Les Œuvres diverses de 1674 : Boileau auteur de recueil

DOI : 10.35562/pfl.207

Plan

Texte

« La mémoire de Boileau », souligne Christine Noille, « nous est […] parvenue par morceaux, et même en miettes1 ». Or, la discontinuité apparente du recueil est, chez Boileau, l’un des artifices par lesquels la fantaisie du poète sollicite l’acuité de son lecteur. L’observation des effets d’organisation, plus ou moins saillants, visibles dans les volumes poétiques publiés de son vivant, montre que Boileau invite à lire le recueil non pas comme un tout (au sens d’organisme fini) mais comme un ensemble (au sens de dispositif signifiant). C’est l’une des manières pour Boileau d’être poète que de produire des « effets » de recueil à rebours de l’arbitraire avec lequel la succession des pièces s’affiche dans ses choix éditoriaux successifs.

L’histoire éditoriale des « pièces » de Boileau (pour éviter de parler d’œuvre), ne commence par la forme du recueil que de manière accidentelle. En 1666, en réponse à une édition subreptice d’un recueil contenant cinq de ses satires parue à Rouen, Boileau publie chez Barbin un petit volume de 71 pages intitulé Satires du Sieur D*** (privilège du 6 mars). Un Avis du libraire au lecteur précédant les sept satires (non paginé) y expose la patience de l’auteur devant la diffusion des « mauvaises copies » de ses ouvrages et le réveil de sa « tendresse de père » devant l’édition « monstrueuse » de Rouen. L’Avis insiste aussi sur l’indignation du poète, visiblement soucieux de cohérence, devant l’appariement chimérique de ses pièces accompagnées d’une œuvre en prose dans l’édition subreptice : Le Jugement sur les Sciences de Saint-Évremond. Le recueil de 1666, où Boileau attaque les auteurs contemporains et les livre à la satire, provoque un scandale retentissant : la querelle des satires qui réagit à la renaissance d’un genre est d’autant plus virulente qu’elle prend un tour sériel. À l’autre extrémité de la carrière de Boileau, l’édition dite « favorite », la dernière revue par l’auteur, paraît en 1701 et propose au public un dernier recueil paru sous le titre déjà usité pour de précédents volumes d’Œuvres diverses. La constitution du paratexte, où se définit notamment une esthétique, où se développe un travail de justification et de légitimation de l’auteur dans un certain milieu, obéit à une mise en scène finale concertée qui infléchit nettement l’usage du recueil en lui donnant un rôle dans le processus de patrimonialisation en cours.

Entre l’« accident » de 1666 et le monument de 1701, la précipitation et la fossilisation, l’édition de 1674 présente un cas particulièrement intéressant pour la réflexion sur la structure du recueil. L’ensemble éditorial est placé sous le signe de la varietas2 : par un achevé d’imprimer daté du 10 juillet 1674, est donné au public un recueil intitulé Œuvres diverses du Sieur D*** avec le Traité du Sublime ou Du Merveilleux dans le discours, traduit du grec de Longin, à Paris, chez Denys Thierry3. Placé sous le signe d’Horace par la légende de la gravure qui l’ouvre : utile dulci4, le recueil se referme sur une traduction de l’ouvrage attribué au rhéteur grec, Longin. L’ensemble rassemble un cheminement poétique démarqué d’Horace : neuf satires, quatre épîtres, l’Art poétique, avant de se poursuivre sur un tout autre registre, avec les quatre premiers chants du Lutrin, et de s’achever sur le texte de Longin accompagné d’une importante préface de la main de Boileau. Le souci du commentaire paratextuel se manifeste dans la structuration du recueil par l’alternance des genres et la continuité de la réflexivité poétique. Pourtant, tel qu’une certaine historiographie le présente, ce recueil pose un problème de cohérence : l’Art poétique serait le texte de l’obsession des règles succédant aux satires qui revendiquaient le droit à la critique d’humeur et précédant le Traité du Sublime entièrement fondé sur la question des émotions produites par les textes poétiques5. Nous avons essayé de montrer ailleurs que la singularité de l’Art poétique tenait précisément à son dialogue avec les autres textes du recueil : le texte ne gagne en cohérence que si on cherche à lire la cohérence du recueil et si on ne réduit pas cette cohérence à une uniformité de surface6. Entre les Satires et le Traité du Sublime, l’Art poétique fonctionne comme une brillante médiation qui témoigne du fait que Boileau pratique la discontinuité comme un opérateur relationnel : elle produit paradoxalement du lien entre les œuvres, par juxtaposition signifiante, et produit engage des effets de lecture, en proposant un type de collaboration original avec le lecteur.

