Dans les quatre premiers vers des Métamorphoses, comme il est d’usage dans l’épopée, Ovide annonce succinctement le sujet de son œuvre : il retracera l’histoire du monde depuis ses origines jusqu’au temps présent, à travers l’exposition d’épisodes de métamorphose. L’incipit des Métamorphoses s’achève cependant sur une précision d’ordre formel, tout sauf topique, qui constitue de fait une déclaration de poétique et une revendication de l’originalité de son projet narratif : les épisodes de transformation recueillis ne constitueront pas une collection de récits détachés mais seront liés en un perpetuum carmen1, un chant ininterrompu. Parmi les artifices rhétoriques permettant d’assurer l’unité de la matière foisonnante des Métamorphoses, artifices qui se situent au cœur même de la poétique élaborée par Ovide2, l’art de la liaison des fables est certainement le plus patent ; et si l’exhibition de virtuosité dans les enchaînements des épisodes a pu faire l’objet de critiques dès l’Antiquité (Quintilien compare les transitions ovidiennes à des tours de passe-passe sentant l’école3), les commentateurs et les traducteurs français de la Renaissance ont exalté d’une voix presque unanime cette technique de disposition et de tissage de la matière.
Clément Marot, traducteur des livres I (1534) et II (1543) des Métamorphoses, affirme que l’excellence du chef-d’œuvre ovidien est déterminée par la douceur du style, par la richesse de la matière et par « le grand nombre des propos tombant de l’un en l’autre par liaisons si artificielles, qu’il semble que tout ne soit qu’un4 ». Les liaisons, en particulier, sauraient assurer la parfaite cohésion du livre, qui rassemble le plus grand nombre de « diversités5 ». Barthélemy Aneau, qui prolonge le travail de Marot en traduisant le livre III (1556), reprend et développe les remarques de son prédécesseur, en soulignant surtout l’efficacité des enchaînements et des transitions :
Or est il vray que entre toutes les Poësies Latines n’en y a point de si ample, ne de tant riche, si diverse, et tant universelle que la Metamorphose d’Ovide qui contient en quinze livres composez en beaux vers Heroiques toutes les fabulations (ou à peu pres) des Poëtes, et scripteurs anciens tellement liées l’une à l’autre, et si bien enchainées par continuelle poursuycte, et par artificielles transitions : que l’une semble naistre, et dependre de l’autre successivement, et non abruptement : combien qu’elles soient merveilleusement dissemblables de diverses personnes, matieres, temps, et lieux6.
Jacques Peletier, quant à lui, considère l’agencement des fables comme l’aspect le plus remarquable des Métamorphoses, au point d’écrire dans son Art poëtique (1555) que le « lustre » de cette œuvre se fonderait sur la seule dispositio, l’inuentio n’étant point originale7. En empruntant à Ovide une formule célèbre, on pourrait affirmer que dans les Métamorphoses, selon Peletier, materiam superat opus : « l’art surpasse la matière8 ». Des jugements analogues sont émis par nombre d’autres commentateurs de l’époque, et pas uniquement par les Français : l’Allemand Georg Sabinus et le Néerlandais Willem Canter, pour ne donner que deux exemples, ne cachent pas, dans leurs commentaire (1555) et abrégé des Métamorphoses (1564), leur admiration pour l’artificiosa dispositio et pour la perpetua connexio du poème ovidien9.
Or, bien que l’opération de tissage d’une matière composite soit l’un des fondements mêmes du projet des Métamorphoses, et bien que les humanistes aient pleinement reconnu le caractère exceptionnel de ce projet, l’unité du perpetuum carmen a été brisée dans la plupart des traductions et des adaptations parues en France durant la première Modernité. Dans ces ouvrages, le texte ovidien est généralement morcelé en une série de sections qui, en fonction des dispositifs de découpage employés, peuvent atteindre divers degrés d’autonomie, jusqu’à l’effacement de tout rapport de continuité avec les sections limitrophes. Cette pratique éditoriale reflète et encourage la diffusion d’une approche du texte concurrente, voire opposée à celle prônée par les humanistes cités ; il s’agit d’une approche privilégiant la lisibilité de la materia (les éléments disparates qui forment l’ouvrage) au détriment de celle de l’opus (l’articulation de ces éléments en un tout10). Le texte devient alors un répertoire de fables et, en même temps, d’exemples et d’apologues ; une collection de données érudites sur le monde ancien et, simultanément, un recueil de métaphores, de sentences et de morceaux de bravoure à imiter.
