« Publier les curieuses découvertes » : l’entreprise éditoriale de Melchisédech Thévenot dans ses Relations de divers voyages curieux (1663-1672)

DOI : 10.35562/pfl.223

Plan

Texte

Les récits de voyages du xviie siècle sont souvent étudiés individuellement pour leurs qualités ethnographiques et/ou littéraires, alors que l’on s’interroge rarement sur leur dimension matérielle, sur leurs modes et leurs moyens de diffusion, ou encore sur le phénomène de librairie qu’ils peuvent constituer. On sait que la production viatique imprimée est massive, Furetière recensant « plus de 1500 Relations de voyages imprimées1 » dans son Dictionnaire en 1690. On sait également que les textes sont largement lus, puisque les descriptions de l’ailleurs infusent la pensée philosophique et les œuvres littéraires du temps2. La critique a d’ailleurs tendance à parler de « vogue3 » des voyages à l’âge classique. Toutefois, malgré l’ampleur du nombre de publications, un certain nombre d’écrits en lien avec la question des voyages restent inédits : ce sont majoritairement des relations étrangères et des manuscrits. François Moureau a fait un rapide inventaire de la production manuscrite, importante et protéiforme, qu’il estime vouée à une « circulation réservée4 », à destination d’un public restreint (famille, cercles d’amis, cercles intellectuels…). Pour autant, si la plupart des manuscrits ne sortent pas des bibliothèques familiales, d’où ils sont parfois exhumés au hasard des découvertes de bibliophiles ou de chercheurs, certains d’entre eux ont tout de même été collectés, rassemblés en recueils et publiés afin d’atteindre une diffusion plus large. Ce rôle de collectionneur et d’éditeur, c’est celui qu’endosse Melchisédech Thévenot, érudit curieux, amateur de relations venues d’ailleurs et futur bibliothécaire du roi5. Il publie ainsi entre 1663 et 1672 quatre volumes de Relations de divers voyages curieux, qui recueillent ce que nous appelons une « matière viatique », relativement hétéroclite, comprenant à la fois des manuscrits de relations de voyages, des traductions de manuscrits « persans, arabes, et autres » et des traductions d’éditions de récits de voyages étrangers, issues pour la plupart des collections imprimées des Anglais Richard Hakluyt et Samuel Purchas.

D’autres avant lui ont mené à bien des entreprises de collecte et de diffusion de récits viatiques, à l’instar de l’Italien Giovanni Battista Ramusio, dont le Delle navigationi et viaggi commence à paraître en 1550, de Richard Hakluyt, qui édite en 1589 The Principall Navigations, Voiages and Discoveries of the English Nation, de Théodore de Bry qui publie entre 1590 et 1634 plusieurs volumes de Peregrinationes in Indiam orientalem et Indiam occientalem, et de Samuel Purchas, qui donne au public en 1625 quatre volumes du Hakluytus Posthumus or Purchas his Pilgrimes, contayning a History of the World in Sea Voyages and Lande Travells, by Englishmen and others. Comme le signale Grégoire Holtz6, Pierre Bergeron, polygraphe de la fin du xvie siècle, réactive cet imaginaire de la collection, et appelle de ses vœux une collection des récits de voyages français encore inédits, dont il va donner une ébauche minimale en rassemblant des récits de croisade médiévaux dans son Traité de la navigation et des voyages de découvertes et conquêtes modernes7 qui paraît en 1629. Mais ces entreprises anciennes de collecte universelle des savoirs appliquée à la matière viatique, typiquement humanistes, n’ont pas, malgré l’appel de Bergeron, de continuateurs entre les années 1630 et 1660. Comme en témoignent les correspondances d’érudits comme celles des frères Dupuy, qui tiennent à Paris dans les années 1620-1640 des réunions d’intellectuels dans leur bibliothèque – connue sous le nom de « Cabinet Dupuy » –, les manuscrits de voyages, que ce soient des relations, des journaux, des lettres ou des manuscrits en langue étrangère collectés par ces savants voyageurs, circulent de manière privée ou semi-privée, échangés par quelques correspondants ou lus lors des réunions journalières. C’est le cas par exemple des importantes correspondances échangées lors des voyages d’érudits, à l’instar de celles de François-Auguste de Thou, d’Ismaël Boulliau, de Bretel de Grémonville ou de Christophe Dupuy. Ces manuscrits, qui sont diffusés dans les cercles privés et qui sont renfermés dans les bibliothèques, ne sont pas destinés à l’impression.

Nous allons ici nous intéresser aux enjeux éditoriaux de cette curieuse entreprise de publication des manuscrits et d’autres textes relatifs aux voyages qu’avait collectés Thévenot, qui étonne à la fois par son aspect quasiment anachronique – tant les modèles de compilateurs convoqués par Thévenot paraissent éloignés –, par le caractère singulier de la démarche dans le paysage éditorial des récits de voyages du xviie siècle français et par l’ampleur et la diversité de la collection rassemblée dans le recueil. Car la collection de Thévenot rencontre un succès tout à fait remarquable, attesté à la fois par les discussions qu’elle suscite chez ses contemporains et sa présence récurrente dans les catalogues des bibliothèques. C’est donc qu’une telle entreprise s’accorde parfaitement au paradigme intellectuel, social, éditorial et politique des années 1660-1670. Certes, elle est un prolongement assez naturel de l’activité de collectionneur de Thévenot. Mais ce succès, il le doit en particulier à son exploitation ingénieuse de la forme du recueil. Celle-ci lui offre deux avantages. D’une part, la publication sérielle, pratique courante dans les recueils du second xviie siècle, lui permet de publier rapidement inédits et nouveautés en matière de voyages. D’autre part, la plasticité du genre lui permet de rassembler en un même lieu une variété de sources, dont pourront s’emparer les esprits curieux pour parfaire leurs connaissances et le pouvoir politique pour mettre au point ses entreprises coloniales. Le recueil devient ainsi une plateforme de récits de voyages majeure, incontournable et sans équivalent, et Thévenot, dont le nom est imprimé en gros caractères sur chaque page de titre, se présente comme un expert en la matière8. Le succès par ailleurs durable de la collection – sa dernière édition à la fin du xviie siècle servant souvent de source aux philosophes des Lumières – souligne bien que Thévenot a construit un efficace dispositif de transmission de la matière viatique.