Ce sont ces phénomènes qu’il est possible d’observer en examinant le paradoxe de la discontinuité structurante du recueil comme outil de la construction auctoriale, comme dispositif indiciel pour le parcours de lecture, et comme médiation, enfin, pour la formulation d’un propos métapoétique.

Recueil et récit de soi

Le recueil de 1674 se développe à partir du recueil de 1666 et reprend donc le noyau des satires. Boileau y inaugure la mise en scène de sa propre pratique, qui devient une constante chez lui : elle se manifeste dans les mises en abyme, procédés de dédoublement, de distanciation et de construction spéculaire qu’il ménage pour faire la lumière sur sa figure d’auteur et sur son œuvre observée comme œuvre. En témoigne de façon ludique la manière dont, dans son exploration générique, il travaille à la succession organisée de ses satires et ordonne leur lecture par des échos entre elles7. Il s’agit de procurer au lecteur les traces d’une construction narrative qui soutient la lecture réflexive du recueil, les pièces s’éclairant les unes les autres et renvoyant à un référent commun, celui de l’œuvre en train de s’écrire. Nées de l’imitation de la même Satire III de Juvénal sur les embarras de Rome, les Satires I et VI encadrent le premier recueil publié en 1666. Si l’unité originelle des Satires I et VI n’est pas explicitement soulignée par Boileau, elle reste perceptible à un lecteur des années 1650-1660, capable de les mettre immédiatement en rapport avec le texte source de Juvénal. Le lien était évident et fournissait déjà l’indice d’une construction concertée du recueil de 1666. À la Satire I mettant en parallèle sortie contrainte de la ville et conquête du lieu poétique de la satire, succède la Satire II à Molière où Boileau définit l’ambition poétique et le dynamisme de l’ingenium du poète en gloire, dont la figure répond à la « muse fertile » mais misérable de Damon. Ce premier diptyque formé par les Satires I et II met au premier plan le motif de la singularité de la figure du poète au moment même où Boileau entre dans la carrière littéraire. La Satire III, après Horace et Régnier, reprend le lieu du repas ridicule pour en faire le prétexte ludique d’une controverse littéraire où Boileau se met en scène comme le « jeune homme » téméraire qui a commis les vers provocateurs de la satire précédente :

On dit qu’on l’[Quinault] a drapé dans certaine satire,
Qu’un jeune homme… » — « Ah ! je sais ce que vous voulez dire »,
A répondu notre hôte, Un Auteur sans défaut,
La Raison dit Virgile, et la Rime Quinault.
« Justement. » — « À mon gré la pièce est assez plate :
Et puis blâmer Quinault… »8

La mise en abyme est polémique et valorise le statut d’auteur du satirique. Même si ce dernier feint de revenir au modèle de la satire de mœurs avec la Satire IV à M. l’abbé Le Vayer sur la folie des hommes, cette pièce est proche de l’esthétique comique de Molière. Elle permet donc à Boileau de s’inscrire dans une forme de continuité avec la Satire II. Le retour affiché au modèle de Juvénal (Satire VIII) se fait avec la Satire V sur la noblesse, lieu du genre réinvesti par le nouveau satirique. L’appropriation de la tradition générique culmine avec le morceau de bravoure de la Satire VI, qui manifeste, à travers le leurre d’une description de l’univers parisien, la force évocatrice de la satire. La Satire VII clôt le premier état du recueil en célébrant l’irrésistible tempérament satirique du poète au moment où il feint de le quitter dans une nouvelle imitation : « Muse, changeons de style, et quittons la satire9 ». Cette dramatisation circulaire permet de célébrer le poète lui-même dans son propre exercice satirique, référé au modèle de Juvénal10. Résumons : les trois premières satires sont consacrées à la définition de l’ethos et de l’ingenium satirique, les trois suivantes aux lieux communs thématiques qui, tout à la fois, incarnent et mettent en perspective l’esprit de la satire, la septième couronne l’ensemble d’un éloge paradoxal, celui du genre lui-même, en écho à la première satire. Le premier recueil des satires alterne donc un discours directement métapoétique et un ensemble thématique topique à la portée métapoétique indirecte.