L’étude des critères de séparation des fables, des dispositifs de découpage adoptés et des dynamiques de continuité et de rupture dans l’évolution des protocoles éditoriaux des Métamorphoses françaises aux xvie et xviie siècles permettra d’aborder, dans une perspective croisant différents domaines d’enquête (de l’histoire du livre à l’exégèse ovidienne en passant par la programmation de la lecture), l’émergence et la transformation d’une pratique marquant profondément la réception française des Métamorphoses vernaculaires, au point d’en constituer l’une des spécificités. Les procédés de division et de « mise en recueil » des fables, en effet, ne rencontreront pas la même diffusion dans les autres pays européens11.
L’héritage médiéval : répertorier, informer, moraliser
On ne saurait traiter du découpage des Métamorphoses à l’époque moderne en France sans commencer par ce « monument de l’allégorèse médiévale12 » qu’est l’Ovide moralisé13. Composée au cours des années 1320, cette œuvre constitue une monumentale adaptation des Métamorphoses en vers français accueillant les apports de nombreuses sources secondaires et intégrant un commentaire allégorique s’étalant sur la moitié des quelque 72 000 octosyllabes qui composent l’ouvrage. La traduction du texte ovidien y est divisée en sections de longueur variable, suivies chacune d’un discours du translateur illustrant la (ou les) senefiance(s) de la fable qui vient d’être exposée. L’ouvrage se présente alors comme une suite d’épisodes distincts – dont l’extension s’avère moins déterminée par leur autonomie narrative et thématique que par les nécessités de l’interprétation allégorique –, alternant avec les moralisations du texte.
L’Ovide moralisé, qui connaît un succès aussi vaste que durable, est remanié plusieurs fois au fil des siècles. Un manuscrit de la mise en prose brugeoise réalisée autour de 1470 fournit notamment le texte de base, ainsi que le modèle pour la mise en page et pour les illustrations, de la Methamorphose publiée par Colard Mansion en 148414. Cette première version française imprimée des Métamorphoses propose à nouveau l’alternance de fables et de moralisations qui caractérisait l’Ovide moralisé, et le morcellement de la matière en unités discrètes est souligné par l’insertion de blancs et de sous-titres isolant les différentes sections. Introduite par la traduction du De formis figurisque deorum de Pierre Bersuire15 (un petit traité consacré à la représentation figurative et à la moralisation des dieux anciens) et pourvue d’un index des fables, la Methamorphose de Mansion se prête à être utilisée comme un ouvrage de consultation : un who’s who des divinités païennes, soit un manuel d’iconologie et d’interprétation de la mythologie gréco-latine.
Entre la fin la fin du xve et le début du xvie siècle, la Methamorphose de Mansion est réimprimée cinq fois à Paris sous un nouveau titre, La Bible des poëtes16, dont trois éditions voient le jour chez Antoine Vérard (1493, 1498, 1507) et deux chez Philippe Le Noir (1523, 1531). L’atelier de Vérard produit aussi des exemplaires de luxe, enrichis d’un appareil iconographique somptueux : dans ces volumes, l’insertion d’une illustration au seuil de chaque fable corrobore l’autonomie des différentes sections, tout en permettant de saisir visuellement la continuité des séquences narratives divisées en plusieurs épisodes.