À la confluence d’une curiosité personnelle et d’un engouement collectif : l’extension éditoriale d’une pratique sociale érudite

Le projet de publication des Relations de divers voyages curieux de Thévenot semble à première vue relever de l’entreprise individuelle, présentée comme telle dans les paratextes liminaires et les « Avis » autographes insérés en tête de certaines pièces. Dans ces seuils textuels, un « je », régisseur singulier de l’entreprise éditoriale, s’affirme avec insistance :

J’entreprends de donner à la France les Voyages anglais d’Hakluyt et de Purchas, qu’il y a si longtemps qu’elle souhaite d’avoir en sa langue. J’en ajouterai à ceux-là plusieurs autres non moins curieux, qui n’ont jamais vu le jour, et beaucoup qui ayant été publiés en d’autres langues, viennent d’être traduits en la nôtre pour enrichir ce Recueil. J’ai encore eu, en le faisant, la vue de rectifier et d’accroître le peu de connaissance que l’Europe a eue jusqu’ici de l’Asie ; et pour cela, je me suis résolu d’y joindre les traductions de quelques auteurs orientaux, qui en ont fait ou l’histoire ou la description9.

En effet, c’est une soif personnelle d’érudition qui pousse Thévenot à amasser compulsivement manuscrits, singularités et autres curiosités venues d’ailleurs. Il a probablement développé son goût pour les voyages lors du tour d’Europe qu’il a accompli dans sa jeunesse, prolongé par deux missions diplomatiques en Italie dans les années 1640-1650. C’est au cours de ces missions qu’il a noué une relation avec Abraham Ecchellensis, professeur d’arabe au Collège maronite de Rome, qui l’a initié aux études orientales. Il maîtrise également la plupart des langues européennes, et s’intéresse aux langues orientales, en particulier le persan, qu’il ne parvient pas toutefois à lire couramment ou à traduire in extenso. Ainsi, si Thévenot manifeste une curiosité universelle et éclectique, puisqu’il étudie, entre autres, l’astronomie, la physique, la médecine et les mathématiques, son rapport au savoir est marqué par un véritable tropisme viatique, une passion des voyages, qu’il a probablement transmise à son neveu Jean de Thévenot. Ce dernier s’aventurera en personne au Levant et en Inde, d’où il rapportera une relation en trois parties10. M. Thévenot, quant à lui, investit son goût des voyages et sa curiosité insatiable pour les nouveautés scientifiques dans la collecte aussi minutieuse que fervente des matériaux (écrits ou physiques) d’une connaissance de l’ailleurs, activité qu’il partage avec d’autres érudits11. Ses fonds personnels lui permettent de créer un « cabinet », lieu regroupant un musée et une bibliothèque, qui devient l’espace d’exposition de la collecte. L’inventaire en est dressé en 1692 à sa mort et paraît en 1694 à Paris chez Florentin et Pierre Delaulne sous le titre de Bibliotheca Thevenotiana sive catalogus impressorum et manuscriptorum librorum bibliothecæ viri clarissimi D. Melchisedecis Thevenot : environ trois-cents manuscrits y sont recensés, classés suivant leur langue de rédaction (hébraïque, arabe, syrien, perse, latin, italien, français, anglais…)12. C’est dans cette réserve sans égale de manuscrits inédits en français que va puiser Thévenot, qui entend donner au public des morceaux de choix après sélection, extraction des matériaux intéressants et traduction. Cependant, si l’entreprise apparaît comme individuelle, fruit d’une collection privée, plusieurs acteurs sont, de fait, impliqués dans le projet éditorial de Thévenot, qui se situe, en conséquence, à la confluence de l’individuel et du collectif13.

Comme le signale N. Dew, il est impossible de détacher le travail de compilation mené à bien par Thévenot d’un autre pan de sa carrière savante : dans les années 1660, il a accueilli chez lui et animé les séances d’une assemblée érudite privée, le groupe fondé naguère par Gassendi et Montmort14, généralement considéré par l’historiographie comme l’ancêtre de l’Académie royale des sciences. Particulièrement intéressé par la philosophie naturelle, ce groupe n’échappe pas à la « vogue » du temps pour la matière viatique, que Chapelain identifie clairement dans un passage célèbre :

Notre nation a changé de goût pour les lectures et, au lieu des romans qui sont tombés avec La Calprenède, les voyages sont venus en crédit et tiennent le haut bout dans la Cour et dans la Ville, ce qui sans doute est d’un divertissement bien plus sage et plus utile que celui des agréables bagatelles qui ont enchanté tous les fainéants et toutes les fainéantes de deçà dont nos voisins italiens, allemands, hollandais ont sucé le venin à leur dommage et à notre honte15.

Mais la Correspondance de Chapelain, ami de Thévenot, en témoignant des usages et pratiques des habitués et proches de son cercle savant avec qui il correspond ou dont il a des nouvelles par voie épistolaire, permet aussi d’éclairer la manière dont circulent les informations exotiques (de nature géographique, naturaliste, politique…), et l’attrait continu qu’elles suscitent. Les savants se communiquent entre eux des manuscrits étrangers, commandent des manuscrits et nouvelles à ceux d’entre eux qui sont expatriés, à l’instar du gassendiste François Bernier, parti huit ans en Inde, et les redistribuent dans leurs réseaux : nouvelles et textes sont soit lus lors des séances d’assemblées, soit recopiés ou transmis dans les correspondances. C’est ce même réseau que fait fonctionner Thévenot pour collecter des manuscrits, puisqu’il demande à ses amis et correspondants de prospecter pour lui. Chapelain sert d’ailleurs à plusieurs reprises d’intermédiaire à Thévenot dans cette quête de manuscrits. Le 12 mars 1665, il signale à Vossius, savant néerlandais de leurs amis : « Vous ferez une grâce singulière à M. Thévenot quand vous lui enverrez le voyage que vos ambassadeurs ont fait vers le roi de Chine16 ». Il répond également à Thévenot, qui semble rechercher des témoignages sur l’Inde :

Je ne pense pas qu’il y ait de relations imprimées de voyages au retour des Indes. J’en ai vu une petite manuscrite sous le nom du courrier indien, où est décrit le voyage des sieurs Beber et La Boulaye vers le Grand Mogor pour l’établissement du commerce de France en ces terres. Ce Beber est l’homme de la compagnie et il s’y est si mal comporté que l’on l’a révoqué et qu’on l’amène prisonnier pour l’en châtier17.