L’ensemble second des satires suivantes est surtout marqué par la réaction : il procède le plus souvent de la nécessité de répondre aux attaques dirigées contre les premières satires par les détracteurs du poète. La situation d’énonciation est alors défensive et non plus offensive. Le détour par la satire de mœurs, notamment dans la Satire VIII, permet de répondre aux critiques de la Satire IV. Avec la Satire IX, on retrouve un principe d’alternance présent dans le premier recueil entre l’exploitation hyperbolique d’un topos propre au genre et un propos plus directement métapoétique sur le genre : le face-à-face du poète avec son « esprit » approfondit la question cruciale de la définition de l’ingenium satirique. La réflexivité du genre s’affiche d’autant plus nettement qu’elle s’accompagne du Discours sur la satire, où la posture défensive de Boileau s’énonce clairement : « Tant il est vrai que le droit de blâmer les auteurs est un droit ancien, passé en coutume parmi tous les satiriques, et souffert dans tous les siècles11. »

Ces indices manifestent la présence d’une conscience organisatrice, d’une voix auctoriale qui prend à sa charge et assume la production poétique. L’énonciation poétique acquiert une visibilité qui maintient le questionnement en référence à une représentation idéale de l’auteur, avec laquelle la coïncidence reste délicate. La voix du poète continue de se faire entendre dans la série des épîtres qui mettent l’accent sur l’élévation de la voix poétique et sur sa situation dans le débat littéraire du temps, qui porte précisément sur la dignité esthétique12. Cette réflexion régulière sur la fabrique poétique13 contribue à donner une consistance durable à une existence poétique de plus en plus incontestable au point de se muer en autorité. Dans les années 1660-1670, cette décennie où Boileau s’installe comme homme de lettres, il n’existe sans doute pas d’autre poète qui parle autant de lui que Boileau et instrumentalise autant l’outil du recueil pour faire circuler ce discours sur soi. Et c’est sans aucun doute encore une manière pour le poète de faire de la discontinuité du recueil des Œuvres diverses de 1674 un facteur de continuité du parcours de sa lecture.

Recueil et composition

La composition du recueil de 1674 témoigne en effet de la manière dont Boileau exploite la discontinuité comme un facteur d’ouverture herméneutique. Boileau commence par un avis « Au lecteur » où il explique qu’il a renoncé à « une assez longue préface », qui lui aurait permis de s’expliquer et de justifier ses choix14. Il y insiste plutôt sur la composition du recueil en soulignant d’une part la succession générique imitée d’Horace et d’autre part l’insertion du Traité du sublime de Longin aux côtés de l’Art poétique en vers :

Le Lecteur saura seulement que je lui donne une édition de mes Satires plus correcte que les précédentes, deux épîtres nouvelles, l’Art poétique en vers, et quatre Chants du Lutrin. J’y ai ajouté aussi la Traduction du Traité que le Rhéteur Longin a composé du Sublime ou du Merveilleux dans le Discours15.

Boileau poursuit en développant le sens de cet ajout dans son rapport avec l’Art poétique :

J’ai fait originairement cette Traduction pour m’instruire, plutôt que dans le dessein de la donner au public. Mais j’ai cru qu’on ne serait pas fâché de la voir ici à la suite de la Poétique, avec laquelle ce traité a quelque rapport, et où j’ai même inséré plusieurs préceptes qui en sont tirés16.