Une version remaniée de la Bible des poëtes, amputée des moralisations, soumise à un nouveau découpage et accueillant de nombreuses vignettes (généralement placées au début des séquences narratives) paraît à Lyon en 1532 et sera réimprimée jusqu’à la fin du xvie siècle. Il s’agit du Grand Olympe des histoires poëtiques du prince de poësie Ovide Naso17, la première édition en petit format des Métamorphoses vernaculaires et le dernier avatar de l’Ovide moralisé jouissant d’une large diffusion. Le choix de supprimer les moralisations doit sans doute être mis en rapport avec le discrédit dont la tropologie médiévale fait l’objet depuis quelques décennies, ainsi qu’avec la diffusion de dictionnaires mythologiques et d’éditions des mythographes anciens qu’on observe à la même époque18. Cette opération permet à l’éditeur d’introduire des changements dans la grille de découpage, qui désormais ne dépend plus des allégorisations et apparaît articulée en chapitres isolant soit des séquences narratives (fables entières ou épisodes), soit des harangues, requêtes, complaintes et autres discours. Aussi marque-t-elle un premier pas vers d’adoption d’une nouvelle approche éditoriale et herméneutique, qui émergera pleinement au cours des années 1530-1540.
Les traductions humanistes : la restauration (temporaire) du perpetuum carmen
Le modèle établi par les éditions de Mansion et de Vérard domine le panorama des Métamorphoses françaises jusqu’à la parution d’un ouvrage novateur, le Premier livre de la Metamorphose d’Ovide, traduit par Clément Marot19 (1534), qui s’aligne sur la politique culturelle promue par François Ier et intègre les apports de l’humanisme italien dans les domaines de l’édition et de l’exégèse ovidiennes. Le but affiché de Marot n’est pas de transmettre la simple connaissance des mythes anciens et de leurs interprétations, mais de mettre à disposition des lecteurs peu férus de latin (notamment les poètes vernaculaires et les peintres) un texte aussi proche que possible de l’original, tout en contribuant à la « decoration grande20 » de la langue française. Pour ce faire, Marot ne remanie pas une traduction préexistante, mais travaille directement sur le texte latin ; aussi s’appuie-t-il sur le commentaire de Raphaël Regius21, dans lequel les interprétations moralisantes et les pratiques de fragmentation du texte sont fermement réprouvées22. Son éloge des « lyaisons artificielles » des fables, qu’il partage avec Regius, apparaît dès lors en contradiction avec la décision d’adopter un dispositif de découpage, fût-il plutôt discret et fondé sur l’Index des fables établi par Regius23. Marot a probablement pris conscience de cette contradiction car, dans sa traduction du Second livre de la Metamorphose de Ovide24 (1543), les vers se succèdent sans aucune coupure : pour la première fois, une traduction française moderne des Métamorphoses restitue l’un des livres composant le carmen ovidien dans sa perpetuitas.
Le travail de Marot, interrompu après sa mort en 1544, est prolongé dans les années suivantes par François Habert et par Barthélemy Aneau. Habert, qui traduit d’abord six livres (1549) puis les quinze livres des Métamorphoses25 (1557), suit le modèle du Second livre marotique : dans sa version en décasyllabes, sans illustrations26 ni commentaires, le texte n’est aucunement segmenté ; des sous-titres et de rares gloses sont cependant présents dans les marges. Aneau, quant à lui, introduit dans son édition des trois premiers livres27 (1556) des illustrations et des commentaires, sans pourtant procéder au découpage du texte. Bien que les marges du volume d’Aneau soient envahies par une foule d’éléments péritextuels (sous-titres, gloses philologiques, explicatives et interprétatives28), la traduction suit son cours sans interruption, inscrite dans un cadre gravé. Les illustrations qui jalonnent la traduction, d’ailleurs, ne suscitent aucun effet de fragmentation du texte : au lieu de signaler le début des séquences diégétiques, elles fournissent un support visuel au contenu des vers entre lesquels elles sont insérées.
À la même époque où Habert et Aneau poursuivent le projet marotique de restitution du perpetuum carmen, l’éditeur lyonnais Jean de Tournes publie une adaptation des Métamorphoses fondée sur un programme diamétralement opposé et inspirée d’œuvres comme les Figures de la Bible et les recueils d’emblèmes qui, dans les années centrales du xvie siècle, sont particulièrement prisées sur le marché du livre lyonnais. Dans la Metamorphose d’Ovide figurée29 (1557), le texte ovidien est amputé d’une partie des fables et réduit en cent-soixante-dix-huit huitains précédés d’un titre et d’une illustration ; chaque groupe composé du titre, d’une illustration et d’un huitain, est inséré dans un cadre richement orné et occupe une page entière. Ce format emblématique efface toute trace de l’opus ovidien (distribution des fables, liaisons, division en quinze livres) pour ne garder que la materia, réorganisée selon un principe de sérialité : même dans les cas où une séquence narrative s’étale sur plusieurs huitains, aucun élément typographique ne suggère l’existence d’un rapport de continuité entre eux. Au demeurant, l’unité de cette collection de « métamorphoses » détachées n’est assurée que par l’uniformité thématique et surtout (typo)graphique des parties qui la composent. Ce dernier aspect, par ailleurs, contribue d’une façon capitale au succès de ce petit ouvrage : le programme iconographique réalisé par Bernard Salomon devient une référence pour l’illustration d’Ovide en Europe jusqu’au xviie siècle.