Cette collecte auprès des membres du réseau va faire l’objet de « récits de publication18 », puisque Thévenot indique à plusieurs reprises, dans les « Avis » des volumes de ses Relations de divers voyages curieux, la manière dont il est entré en possession de certains manuscrits :

La Relation des Cosaques sera donc la première ; je n’en sais point l’auteur, mais il ne faut pas que le public ignore qu’il en a l’obligation à monsieur Justel, puisque le manuscrit en a été tiré de son Cabinet19.

Le fragment grec du Cosmas vient de Monsieur Bigot, qui l’a copié dans la bibliothèque de Florence, il est fort court ; mais cependant, il nous donne la véritable cause de l’inondation du Nil, la description de l’Animal d’où vient le Musc, et d’un autre qui aurait passé pour un monstre ou pour une chimère, si l’on n’en avait trouvé une tête dans le Cabinet de feu Monseigneur le Duc d’Orléans, qui est maintenant au Louvre20.

Les relations des Philippines sont les premières qu’on ait eu de ces pays-là. Celle qui a été écrite par un religieux qui y a demeuré huit ans, a été traduite d’un manuscrit du cabinet de monsieur del Pozzo, gentilhomme romain, à qui le public en a obligation21.

J’ai fait chercher dans les plus fameuses Bibliothèques les pièces qui pouvaient l’enrichir, et il y a peu de gens de cette érudition que je n’ai entretenus et consultés sur ce dessein22.

Si l’activité de collectionneur de Thévenot semblait être le fait d’une initiative personnelle, elle se révèle finalement dépendante d’une collectivité érudite, tant sur le plan matériel – par les moyens épistolaires mis en œuvre pour la collecte – que sur le plan idéologique. Le goût pour la nouveauté issue des voyages, de quelque nature qu’elle soit, rejoint ainsi l’attrait pour la nouveauté scientifique qui se fait jour dans ces cercles savants, toujours en mal de « publier les curieuses découvertes23 ». Mais surtout, l’entreprise de Thévenot transpose dans son entreprise éditoriale la pratique de diffusion de la matière viatique en usage dans les cercles savants qu’il fréquente, qui font constamment circuler, de manière orale ou écrite, la matière viatique, en particulier sous la forme de manuscrits, anciens ou contemporains, ayant trait au voyage.

Le dispositif du recueil : un support de diffusion de l’information et de la nouveauté viatique

L’originalité de la démarche de M. Thévenot ne se situe toutefois pas dans la pratique de la collecte, commune aux membres des sociabilités érudites24, bien que sa collection soit d’une étendue sans pareille. Elle est singulière dans la mesure où il décide de publier les morceaux choisis de sa collection selon un dispositif en vogue dans les années 1650-1660 : le recueil à publication sérielle. Comme le montre Christophe Schuwey, ces années sont marquées à la fois par le succès du support recueil, qui rassemble en un même lieu des pièces diverses généralement courtes et manuscrites, et la multiplication des publications en série (suites et rééditions augmentées qui permettent une évolution constante de la collection)25. Il relève que de nombreux libraires ajoutent à leur catalogue des recueils, d’abord de poésie, puis de prose ou de nouvelles galantes, en plusieurs volumes, à l’instar des libraires Chamhoudry, Charles de Sercy, puis, dans leur sillage, Antoine de Sommaville, Gabriel Quinet, Claude Barbin, Étienne et Jean-Baptiste Loyson, ou encore Jean Ribou26. Thévenot s’empare de ce support et s’en sert pour enregistrer et mettre à disposition des lecteurs manuscrits et traductions de récits de voyages, constituant par là une ressource documentaire sur les voyages au long cours. Ainsi le lecteur peut disposer sur un même support de données diverses et étendues, quels que soient ses centres d’intérêt (nouveautés géographiques, arts et techniques étrangères dont il pourrait nourrir sa réflexion, renseignements sur la navigation, cartes, curiosités naturalistes…) et ses projets (perfectionner ses connaissances, préparer un voyage d’exploration, fonder une entreprise commerciale, se divertir…). Là réside l’utilité essentielle, publique, de la forme du recueil de manuscrits de voyages choisie par Thévenot. Mais si Thévenot se lance dans cette entreprise de publication, c’est aussi qu’il existe une lacune dans le paysage éditorial de son temps, que la forme du recueil, prospère chez les imprimeurs-libraires et prisée du public, semble pouvoir combler. Les autres moyens d’accès aux manuscrits et relations de voyages peuvent en effet s’avérer insuffisants, voire décevants. D’une part, les réseaux de correspondants ne peuvent faire circuler que des exemplaires partiels ou en nombre réduits, auprès d’un lectorat se limitant aux heureux destinataires des missives et à leurs cercles de proches à qui les lettres sont généralement lues. D’autre part, les publications individuelles de récits de voyages, nombreuses, éparpillent les sources d’information et n’opèrent pas un travail de sélection des morceaux importants. Ces modes de diffusion fragmentent, fragilisent et dispersent l’information, ce dont se plaint souvent Chapelain, qui demande par exemple à Bernier d’organiser sa matière, de la classer clairement et d’effectuer des opérations de synthèse. Le Journal des savants, qui commence à paraître deux ans27 après la première édition du premier volume des Relations de divers voyages curieux, et qui aurait pu faire concurrence à Thévenot en donnant accès aux nouveautés scientifiques et géographiques rapportées des lointains, n’aura que peu d’impact sur le projet de ce dernier. Les résumés laconiques et peu détaillés du journal ne livraient en effet que des informations très partielles. Thévenot s’empare donc d’une forme à la mode pour créer un dispositif éditorial nouveau, propre à compiler en un même lieu des informations inédites, variées et développées sur les voyages lointains.