La déclaration de Boileau enrichit le sens de la démarche imitative : il ne s’agit pas de se placer dans une filiation verticale à l’égard d’Horace mais de faire apparaître une logique de création. La présence du Traité du sublime aux côtés de l’Art poétique permettrait de mieux comprendre à la fois le propos poétique et la généalogie de ce propos. Le lecteur ne peut qu’être intrigué : Boileau reste vague et ne s’étend pas sur ces « préceptes » qu’il a tirés du Traité du Sublime pour les inclure dans son Art poétique. De quel ordre serait la cohérence entre les deux œuvres ? Quelle signification esthétique pourrait-elle avoir ? Boileau se détache explicitement de la paraphrase horatienne et semble neutraliser la lecture étroitement comparatiste avec le modèle de l’Épître aux Pisons : en indiquant un mode de composition, il indique aussi un mode de lecture. Le geste de composition du recueil est présenté comme un élément essentiel de la pratique imitative.

Ce qui complique en quelque sorte le rapport direct d’identification au modèle, c’est le rôle matriciel que conserve le genre satirique tout au long du recueil. Les détracteurs de Boileau l’ont bien perçu quand ils l’ont accusé d’avoir dénaturé le genre satirique en le tirant vers la critique et la réflexion poétiques. Le Discours satyrique au cynique Despréaux attribué à Chapelain, publié deux mois après le premier recueil des Satires, relève l’incohérence de l’inventio satirique chez Boileau : « la mauvaise Poésie n’est pas une vraie matière à Satire, pour ce que la Satire n’a que le Vice pour objet de ses corrections17 ». La juridiction de la satire, servant à la réformation des vices, ne s’étend pas sur « ceux du Langage » : « C’est faire de l’Art Poétique et de la Grammaire de syndiquer ces sortes de défauts »18. En somme, la satire bolévienne, dès l’origine, s’est déportée vers le genre de l’art poétique. Et la transgression est d’autant plus choquante que Boileau a suivi le modèle véhément de Juvénal, très éloigné de l’urbanité d’Horace, beaucoup plus adaptée au goût dominant des contemporains19. Cette double transgression est particulièrement manifeste dans la désignation nominale de ses « victimes » par Boileau, qui loge dans ses vers les noms de ses contemporains, des auteurs vivants. La désignation nominale permet en effet à Boileau de remplacer les noms de personnages vicieux tels qu’ils peuvent apparaître chez Horace ou Juvénal par les noms de poètes. La pratique bolévienne du nom propre assure la rencontre entre indignation satirique et critique poétique. Elle explique donc l’hybridité du texte de l’Art poétique dans lequel Boileau, invité, comme l’explique P. Debailly, « à se montrer moins ouvertement satirique », « édulcore sa Muse en colère et se met à écrire des Épîtres et un Art poétique, qui ne sont en fait rien d’autre que des satires déguisées »20. Si Desmarets de Saint-Sorlin le perçoit et l’écrit dans sa Deffense du poème héroïque :

On a jugé à propos de défendre la poésie héroïque contre les rêveries d’un tel docteur, et de faire une légère censure de toutes ses satires : car on ne peut donner un autre nom à toutes les œuvres de son recueil, puisqu’il n’y a ni épître, ni Art poétique, ni Lutrin, qui ne soit une satire21.

Boileau le dit lui-même à la fin du chant I de l’Art poétique : « Et pour finir enfin par un trait de satire, / Un sot trouve toujours un plus sot qui l’admire22. » Le paratexte fait ensuite le lien avec la parodie d’épopée déployée par le Lutrin. Dans la préface qui, en 1674, précède cette dernière pièce et explique sa genèse, Boileau la réfère au modèle héroïque d’une part et à sa présentation au chant III de l’Art poétique d’autre part :

C’est une assez bizarre occasion qui a donné lieu à ce Poème. Il n’y a pas longtemps que dans une assemblée où j’étais, la conversation tomba sur le Poème Héroïque. Chacun en parla, suivant ses lumières. À l’égard de moi, comme on m’en eut demandé mon avis ; je soutins ce que j’ai avancé dans ma Poétique : qu’un Poème Héroïque, pour être excellent, devait être chargé de peu de matière, et que c’était à l’Invention à la soutenir et à l’étendre23.

