 115-116. Return to text

5 À rebours de cette conception, certains articles de ce dossier (ainsi que la présente introduction) valorisent l’emploi de l’écriture inclusive dans ses formes multiples. En effet, que ce soit le point médian, la forme épicène ou la double flexion (la juxtaposition du masculin et du féminin), ce type d’écriture permet de préciser les formulations et de pointer les impensés de la langue. Voir à ce sujet la bibliographie sélective proposée par la Bibliothèque nationale de France, Trouble dans la langue. De la féminisation à l’écriture inclusive, mars 2022, https://www.bnf.fr/sites/default/files/2022-03/Biblio_trouble_dans_la_langue_mars22.pdf (consulté le 31/01/2025). Return to text

6 Selon les termes de Roscoe Pound dans son article précurseur du réalisme américain, « Law in books and law in action », American law review, no 44, 1910, p. 12-38. Une traduction en français réalisée par Prune Decoux est disponible en ligne : R. Pound, « Le droit des livres et le droit en pratique », Clio@Themis, no 11, 2016, p. 1-23, http://journals.openedition.org/cliothemis/1124 (consulté le 31/01/2025). Return to text

7 Par exemple, même si le père et la mère disposent de l’autorité parentale, il est commun pour le juge d’accorder la garde à la mère à qui on prête plus facilement, dans la société occidentale, des devoirs familiaux. Return to text

8 À cet égard, le genre n’est qu’un des nombreux prismes au moyen desquels il est possible d’étudier les dominations entretenues par le droit. L’intersectionnalité permet d’envisager l’action simultanée de différentes discriminations (âge, genre, race, classe sociale…). Voir à ce sujet K. Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, no 1, 1989, p. 139-167. Return to text

9 Citons la création de la Harvard Journal of Law and Gender en 1977 et A. C. Scales, « The Emergence of Feminist Jurisprudence: An Essay », Yale Law Journal, vol. 95, no 7, 1986, p. 1373-1403. Return to text

10 Par exemple : G. Fraisse, Muse de la raison. La démocratie exclusive et la différence des sexes, Aix-en-Provence, Éditions Alinea, 1989. Return to text

11 Sur ce sujet : C. Cardi et A.- M. Devreux, « Le genre et le droit : une coproduction. Introduction », Cahiers du Genre, no 57, 2014, p. 7. Return to text

12 Par exemple, la loi Veil de 1975 relative à l’IVG renvoyait à l’état de détresse de la femme enceinte (cette disposition perdure jusqu’à 2014). Une telle formulation invite à une vision uniformisante des femmes, sans distinction au sein du groupe. Return to text

13 Citons l’article 34 de la Constitution de 1958, modifié le 8 mars 2024. Il dispose : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. ». En protégeant l’IVG, il l’associe aux femmes. Les femmes sont ici associées au groupe assigné féminin à la naissance, les femmes cisgenres. En outre, l’emploi du singulier renforce l’uniformisation et la stéréotypisation. Une formulation plus inclusive impliquerait d’employer le pluriel et de remplacer « femme » par « personnes pouvant enfanter ». Return to text

14 Entre autres : P. Charlot et É. Gasparini (dir.), La femme dans l’histoire du droit et des idées politiques, Dijon, EUD, 2008, p. 93-121 ; C. Bontemps, Mariage — Mariages, Paris, PUF, 2001 ; Y. Thomas, « La division des sexes en droit romain », G. Duby et M. Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, P. Schmitt Pantel, Tome 1 : l’Antiquité, Paris, Plon, 1991, p. 103-168 ; V. Demars-Sion, Femmes séduites et abandonnées au xviiie siècle. L’exemple du Cambrésis, Hellemmes, Ester, 1991. Return to text

15 Le projet est coordonné par Hélène Duffuler-Vialle (Université d’Artois) et publiera un ouvrage collectif en 2025. Site de l’ANR : https://hljpgenre.hypotheses.org/le-projet-anr-hljpgenre/presentation-de-lequipe (consulté le 31/01/2025). Return to text

16 « Un régime de genre peut être défini comme un agencement particulier et unique des rapports de sexe dans un contexte historique, documentaire et relationnel spécifique ». D. Lett, « Les régimes de genre dans les sociétés occidentales de l’Antiquité au xviie siècle », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 67, no 3, 2012, p. 565-566. Return to text

17 C’est d’ailleurs en ce sens que se comprend la célèbre citation de Simone de Beauvoir « on ne naît pas femme, on le devient » dans S. de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, tome 2, Paris, Gallimard, 1976 [1949], p. 13. Return to text