Mais plus encore, le choix de la forme-recueil sérielle permet à Thévenot de rendre compte de la réception de nouveaux manuscrits de voyages ainsi que des événements contemporains, notamment les changements de politique en matière de commerce et de colonisation. D’ailleurs, le projet se modifie sensiblement dès le second volume, après que Colbert a décidé de créer en 1664 une Compagnie des Indes orientales, calquée de manière plus qu’évidente sur le modèle de la Compagnie hollandaise des Indes orientales. À l’origine du projet, chaque volume devait correspondre à une nouvelle aire géographique ultramarine, dans une logique d’organisation cartographique de la collection. L’année même de l’institution par Colbert de la Compagnie des Indes orientales, le projet change de forme. Le second volume paraît également en 1664, et la modification du projet est clairement signalée :

Depuis [que j’ai entrepris la publication du premier volume] on s’y est appliqué tout de bon [au commerce et à la navigation], et il s’est formé dans ce Royaume des Compagnies très considérables : je me sens obligé par là à une diligence encore plus particulière, de rechercher tout ce qui peut servir à un dessein qui nous promet tant d’utilité et tant de gloire. J’ai inséré par cette raison Une Relation de l’État présent des Indes, où sont marquées les places que tiennent les Portugais, celles que les Hollandais occupent, les lieux où ces deux nations trafiquent ensemble, et où elles le font à l’exclusion l’une de l’autre28.

Dans ce second volume, au lieu de rassembler des manuscrits ayant trait à une nouvelle aire géographique, Thévenot décide de faire paraître les nouveautés sur les régions orientales, avec un ensemble de manuscrits plus anciens qu’il gardait dans ses papiers. Il répond explicitement à une demande contemporaine issue des milieux politiques et du public, notamment marchand, et s’adapte aux besoins du marché éditorial. Il est alors peu étonnant qu’il ait cherché par tous les moyens à obtenir le droit d’imprimer les lettres, puis les relations du voyage en Inde de Bernier, qui font figure d’absolue exclusivité, Chapelain intercédant en sa faveur auprès du voyageur. Le recueil Thévenot devient ainsi progressivement une plateforme de diffusion rapide des nouveaux manuscrits qui parviennent jusqu’en France. Le quatrième volume est d’ailleurs explicitement conçu pour pouvoir accueillir les nouveautés. En effet, l’afflux constant des nouveautés contraint Thévenot à abandonner définitivement le projet d’organiser ses recueils selon des aires géographiques. Selon N. Dew, cela contribue à fragiliser le projet du recueil, qui, en raison de ces ajouts constants, de ces inflexions imposées à l’idée d’origine, de ces repentirs, serait toujours au bord de l’effondrement. Tout au contraire, on peut y voir une certaine innovation éditoriale, que Thévenot, dans l’« Avis » du quatrième volume, assume en ces termes :

Et ayant reconnu, comme je viens de dire, l’impossibilité qu’il y a de suivre dans un Recueil l’ordre des pays que je m’étais proposé, toutes les pièces que je donnerai désormais seront comme détachées, afin que lorsqu’il en viendra d’autres on les puisse joindre ensemble, ou les séparer selon que l’on le jugera à propos29.

C’est précisément à partir de ce quatrième volume que le mode de publication va définitivement changer. Jusqu’alors, le premier et le second volumes, parus en 1663 et en 1664 chez Jacques Langlois, rassemblaient des textes sur l’Orient lointain (Chine, Grands Indes, Indes orientales, Japon) et plus proche (Levant), avec une attention particulière accordée à l’Inde dans le second volume. En 1666, les deux premiers volumes sont réédités chez Sébastien Mabre Cramoisy avec un nouveau frontispice, qui complète la série d’un troisième volume, où sont ajoutés quelques textes complémentaires sur ce même espace géographique. Le quatrième volume, quant à lui, est édité en même temps qu’une réédition des trois premiers volumes chez André Cramoisy en 1672, avec un nouveau frontispice et des textes sur des espaces très variés : les Amériques, la Chine, la Haute Éthiopie, l’empire des Abyssins, l’île de Java, etc. Le recueil intègre désormais toutes les nouveautés parvenues à Thévenot.

Mais l’ouverture du recueil aux nouveaux écrits collectés par Thévenot est particulièrement visible dans les éditions ultérieures, notamment sur le plan matériel. En 1681, il fait paraître chez Étienne Michallet un petit in octavo intitulé Recueil de voyages de M. Thévenot, qui contient, outre une carte, neuf nouvelles pièces – indiquées comme telles dans la table des matières – suivies de deux autres pièces non signalées dans la table : Le cabinet de M. Swammerdam, docteur en médecine, ou Catalogue de toutes sortes d’insectes et de diverses préparations anatomiques, que l’on peut dire être un supplément de l’histoire naturelle des animaux et une Explication de la Carte de la découverte de la terre d’Ielmer, au-delà de la Nouvelle-Zemble, et des routes pour passer par le nord au Japon, à la Chine, et aux Indes orientales. Armand-Gaston Camus, qui a écrit en 1802 un Mémoire sur les collections de voyages de de Bry et de Thévenot30, signale qu’il a trouvé quelques folios séparés, imprimés du vivant de Thévenot, qui étaient des impressions de nouvelles pièces, probablement destinées à un cinquième volume. Et dans une des collections des Recueils présente à la BnF, provenant de la bibliothèque de Huet, évêque d’Avranches, cinq volumes sont reliés, et dans le cinquième volume sont cousues ensemble plusieurs pièces diverses, sans frontispice. En vue d’un cinquième volume, Thévenot semble avoir donc imprimé des pièces diverses, nouvellement mises à sa disposition. Mais il imprime au fur et à mesure de l’arrivée des textes, se pressant afin de s’arroger l’exclusivité de la nouveauté. L’hypothèse est confirmée par une remarque de Cabart de Villermont, traducteur et éditeur de récits de voyages, à propos de Thévenot, dans une lettre destinée à Michel Bégon, administrateur de la Marine royale :