Présenté par Boileau comme une « bagatelle », Le Lutrin semble obéir à la nécessité de distraire le lecteur après la lecture sérieuse de l’Art poétique. Néanmoins Le Lutrin prolonge aussi l’Art poétique dans plusieurs directions : celle du pastiche et, simultanément, de l’observation critique du discours poétique. Alors que le chant II de l’Art poétique mime l’expression propre à chacun des genres qu’il évoque, de l’églogue à l’épigramme en passant par la tragédie, Le Lutrin décalque l’épopée virgilienne. Revendiquant l’invention du style héroï-comique en français, Boileau montre comment, de manière tout empirique, Le Lutrin poursuit l’exposé pratique des différents registres poétiques entamé dans l’Art poétique. L’écriture seconde du Lutrin, qui pastiche encore la tentative d’épopée de Chapelain, demeure aussi bien encore dans une perspective satirique : elle renvoie la cible du poète critique aux marges du champ poétique alors qu’Homère et Virgile continuent d’incarner l’idéal de la grandeur poétique. Placé dans les Œuvres diverses de 1674 entre l’Art poétique et le Traité du sublime, Le Lutrin tranche avec l’ambition ouvertement métapoétique de ces deux textes encadrants, néanmoins elle lui fait écho en donnant une version en acte de cette ambition. La cohérence de ce cheminement n’est pas entamée par l’ajout du Traité du Sublime, qui donne l’expression claire d’un idéal resté implicite dans le discours lisible des œuvres précédentes.

Recueil et cohérence

L’avis Au lecteur de 1674 énumère les pièces contenues dans le recueil et conclut en soulignant que le Traité du sublime vient, dans son projet, enrichir l’Art poétique :

J’ai fait originairement cette Traduction pour m’instruire, plutôt que dans le dessein de la donner au public. Mais j’ai cru qu’on ne serait pas fâché de la voir ici à la suite de la Poétique, avec laquelle ce traité a quelque rapport, et où j’ai même inséré plusieurs préceptes qui en sont tirés24.

La relation entre les deux œuvres ne paraît en effet problématique que si l’on durcit l’antinomie entre le pseudo-rationalisme de l’Art poétique et le titre que Boileau a donné, par sa traduction, au Traité du Sublime, « du merveilleux dans le discours ». Jules Brody, Bernard Beugnot et plus récemment Francis Goyet ont donné pour expliquer cette relation des arguments très forts. Dans les Audaces de la prudence25, Fr. Goyet montre que, dès le début de l’Art poétique, Boileau met en évidence le but que doit poursuivre le poète d’être « sublime » (v. 27, 102) ou « divin » (v. 161, 195). Il faut mettre un accent particulier sur les vers 101 et 102 : « Soyez simple sans art, / Sublime sans orgueil, agréable sans fard. » Fr. Goyet montre que la lecture traditionnelle du recueil de 1674 repose sur une vision anachronique aveugle à l’inscription de la recherche du sublime dans l’exercice même de la rationalité. Au début de l’Art poétique Boileau oppose comme Horace la hauteur et la noblesse à la pompe et à l’emphase26. Cette opposition nourrit le clivage entre deux images récurrentes : celle du poète-Icare qui, monté trop haut, se brûle les ailes et tombe dans la mer ; celle du poète-pilote, qui trouve un chemin là où il n’en existait pas encore, un chemin qui est un juste milieu entre deux excès. Le poète aboutit à la formulation suivante : « Tout doit tendre au bon sens : mais, pour y parvenir, / Le chemin est glissant et pénible à tenir27. » Le style simple sans art, c’est-à-dire sans culture ni savoir, ni pratique, est bas et vulgaire ; le style haut sans art est enflure. Fr. Goyet convoque la notion aristotélicienne de prudence, « droite raison », pour montrer quelle rationalité est à l’œuvre chez le poète qui trouve l’excellence comme « juste milieu » entre deux excès : « Entre ces deux excès la route est difficile. »28 La prudence comme rationalité créatrice conduit à redéfinir constamment et de manière adéquate le « point de perfection » propre à telle œuvre, tel artiste, tel public. La faculté de prudence permet de faire un choix qui, imprévisible au départ, devient exemplaire par l’évidence qu’il produit de son succès. La règle est objectivation d’une réussite esthétique : elle est toujours seconde, production dérivée du chef-d’œuvre, et c’est pourquoi elle peut indiquer la voie même de la création poétique. D’où la possibilité, inscrite dans la règle, de la dépasser, précisément dans l’œuvre apte à produire un effet sublime : « Quelquefois dans sa course un esprit vigoureux, / Trop resserré par l’art, sort des règles prescrites, / Et de l’art même apprend à franchir leurs limites29. »