18 R. Hunter, E. Rackley (dir.), Justice for everyone: The jurisprudence and legal lives of Brenda Hale, Cambridge, Cambridge University Press, 2022. Return to text

19 O. Bowcott, « Lady Hale: Supreme Court should be ashamed if diversity does not improve », The Guardian, 6 novembre 2015, https://www.theguardian.com/law/2015/nov/06/lady-hale-supreme-court-ashamed-diversity-improve (consulté le 15/02/25). Return to text

20 M. Bentham, Entretien avec Lord Sumption, « Rush for gender equality with top judges 'could have appalling consequences for justice' », The Standard, 21 septembre 2015, https://www.standard.co.uk/news/uk/rush-for-gender-equality-with-top-judges-could-have-appalling-consequences-for-justice-a2952331.html (consulté le 15/02/25). Return to text

21 A. Revillard, K. Lempen, L. Bereni, A. Debauche et E. Latour, « À la recherche d’une analyse féministe du droit dans les écrits francophones », Nouvelles Questions Féministes, vol. 2, no 28, 2009, p. 4-10, https://doi.org/10.3917/nqf.282.0004 (consulté le 15/02/25). Return to text

22 L. Langevin (dir.), « L’influence du féminisme sur le droit au Québec », Cahiers du droit, vol. 1, no 36, 1995, p. 3-320. Return to text

23 A. Devillé et O. Paye (dir.), Les femmes et le droit. Constructions idéologiques et pratiques sociales, Bruxelles, Presses Universitaires de Saint-Louis, 1999. Return to text

24 S. Hennette-Vauchez et C. Girard, « Théories du genre et théorie du droit », Savoir/Agir, vol. 2, no 20, 2012, p. 55. Return to text

25 O. de Gouges, « Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne [1791] », Les Cahiers du CREDEF, no 2, 1996, p. 280. En amorce de l’annexe du hors-série consacré à « La démocratie “à la française” ou les femmes indésirables », Olivier Blanc précise que ce « pastiche de la Déclaration […], rédigé dans l’indignation du moment, sur le mode de la dérision, sans prétention, […] donna donc lieu à plaisanterie, comme elle l’avait prévu, mais aussi à réflexion, comme elle le souhaitait ». Return to text

26 Il faut attendre des décisions tardives pour changer la donne : CJUE, 16 janvier 2024, aff. c. 621/21 : « les femmes, dans leur ensemble, peuvent être regardées comme appartenant à un “certain groupe social”, au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous d), de la directive 2011/95, lorsqu’il est établi que, dans leur pays d’origine, elles sont, en raison de leur sexe, exposées à des violences physiques ou mentales, y compris des violences sexuelles et des violences domestiques. » Return to text

27 Poursuivant ainsi une réflexion entamée il y a quelques années par Alexandra Korsakoff. Voir à ce sujet A. Korsakoff, Vers une définition genrée du réfugié. Étude de droit français, Paris, Mare & Martin, 2021. Return to text

References

Electronic reference

Claire Laborde-Menjaud, Alexandrine Nedelec and Maxime Tourette, « Introduction », Mélété [Online], 01 | 2025, Online since 03 juin 2025, connection on 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/melete/index.php?id=77

Authors

Claire Laborde-Menjaud

Claire Laborde-Menjaud est doctorante au sein du Centre d’Histoire et d’Anthropologie du Droit (CHAD) de l’université Paris Nanterre. Ses travaux portent sur la condamnation de la mémoire sous l’Empire Romain. Elle rédige une thèse intitulée « Damnatio memoriae. Les politiques antiques de la mémoire » sous la direction de la Professeure Soazick Kerneis.

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Alexandrine Nedelec

Alexandrine Nedelec est maîtresse de conférences en civilisation britannique à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses travaux portent sur l'articulation entre droit et genre au Royaume-Uni, en particulier au prisme de l'intersectionnalité et concernant les questions reproductives et les professions juridiques.

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Maxime Tourette

Maxime Tourette est doctorant au sein du Centre d’histoire et d’anthropologie du droit (CHAD) à l’université Paris Nanterre. Il rédige actuellement une thèse intitulée « Les crimes rituels en Afrique occidentale. Les pratiques traditionnelles pénalement répréhensibles pour le colonisateur français (1903-1945) » sous la direction de la Professeure Soazick Kerneis.

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