Les bois de B. Salomon, employés ou copiés dans nombre d’éditions, traductions et réécritures des Métamorphoses parues dès la fin des années 155030, dessinent également la grille de division interne de la dernière version intégrale des Métamorphoses parue au xvie siècle, l’Olympe publié par Jean II de Tournes31 (1582). Rédigé en prose et publié sous forme anonyme, l’Olympe opère une synthèse des différents dispositifs de découpage conçus au cours des décennies précédentes. Tout comme dans la Bible des poëtes, une illustration est associée à chaque fable – ou, plus précisément, dans l’Olympe chaque fable est associée à une illustration : avec peu d’exceptions, l’extension des fables ne coïncide pas avec celle des séquences narratives ou thématiques, mais est adaptée à l’appareil iconographique réalisé quelque vingt-cinq ans plus tôt pour la Metamorphose figurée, ce qui implique dans de nombreux cas le morcellement d’un seul épisode ou, inversement, la fusion de plusieurs épisodes distincts en une seule fable. Cependant, tout comme dans les éditions illustrées d’Habert (après 1573) et d’Aneau, les gravures ne sont pas insérées au début des fables, mais en correspondance des passages évoquant les actions représentées, alors que les sous-titres et les gloses sont relégués dans les marges et reportés dans un index. Le seul élément qui signale la séparation des fables est l’indication de la numérotation, insérée dans le texte en caractères de petite taille. En raison de ces choix typographiques et éditoriaux, la segmentation de l’Olympe apparaît extrêmement discrète et ne gêne aucunement la lecture filée de l’œuvre.
Pour résumer, une variété remarquable de traductions et d’adaptations des Métamorphoses est accessible sur le marché du livre à la fin du xvie siècle : le remaniement d’une mise en prose d’une traduction médiévale (Grand Olympe32, dont une réélaboration en vers paraît en 159533), qui transmet un texte désormais ancien et perpétue une approche relevant clairement de la lecture par morceaux ; une traduction en vers (Habert34) qui hérite du modèle marotique et restitue un texte non découpé ; une adaptation au format emblématique (Metamorphose figurée35) qui efface la structure originaire de l’œuvre tout en imposant à sa matière un schéma sériel ; et enfin, une traduction en prose (Olympe36) qui réussit à concilier deux approches éditoriales apparemment antinomiques. Cette variété sera cependant destinée à disparaître dès les premières années du siècle suivant.
Le siècle des mises en recueil
En 1603, Charles et Raymond de Massac publient la première partie de leur traduction des Métamorphoses en alexandrins, qui ne sera complétée qu’en 1617 et ne connaîtra pas d’impressions ultérieures37. Se conformant au protocole suivi par Habert38 (usage du vers ; absence de découpage, d’illustrations et de commentaires allégoriques ; recours parcimonieux aux sous-titres et aux gloses dans les marges), cette traduction s’avère singulièrement intempestive car les lecteurs du xviie siècle priseront tout particulièrement les versions en prose, découpées, illustrées et commentées, sur le modèle de celle que Nicolas Renouard publiera en 160639.