Suivre le bon sens, aimer la raison comme le dit un vers célèbre de l’Art poétique, et chercher à atteindre le sublime, c’est-à-dire le ravissement du lecteur, c’est bel et bien la même chose. Le chapitre i du Traité définit ainsi le sublime : « le sublime est en effet ce qui forme l’excellence et la souveraine perfection du Discours30 ». Et la préface de Boileau à ce même Traité répète ce que disait Horace, que le véritable sublime ne se confond pas avec la grandiloquence : « Le style sublime veut toujours de grands mots ; mais le sublime se peut trouver dans une seule pensée, dans une seule figure, dans un seul tour de paroles31. » La conclusion de Fr. Goyet s’impose donc : « le Traité ne corrige pas » l’Art poétique ; « Traité du Sublime et Art poétique partagent une seule et même vision de la littérature en général, de la poésie en particulier. »32 Dans ce dispositif, les Épîtres, qui font allusion à la Querelle des Satires et anticipent sur le propos de l’Art poétique, possèdent toutes une tendance au métadiscours33. L’Épître I, au roi, montre ainsi le poète sur le point d’adopter le grand style pour faire l’éloge du grand roi, devant le risque icarien qui consiste à tomber dans l’insipide et le creux par trop de grandeur :

Grand Roi, c’est vainement qu’abjurant la Satire
Pour toi seul désormais j’avais fait vœu d’écrire.
Dès que je prends la plume, Apollon éperdu
Semble me dire : Arrête ; insensé que fais-tu ?
Où vas-tu t’embarquer ? regagne les rivages.
Cette mer où tu cours est célèbre en naufrages34.

L’image du péril de la noyade qui guette celui qui se risque au style haut ainsi que l’image du chemin à tracer en suivant la « raison » modélisent le problème fondamental de l’Art poétique : être grand sans être grandiloquent35. Et pour ne pas sombrer, Boileau fait un choix qui s’éclaire de la lecture de l’Art poétique :

Ainsi, craignant toujours un funeste accident,
J’observe sur ton nom un silence prudent :
Je laisse aux plus hardis l’honneur de la carrière,
Et regarde le champ, assis sur la barrière36.

Une telle image – qui prépare celle des derniers vers de l’Art poétique –, montre comment l’Épître affronte, en acte, les questions nées dans les Satires et dramatisées dans l’Art poétique.

L’unité de lecture du recueil tient donc au fait que s’y pose constamment la question de la grandeur poétique37. Le recueil de 1674 trace un chemin qui mène de la colère satirique au Traité du Sublime, de l’expression d’un désenchantement à la désignation d’un idéal, en passant par la parodie d’épopée du Lutrin et par l’Art poétique, poème pour temps de crise où la poésie semble menacée par la petitesse et la vacuité.

Le parcours de cet ensemble éditorial nous permet d’envisager la mise en recueil non pas comme un processus de fixation mais comme un processus poétique dynamique : le jeu du recueil permet à Boileau de recueillir, imiter, assembler, pour construire son identité de poète. Boileau pratique le recueil comme un archi-genre, pour se situer en surplomb au-dessus des genres ; le recueil possède chez lui une forte dimension métapoétique et constitue un instrument pour interroger ce qu’est la poésie telle qu’elle est pratiquée en son temps. Boileau se sert de l’architecture du recueil pour diffuser un propos esthétique synthétique, qui ne peut se lire qu’à l’échelle du recueil et qui se délie avec la dispersion des œuvres. Le recueil constitue donc aussi un instrument pour interroger ce qu’est la pratique poétique bolévienne. Boileau, enfin, se construit comme auteur, c’est-à-dire comme figure fictionnelle dans la succession narrative des œuvres : le recueil constitue un instrument pour interroger qui est Boileau comme auteur. Et cette figure fictionnelle va le poursuivre, très longtemps, dans notre histoire littéraire, jusqu’à nous faire oublier qu’il fallait un poète pour composer un authentique recueil.