A l’esgard de ces dernieres pieces qui nont poins encor paru, il les fesoit imprimer a ses depens et a mesure quelles luy tomboient entre les mains et quil les voit mises en estat devoir le jour et les donnoit a ses amys en feuilles pour faire la suitte a ceux a qui il avoit donné les précédentes et cella pour en epargner la reliure, s’il avoit donné tout ensemble ; et en attendant qu’il y en eust de quoy faire un volume complet. Moette en me donnant le catalogue que je mets icy ma dit que ces pieces qui nont point encor paru et dont il a achetté tout ce qui s’en est trouvé d’imprimé a l’inventaire de lauteur de cette compilation est de cent et tant de feuilles ou environ ce qui peut faire un volume mediocre de 200 feuillets in folo sur tout quand il aura fait traduire de l’espagnol en françois la relation de la decouverte des Isles de Salomon en la mer du Sud d’un fernando de Quiros dont Mr Thevenot n’avoit que la moitié qu’il ne laissa pas de faire imprimer quoy qu’imparfaiste et j’ay donné le surplus a moette qu’il fait traduire en français aussi bien que le surplus que Mr Thevenot avoit fait imprimer en Espagnol et que traduit actuellement un neveu de feu Mr Thevenot qui entend l’espagnol mais je luy ay dit que cella ne suffisoit pas si ce traducteur n’entendoit les termes espagnols de navigation sur tout de la manoeuvre en quoy principalement consiste cette relation qui est plus curieuse en cella et plus propre pour les navigateurs et les pilotes quelle ne sera d’agreable lecture pour bien des gens31.

Thévenot conçoit alors un objet éditorial capable d’accueillir la nouveauté dans sa matérialité même, sous la forme de manuscrits récemment réceptionnés, pas seulement dans le cadre de la série, mais au sein même d’un recueil perpétuellement ouvert aux horizons nouveaux.

Les enjeux multiformes de l’entreprise de publication : encyclopédisme, confrontation des savoirs et positionnements politiques

Les enjeux de l’entreprise de publication des manuscrits de voyages affichés par Thévenot sont liés au milieu érudit dans lequel il évolue. Ils rejoignent pour une part les enjeux de la diffusion et de la parution des nouvelles scientifiques au sein du réseau des savants européens. D’ailleurs, Chapelain incite tout autant à publier un scientifique qui a fait de nouvelles découvertes qu’un voyageur qui observe de nouvelles singularités dans des espaces peu connus et peu parcourus par les explorateurs européens. Il engage par exemple Huygens, « prodige d’esprit en matière de géométrie et des mécaniques », à « publier ses rares inventions »32, et en premier lieu son pendule. Dans une perspective similaire, il enjoint Bernier de publier sa relation de voyage :

Je suppose aussi que vous y avez ramassé [en Inde], en observations naturelles, politiques et morales, de quoi former une très curieuse relation quand vous serez de deçà, et que vous en aurez tellement collé les papiers à votre personne qu’ils ne sauraient se perdre qu’avec vous33.

Il s’agit notamment de sortir des ténèbres un certain nombre de savoirs et de connaissances, dont la diffusion sera « dépouillée de tout autre intérêt que de celui de l’utilité publique34 ». La rhétorique de la lumière apportée sur les obscurités du monde, est omniprésente sous la plume de Thévenot dans l’appareil paratextuel, constitué des divers « Avis sur le dessein et sur l’ordre de ce Recueil » qui ouvrent chacun des volumes, ainsi que des « Avis » spécifiques qui introduisent certains manuscrits insérés, à l’instar de « L’Avis sur le voyage des ambassadeurs de la Compagnie hollandaise des Indes orientales vers le Grand Chan de Tartarie, à Pékin »35. Chapelain emploie la même rhétorique quand il décrit les enjeux de la collecte des savoirs scientifiques ou géographiques.

J’ai recherché curieusement tout ce qui pouvait donner lumière des Pays inconnus jusqu’à cette heure […]36.

Je suis bien aise qu’il y trouve votre nom, et voit l’obligation qu’il vous aura des futures lumières que votre libéralité envers votre ami lui fera avoir sur ces choses orientales, si mal ou si infidèlement expliquées jusqu’ici par des marchands ignares ou des missionnaires intéressés37.

L’entreprise de publication de manuscrits et de textes étrangers plus ou moins confidentiels, plus ou moins égarés, plus ou moins oubliés sur les étagères des bibliothèques, est donc bien d’utilité publique dans l’esprit de Thévenot, qui a « la vue de rectifier et d’accroître le peu de connaissance que l’Europe a eue jusqu’ici de l’Asie38 ». Chapelain, qui fait à de nombreuses reprises la promotion des volumes des Relations de divers voyages curieux auprès de ses correspondants, relaie le programme qu’affiche Thévenot en tête de la collection :

Si Dieu lui [Thévenot] conserve la santé, on verra par lui, entre autres choses, la géographie notablement illustrée et la navigation rendue plus facile par des observations exactes et des relations aussi curieuses que certaines, le tout selon que l’art l’ordonne et que la vérité le requiert. Son application à cette sorte d’étude est d’autant plus noble qu’elle n’a rien de sordide et qu’au lieu d’y chercher autre intérêt que celui de l’avantage du genre humain, il y emploie avec son temps la richesse qu’il a héritée de ses pères39.