Véritable best seller de la première moitié du siècle (quelque vingt-cinq éditions paraissent entre 1606 et 1658), la traduction de Renouard adopte un dispositif de découpage particulièrement visible et articulé : chaque fable, séparée de la précédente par un filet, est numérotée et précédée d’un résumé tiré des Narrationes fabularum ovidianarum, attribuées à Lactance Placide40. Le nombre et l’extension des fables diffèrent de ceux qui caractérisaient les traductions du xvie siècle car Renouard emprunte à Lactance la grille même de découpage, basée sur un critère apparemment tautologique mais novateur dans le domaine de l’édition des traductions des Métamorphoses : la séparation des épisodes principaux de métamorphose. L’appareil iconographique, qui varie d’une édition à l’autre, est composé soit de quinze planches en pleine page fournissant un aperçu synoptique des fables de chaque livre, soit de cent-trente-six vignettes insérées en tête des fables ou des regroupements de fables41. L’ouvrage inclut aussi quinze Discours dans lesquels le secret des Fables est compris – sous forme de dialogues, divisés en chapitres consacrés à chaque fable –, un appareil de gloses marginales, une Table des fables et des choses plus signalées une Table des chapitres de chacun discours et souvent, la traduction d’autres pièces d’Ovide et de Virgile. Une telle masse d’éléments paratextuels ainsi qu’un tel effort pour délimiter nettement le périmètre de chaque fable et guider le lecteur « parmi les ombres mensongères de tant de fables, pour en tirer la verité cachee42 » invitent à reconnaître une visée encyclopédique dans le projet de Renouard. Sa traduction commentée n’est certainement pas conçue pour rivaliser directement avec les sommes mythographiques érudites de Cartari, de Conti ou de Vigenère43 ; elle constitue néanmoins une œuvre de vulgarisation de la mythologie classique, accessible à un large public – en témoigne la variété des formats des différentes éditions, de l’in-folio à l’in-12o – et aisément consultable.
Au début des années 1650, Pierre du Ryer remanie la traduction de Renouard et l’enrichit de nouveaux commentaires44, en réalisant une version des Métamorphoses que pas moins de quatre générations de lecteurs français compulseront45. Si l’editio princeps (1655) reproduit encore la structure des éditions les plus sobres du texte de Renouard, le luxueux in-folio de 1660 introduit une réorganisation de la matière, contribuant à transformer les Métamorphoses de Du Ryer en un authentique « recueil de Fables », pour reprendre la définition qu’en donne l’éditeur Antoine de Sommaville46. À partir de l’édition de 1660, en effet, la lisibilité des liaisons ovidiennes disparaît complètement car chaque fable est enchâssée dans un péritexte exubérant : ce n’est qu’après le filet de fleurons en tête de page, l’indication de numérotation, l’illustration, le titre, le quatrain d’alexandrins annonçant le sujet et l’argument en prose tiré des Narrationes de Lactance qu’on trouve enfin la traduction de la fable, suivie de son explication. La fragmentation du texte va donc de pair avec la multiplication des modes d’accès à la matière (par l’image, l’épigramme, le scénario mythique, l’élaboration littéraire ovidienne et l’interprétation), un phénomène qui caractérise également la monumentale réécriture des Métamorphoses en rondeaux composée sur commande royale par Isaac de Benserade47 (1676). Tout en partageant avec la Metamorphose figurée de 1557 le procédé de désagrégation du perpetuum carmen et l’établissement d’un format sériel, cette œuvre emprunte à la traduction de Du Ryer le principe de la constellation textuelle et graphique associée à chaque fable. Chacune des deux-cent-vingt-six réductions qui composent le recueil de Benserade occupe deux pages : sur la page de gauche, l’illustration, le sujet de la fable (tiré des arguments de Du Ryer) et une brève citation du texte latin ; sur la page de droite, le titre de la fable et le rondeau de Benserade, véhiculant le plus souvent une interprétation moralisante.
Les deux dernières traductions complètes parues au xviie siècle, l’une en prose par Étienne Algay de Martignac48, l’autre en vers par Thomas Corneille49, n’incluent pas de commentaires mais adhèrent au principe de la mise en recueil. Il est intéressant, à ce propos, de lire un extrait de la préface de la version de Thomas Corneille.