Notes

1 « Boileau par morceaux. Extraire, citer, mémoriser Boileau en rhétorique », dans Christophe Pradeau et Delphine Reguig (dir.), La Figure de Boileau. Représentations, institutions, méthodes, Paris, Sorbonne Université Presses, « Lettres françaises », décembre 2020, 384 p.

2 Voir sur ce point Emmanuel Bury, « Sens et portée du recueil des Œuvres diverses de 1674 : un “manifeste du classicisme” ? », dans Rainer Zaiser (dir.), Boileau, diversité et rayonnement de son œuvre, Œuvres et critiques, XXXVII, 1, 2012, p. 75-86.

3 Cette édition sera désormais notée OD.

4 Le frontispice du recueil est orné d’une gravure de P. Landry où l’on peut voir Minerve ordonnant l'installation d'un oranger dans les jardins de Versailles et qui porte l’inscription Utile dulci. Le modèle d’Horace est sensible dans la recherche, par Boileau, de l’efficacité formulaire, voir sur ce point Nathalie Dauvois, « Poétique de la formule, formules d’une poétique chez les lecteurs d’Horace », dans Camenae, 13, octobre 2012, en ligne.

5 Sur ce point, Jules Brody écrit notamment : « le Traité du Sublime révèle un Boileau profondément préoccupé par les effets affectifs de la littérature. Dans le reste de son œuvre, cependant, et en particulier dans l’Art poétique – comme il est d’usage de le revendiquer –, sa norme d’excellence n’est pas la capacité à émouvoir et étonner mais à écrire conformément à des règles. Mais quand la nature et les limites de son respect des règles sont correctement établis, il devient évident que pour Boileau leur rôle est d’intensifier et de soutenir les émotions et non de les nier. » (Boileau and Longinus, Genève, Droz, 1958, p. 100. Nous traduisons).

6 « L’Art poétique de Boileau : une œuvre en recueil », dans Nadia Cernogora, Emmanuelle Mortgat-Longuet et Guillaume Peureux (dir.), Arts de poésie et traités du vers français (fin xvie-xviie siècles). Langue, poème, société, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 335-350.

7 Nous résumons ici le développement d’un article : « Quid Romæ faciam ? : la satire comme lieu poétique chez Boileau », dans Gérard Ferreyrolles et Letizia Norci Cagiano de Azevedo (dir.), « Rome n’est plus dans Rome » ? Entre mythe et satire : la représentation de Rome en France au tournant des xviie et xviiie siècles, Paris, Champion, 2015, p. 145-160.

8 Nicolas Boileau, Œuvres complètes, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1966, p. 24 (édition désormais notée OC). Nous modernisons l’orthographe des citations.

9 Ibid., p. 38.

10 Sur la signification du choix de Juvénal au temps de Boileau, voir Pascal Debailly, « Juvénal en France au xvie et au xviie siècle » et Emmanuel Bury, « Fortunes et infortunes des satiriques latins de la mort de Régnier à la publication des premières satires de Boileau », dans Louise Godard de Donville (dir.), La Satire en vers au xviie siècle, Littératures classiques, 24, 1995, respectivement p. 29-47 et p. 49-63.

11 OC, p. 60.

12 Nous renvoyons sur ce point à notre ouvrage, Boileau poète. « De la voix et des yeux… », Paris, Garnier, 2016, p. 279 sq.