L’objectif est bien d’assembler en un même lieu un ensemble de nouvelles connaissances, à la fois dans le domaine de la géographie, de la navigation, de la physique naturelle et des arts et techniques. Le recueil de Relations de divers voyages curieux, en rassemblant des manuscrits épars et collectés traitant de voyages, devient alors un espace de regroupement de connaissances expérimentales nouvelles destinées à faciliter les voyages futurs et à faire progresser le savoir humain.

Thévenot s’attache rigoureusement à collecter toutes les relations et traductions qui peuvent faire avancer les connaissances humaines en matière de géographie et de cartographie. Son intention, à l’origine du projet, était de constituer des volumes par aires géographiques, qui permettraient, par les ajouts successifs, de compléter la cartographie actuellement imparfaite du monde, demandant au lecteur de rassembler les pièces à la manière d’un puzzle et de les superposer aux cartes anciennes afin d’en combler les blancs et les lacunes. Il revendique ce dessein de la collection dans les premières lignes de l’« Avis » du premier volume40, mais c’est en tête de chaque volume que va être particulièrement souligné ce souci constant de correction cartographique lors des opérations de collecte et de diffusion des manuscrits entrés en la possession de Thévenot :

Le Routier d’Aleixo Da Motta, le meilleur que les Portugais aient, et que tous leurs Routiers citent, sans qu’il ait jamais été imprimé jusqu’à cette heure, je le donne ici […]. Il ne se peut rien de plus exact que les cartons qui bordent cette Carte, les plans des principaux ports y sont dépeints, les ancrages où il faut mouiller, les brasses d’eau, les rochers et les basses qu’il faut éviter, et les entrées du Me-am, du Gange et de l’Inde y sont marquées aussi exactement que celles de la Seine ou de la Loire le sont dans nos cartes.

Elle nous apprend qu’il n’y a point de Détroit d’Anjan, et elle aurait pu sauver aux Hollandais si elle avait paru sur la fin du dernier siècle, plusieurs tonnes d’or qu’ils ont employées pour naviguer à la Chine par le Nord-est et par ce Détroit d’Anjan, que tout le monde supposait entre la Chine et le Japon.

Après la Routier et les Cartes, la seule chose que souhaitent les pilotes, est la connaissance des côtes. On a trouvé les Dessins des principales côtes de la navigation des Indes orientales, entre les papiers de Beaulieu, et dans le Journal d’un Matelot de son équipage nommé Varin […]41.

La Relation de la Découverte de la Terre d’Eso au N. du Japon est fort curieuse, en ce qu’elle nous découvre le monde de ce côté-là jusqu’au 49.d. que nous ne connaissons point passé la hauteur du Japon : il semble à voir la Carte Portugaise que je donne dans ce volume, que ceux de cette Nation en aient eu connaissance, toujours approche-t-elle davantage de la découverte nouvelle de ce pays que pas une autre carte que nous ayons42.

Chapelain souligne d’ailleurs dans une de ses lettres à Bernier l’importance de la publication du manuscrit inédit du voyage en Chine du père jésuite Martinius dans la collection de Thévenot, et notamment de sa traduction d’un registre chinois de géographie, qui permet de « démêle[r] » cette partie du monde. Dès lors, on comprend l’intérêt manifesté par Thévenot pour les cartes, leur reproduction et leur constitution, qu’il insère à de très nombreuses reprises en guise d’illustration des manuscrits qu’il édite.

Toutefois, le recueil ne se contente pas d’amasser un ensemble d’informations sur le lointain. Sa matérialité innovante, qui permet de juxtaposer plusieurs textes de voyages dans un seul et même espace, façonne de nouvelles manières de lire et de nouveaux usages de la matière viatique. Le recueil devient ainsi le lieu de la « conférence » des informations tant réclamée par Chapelain en ces temps périlleux « de fagots et de balivernes ». Chapelain ne cesse de demander à des observateurs curieux et fiables de rapporter des relations devant servir à infirmer ou confirmer des relations antérieures, faites par des marchands ou des missionnaires qu’il considère souvent comme ignares et peu dignes de foi, « faute de sincérité ou de capacité »43. De fait, les erreurs de ces derniers, qu’elles soient intentionnelles ou involontaires, aboutissent toujours au même résultat : la tromperie d’un lectorat qui ne s’est pas aventuré loin de son fauteuil. Il demande par exemple à M. Carrel de Sainte-Garde, dans une lettre datée du 15 décembre 1663, d’approfondir ses recherches sur les vallées de Batuccas, afin de pouvoir ensuite comparer ses observations avec les descriptions du père jésuite Eusèbe de Nieremberg dans sa Filosofia curiosa. Il lui enjoint de « caver » pour découvrir la vérité et de rédiger sa relation selon les normes antiques pour éviter l’écueil dans lequel tombent généralement les relateurs, « qui quittent le principal pour s’attacher à l’accessoire, et qui discernent mal ce qui est à prendre et ce qui est à laisser ». Certes, le principe de la « conférence » ou de la comparaison des informations issues des textes viatiques est une pratique courante des rédacteurs mêmes de récits de voyages, qui, à l’instar de Jean de Thévenot, ne cessent de signaler que ce qu’ils ont vu correspond – ou ne correspond pas – à ce qui a été observé et noté antérieurement par d’autres voyageurs. Mais dans ses Relations de divers voyages curieux, Thévenot érige en précepte éditorial ce principe nécessaire à la bonne réception de la matière viatique. Ce n’est qu’en recueillant les informations issues des différents manuscrits, en les comparant, en ajoutant une information à une autre, que les nouvelles cartographies peuvent se dessiner et que des savoirs nouveaux peuvent émerger. La publication en série accentue également l’effet même de la forme-recueil, puisqu’à la « conférence » dans le cadre d’un même volume s’ajoute la « conférence » entre les volumes, qui prend alors forme sur un axe spatial (le volume) et un axe temporel (la série de volumes). Thévenot, par le choix même de la formule du recueil, impose un nouveau mode de lecture de la matière viatique, qui engage un régime de saisie des informations issues des relations de voyages, essentiel pour l’érudit-éditeur et pour les membres de son entourage proche. Ce régime n’est pas celui de l’adhésion mais de la mise à distance critique. À la linéarité habituelle des relations de voyages, Thévenot oppose un modèle de lecture par collecte, synthèse, ajouts et comparaisons, assez loin de la quête du pur divertissement exotique que beaucoup de lecteurs mondains poursuivent dans leurs lectures viatiques.