Toutes les Fables, dont il [i. e. : Ovide] a fait le tissu de son admirable Poëme, estant differentes les unes des autres, je les ay regardées comme autant de Chapitres où le Lecteur se peut arrester, sans qu’il soit obligé de se souvenir de ce qu’il a leu, pour entendre ce qui luy reste encore à lire. […] Le grand nombre de Planches qui se trouvent dans cét Ouvrage, est une preuve que l’on n’a rien negligé pour luy donner tous les embellissemens qu’il estoit capable de recevoir. On en a mis une au commencement de chaque Fable, afin qu’elle represente d’abord aux yeux du Lecteur, ce que les Vers luy apprennent en suite en détail. […] En effet quelles grandes utilitez ne tire-t’on pas de la connoissance de la Fable, qui nous donne de si belles instructions de Morale, en nous apprenant à nous gouverner dans l’une et dans l’autre fortune, en détournant nostre esprit des passions déreglées par les exemples qu’elle nous propose des malheurs arrivez à ceux qui s’y sont abandonnez, et en nous enseignant la crainte de Dieu, crainte salutaire, qui vaut seule toutes les vertus ensemble50 ?
Autonomie des fables, légitimité de la lecture fragmentaire de l’œuvre, pertinence de la position liminaire des illustrations, défense de la valeur exemplaire et moralisatrice des fictions ovidiennes : les principes qui guident le travail de Th. Corneille, conformes aux usages courants dans l’édition des Métamorphoses vernaculaires au xviie siècle, s’avèrent au demeurant plus proches de ceux qui caractérisaient les traductions issues de la tradition médiévale que de ceux qui orientaient le travail des traducteurs humanistes.
Conclusion : qu’est-ce qu’une fable ?
Transformer la matière foisonnante et entrelacée de l’histoire métamorphique du monde en un « recueil de Fables » est une opération qui ne va pas de soi. Cet aperçu des pratiques de mise en recueil des Métamorphoses aux xvie et xviie siècles aura pu montrer que, bien au contraire, toute grille de découpage appliquée au texte ovidien est porteuse d’un programme de lecture, et même d’une conception différente de la nature des « fables ». Dans la Methamorphose de C. Mansion et dans la Bible des poëtes d’A. Vérard, où la segmentation est soumise aux nécessités de l’allégorèse, chaque fable est découpée et parfois remaniée en fonction de l’interprétation allégorique visée par le translateur. À partir des éditions non moralisées des années 1530, de nouveaux critères s’imposent, accueillant – avec quelques décennies de retard – les innovations introduites dans les éditions humanistes latines d’Ovide. Dans ces œuvres, le regard du traducteur est redoublé par celui du mythographe et du poète : les sous-titres du Grand Olympe et du Premier livre de Marot, ainsi que les manchettes des versions d’Aneau, de Habert et des Massac, isolent un nombre majeur de sections, non seulement dans le but de faciliter la consultation, mais aussi dans celui de signaler les passages présentant un intérêt particulier du point de vue mythographique, rhétorique et poétique. Chez Marot, Aneau, Habert et Massac, la mise en valeur de données érudites (attributs des divinités, informations sur la géographie et la cosmologie antiques etc.) et de passages dont la traduction et l’imitation sont susceptibles de contribuer à la « decoration grande » de la langue française (« L’intention du Poete », « Comparaisons », « Plaisantes et belles descriptions » etc.) atteste ces nouvelles préoccupations. Un cas à part est représenté par la Metamorphose figurée et par l’Olympe, où la logique du découpage est soumise à l’efficacité et à la variété du programme iconographique.
Au début du xviie siècle, la traduction de Renouard marque un véritable tournant dans la réception vernaculaire des Métamorphoses : d’un côté, elle relance la pratique du morcellement du texte ; de l’autre, elle propose pour la première fois un schéma de séparation des fables basé sur un critère uniforme, celui de la transformation. Ce même critère, intégré au cours du xviie siècle par la plupart des traductions et des adaptations, sera aussi le fondement du petit genre lyrique de la « métamorphose », diffusé à partir de la fin des années 163051, et du jeu de salon homonyme, attesté dans les années 167052.
Au reste, la pratique du découpage des Métamorphoses françaises aura joui d’une longévité remarquable : née au début du xive siècle avec l’Ovide moralisé, elle se porte encore parfaitement bien de nos jours, dans les éditions scientifiques tout comme dans celles adressées au grand public53.