13 Voir encore sur ce point l’Épître VII, OC, p. 128.

14 OD, « Au lecteur », n. p. : « J’avais médité une assez longue Préface, où, suivant la coutume reçue parmi les écrivains de ce temps, j’espérais rendre un compte fort exact de mes ouvrages, et justifier les libertés que j’y ai prises. Mais depuis j’ai fait réflexion, que ces sortes d’Avant-propos ne servaient ordinairement qu’à mettre en jour la vanité de l’Auteur, et au lieu d’excuser ses fautes, fournissaient souvent de nouvelles armes contre lui. D’ailleurs je ne crois point mes ouvrages assez bons pour mériter des éloges, ni assez criminels pour avoir besoin d’apologie. Je ne me louerai donc ici ni ne me justifierai de rien ». Nous modernisons l’orthographe.

15 Ibid. (nous soulignons).

16 Ibid. (nous soulignons). Cf. la préface de Boileau à sa traduction du Traité du Sublime : « quelque petit donc que soit le volume de Longin, je ne croirais pas avoir fait un médiocre présent au public, si je lui en avais donné une bonne traduction en notre langue » (OC, p. 337).

17 [1666], BnF, Ms. 892, f. 68-76, cité par Émile Magne, Bibliographie générale des œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux, t. II, Paris, Giraud-Badin, 1929, p. 138-144. Nous modernisons l’orthographe.

18 Ibid. Dans son Dictionnaire, Furetière donne « syndiquer » pour synonyme de « critiquer, censurer, contrôler ».

19 Voir sur ce point P. Debailly, « Juvénal en France au xvie et au xviie siècle », art. cité.

20 Ibid., p. 132.

21 Jean Desmarets de Saint-Sorlin, La Deffence du Poëme Héroïque, avec quelques remarques sur les œuvres Satyriques du sieur D***, [Paris, Jacques Le Gras, 1674], Genève, Slatkine reprints, 1972, préface, n. p. Nous avons modernisé l’orthographe de cette citation.

22 V. 231-232.

23 OC, p. 1005. Voir chant III, v. 160-175.

24 OC, p. 856.

25 Paris, Garnier, 2009.

26 V. 27 de l’Épître aux Pisons, trad. F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 2002.

27 Chant I, v. 45-46.

28 Chant II, v. 25-36.

29 Chant IV, v. 72-80.

30 OC, p. 341.

31 OC, p. 338.

32 Fr. Goyet, Les Audaces de la prudence, op. cit., p. 184.

33 Voir par exemple l’Épître II, v. 1-6 : « À quoi bon réveiller mes Muses endormies, / Pour tracer aux Auteurs des règles ennemies ? / Penses-tu qu’aucun d’eux veuille subir mes lois, / Ni suivre une Raison qui parle par ma voix ? / Ô le plaisant Docteur, qui sur les pas d’Horace. / Vient prêcher, diront-ils, la réforme au Parnasse ! / Nos écrits sont mauvais, les siens valent-ils mieux ? » ; et l’Épître IV, v. 1-10 : « En vain, pour Te louer, ma Muse toujours prête, / Vingt fois de la Hollande a tenté la conquête : / Ce pays, où cent murs n’ont pu Te résister ? / Grand Roi, n’est pas en vers si facile à dompter. / Des Villes que tu prends, les noms durs et barbares / N’offrent de toutes parts que syllabes bizarres. / Et, l’oreille effrayée, il faut depuis l’Issel, / Pour trouver un beau mot, courir jusqu’au Tessel. / Oui, par tout de son nom chaque Place munie, / Tient bon contre le vers, en détruit l’harmonie. »

34 OC, p. 103.

35 Ibid.

36 Ibid., p. 104.

37 Rappelons que l’objet du Traité du Sublime est précisément de se demander « s’il y a un art particulier du sublime », comme l’exprime le chapitre ii (OC, p. 342 sq.).

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Référence électronique

Delphine Reguig, « Les Œuvres diverses de 1674 : Boileau auteur de recueil », Pratiques et formes littéraires [En ligne], 17 | 2020, mis en ligne le 09 décembre 2020, consulté le 16 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/pratiques-et-formes-litteraires/index.php?id=207

Auteur

Delphine Reguig

Université Jean Monnet Saint-Étienne – IHRIM UMR 5317

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