Mais ces informations géographiques et cartographiques n’ont pas uniquement pour but de participer à un projet de perfectionnement de l’esprit humain, même si c’est là l’un des objectifs de la collecte les plus clairement affichés44. Issues pour la plupart de traductions de manuscrits ou de relations de voyageurs anglais, hollandais, portugais, espagnols et allemands partis développer le commerce dans ces espaces nouvellement découverts ou coloniser des régions lointaines déjà connues par les relations éditées chez Hakluyt et Purchas, ces connaissances géographiques sur les espaces lointains sont collectées et rassemblées avec un ensemble de textes traitant de la navigation, afin de permettre aux Français de suivre l’exemple des autres nations européennes et d’entamer une entreprise de conquête et d’échanges avec les territoires lointains. Le recueil, prosélyte, entend impulser une politique étatique d’extension des terres françaises et du commerce en direction de ces espaces récemment apparus sur les cartes du monde. Thévenot déplore la timidité des initiatives politiques et individuelles de communication avec les nations étrangères, qui placent la France dans une position d’infériorité sur le plan européen : la gloire du royaume, son enrichissement et sa place dans le jeu géopolitique, ne serait-ce qu’en Europe, sont par-là mis en péril. L’« Avis » du premier volume45 est explicite sur les désavantages et même le péril qu’encourt la France à ne pas se lancer dans l’aventure ultramarine, comme le signale, entre autres, l’exemple des Provinces unies :

Et les Provinces unies, qui jusqu’à la fin du siècle précédent, s’étaient contentées de pêche, et d’un commerce de port en port, se sont mises en possession des Indes d’Orient, ont entre les mains le plus riche commerce de la mer, tiennent plus de lieues de pays dans ces contrées si reculées, qu’elles n’ont d’arpents de terres dans la basse Allemagne, et par là sont arrivées à traiter d’égal avec des Princes qu’elles reconnaissaient auparavant pour leurs souverains.

Au-delà de ses visées scientifiques, le recueil possède donc également une dimension politique. Rassembler ces textes, les organiser dans un livre et les rendre publics constitue une action46 : celle-ci consiste à se poser en expert apte à conseiller le prince. Thévenot indique ce que devrait être la politique maritime de la France, tout en pointant l’intérêt qu’aurait le pouvoir à se doter de savants susceptibles de la mettre en œuvre.

Une dernière édition du recueil paraît après la mort de Thévenot en 1696, ce qui marque l’importance de l’entreprise entamée par l’érudit et la pertinence du choix de la forme-recueil. L’éditeur Thomas Moëtte reprend l’ensemble de ce qui a déjà été publié, et y adjoint les pièces diverses, cette fois-ci en deux volumes, et non plus en cinq. C’est cette édition que l’on retrouvera dans la bibliothèque de nombreux savants et érudits du xviiie siècle, comme celle de Voltaire, de Turgot, d’Holbach, etc. La perspective n’est plus la même après la mort de l’érudit : Thomas Moëtte récapitule, fait une œuvre testamentaire, qui essaye de compiler tout ce qui restait dans les papiers de Thévenot pour l’offrir au public, et surtout au roi. Il y ajoute une pièce qui n’était pas présente jusqu’alors, une épître de Thévenot à destination de Louis XIV, qui appelle clairement de ses vœux une entreprise coloniale47. Il fait ainsi émerger, au-delà des enjeux scientifiques de la publication de l’ouvrage, la cohérence politique qui se situe au fondement de cette œuvre désormais close. Il ne manque pas non plus de faire une sorte de coup éditorial, l’édition se diffusant très largement. Ce succès n’est probablement pas étranger au renouveau du genre du recueil viatique, qui se développera particulièrement aux xviiie et xixe siècles avec la publication du Recueil des Voyages qui ont servi à l’établissement et aux progrès de la Compagnie des Indes orientales (1705) par le libraire Étienne Roger aux Pays-Bas, du Recueil de Voyages au Nord (10 vol., 1715-1738) par Jean-Frédéric Bernard, ou des Nouvelles annales des voyages et des sciences géographiques (1836) par la librairie de Gide à Paris. L’objet de librairie inédit conçu par Thévenot, en raison de l’outil scientifique, éditorial et politique qu’il constitue, est ainsi destiné à un succès durable.

Notes

1 Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1690, t. 4, article « voyage ». L’autrice tient à remercier chaleureusement l’université de Fribourg pour son soutien au cours de la rédaction de cette étude.

2 De nombreux ouvrages ont traité de l’appropriation de la matière viatique par les penseurs et auteurs de l’âge classique. Voir par exemple : Isabelle Moreau, « Guérir du sot ». Les stratégies d’écriture des libertins à l’âge classique, Paris, Champion, « Libre pensée et littérature clandestine », 2007 ; Sylvie Requemora-Gros, Voguer vers la modernité. Le voyage à travers les genres au xviie siècle, Paris, Presses Sorbonne Université, 2012.

3 « Voyager et lire le voyage sont simultanément au goût du jour. Cette vogue vient aussi pour une large part de la mode des salons littéraires » (S. Requemora-Gros, « L’espace dans la littérature de voyages », Études littéraires, 34, 1-2, 2002, p. 254).

4 François Moureau, Le Théâtre des voyages : une scénographie de l’âge classique, Paris, PUPS, 2004, p. 55.

5 Il occupe la fonction entre 1684 et 1691.

6 Grégoire Holtz, L’Ombre de l’auteur : Pierre Bergeron et l’écriture du voyage à la fin de la Renaissance, Genève, Droz, 2011.

7 Pierre Bergeron, Traicté de la navigation et des voyages de descouverte & conqueste modernes, & principalement des François, Paris, Jean de Heuqueville et Michel Soly, 1629.

8 L’idée de cet article est ainsi d’aller au-delà des hypothèses et résultats des recherches de l’historien Nicholas Dew, publiés dans l’article « Reading travels in the culture of curiosity: Thévenot’s collection of voyages », Journal of Early Modern History, 2006, 10, 1/2, p. 39-59, et repris dans le chapitre « “Toutes les curiosités du monde” : The Geographic Project of Melchisédech Thévenot », Orientalisme in Louis XIV’s France, Oxford University Press, 2009, p. 81-130. Nous conserverons les précieux acquis de ces recherches, mais nous confronterons les paratextes du Recueil de divers voyages curieux à la Correspondance de Chapelain (Lettres de Jean Chapelain de l’Académie française (1659-1672), éd. Ph. Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie nationale, t. 2, 1880), et nous ferons un travail sur les différentes éditions du recueil afin de saisir les enjeux éditoriaux de l’entreprise.

9 Melchisédech Thévenot, « Avis, sur le dessein, et sur l’ordre du Recueil », dans Relation de divers voyages curieux, qui n'ont point esté publiees ; ou qui ont esté traduites d'Hacluyt…, Première partie, Paris, Jacques Langlois, 1663, n. p.

10 Jean de Thévenot, Relation d’un voyage fait au Levant, Paris, Louis Billaine, 1664 ; id., Suite du voyage de Levant, Paris, Charles Angot, 1674 ; id., Troisième partie des voyages de M. de Thevenot, contenant la relation de l’Indostan, des nouveaux Mogols et des autres peuples et pays des Indes, Paris, Claude Barbin, 1684. La notoriété du voyageur a probablement contribué à effacer en partie la réputation de son oncle, ses ouvrages étant bien mieux parvenus jusqu’à nous.

11 On observe des pratiques similaires au sein de groupes savants des décennies précédentes, comme dans le cadre du Cabinet Dupuy.

12 Après de longues tractations, la collection est achetée par la Bibliothèque du roi en 1712. Les manuscrits persans de Thévenot sont par exemple aujourd’hui une part importante du fonds persan de la BnF.

13 Le « on » prend d’ailleurs souvent la place du « je » dans les « Avis ».

14 L’historiographie est bien plus prolixe sur ce pan de la carrière de M. Thévenot, puisqu’elle croise l’histoire des sciences et des académies. Voir notamment : David J. Sturdy, Science and Social Status: the members of the Académie des sciences, 1666-1750, Woodbridge, 1995.

15 J. Chapelain, « Lettre à M. Carrel de Sainte-Garde, du 15 décembre 1663 », op. cit., p. 339-341.

16 J. Chapelain, « Lettre à M. Vossius, ce 12 mars 1665 », ibid., p. 387.

17 J. Chapelain, « Lettre à M. Thévenot, ce 26 avril 1669 », ibid., p. 640.

18 Nous reprenons ici la terminologie de Christian Jouhaud et Alain Viala dans De la Publication, entre Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002.

19 M. Thévenot, « Avis, sur le dessein, et sur l’ordre du Recueil », Première partie, op. cit., n. p.

20 Ibid.

21 M. Thévenot, « Avis sur l’ordre des pièces de la seconde partie », dans Relations de divers voyages curieux, Deuxième partie, Paris, Jacques Langlois, 1664, n. p.

22 M. Thévenot, « Avis sur la suite du recueil », dans Relations de divers voyages curieux, Quatrième partie, Paris, André Cramoisy, 1672, n. p.

23 J. Chapelain, « Lettre à M. Steno, de Paris le 27 mai 1667 », op. cit., p. 514.

24 Nicolas-Claude Fabri de Peiresc collecte de même manuscrits et singularités de tous horizons, qu’il amasse dans sa bibliothèque et son cabinet de curiosités.

25 Voir Christophe Schuwey, « Aux enseignes de papier : les recueils comme plates-formes de publication », dans Linda Gil et Ludivine Rey (dir.), Genèse des corpus littéraires à l’âge classique, 2016, [en ligne] http://www.cellf.paris-sorbonne.fr/cellf-16-18/publications-en-ligne, p. 33-39 ; id., Un Entrepreneur des lettres au xviie siècle. Donneau de Visé, de Molière au Mercure galant, Paris, Classiques Garnier, « Lire le xviiie siècle », 2020.

26 Voir en particulier « Le recueil comme paradigme de publication », ibid., p. 180-182.

27 N.D.L.R. Le Journal des savants paraît pour la première fois en 1665 – sous le titre de Journal des sçavans – et les Relations de divers voyages curieux de 1663 à 1666 selon la notice BnF.

28 M. Thévenot, « Avis sur l’ordre des pièces de la seconde partie », Deuxième partie, op. cit., n. p.

29 M. Thévenot, « Avis sur la suite du recueil », Quatrième partie, op. cit., n. p.

30 Armand-Gaston Camus, Mémoire sur la collection des grands et petits voyages et sur la collection des voyages de Melchisédech Thévenot, Paris, Baudouin, 1802.

31 Cabart à Bégon, 3 mai 1697, BnF Mss NAF 28343 XC (non numéroté). Je remercie très chaleureusement Maxime Martignon pour avoir porté cette lettre à ma connaissance et pour m’avoir autorisée à en reproduire ici la transcription.

32 J. Chapelain, « Lettre à M. Huygens de Paris, ce 9 novembre 1662 », op. cit., p. 267.

33 J. Chapelain, « Lettre à M. Bernier, ce 16 février 1669 », ibid., p. 620-621.

34 J. Chapelain, « Lettre à M. Thévenot, ce 21 décembre 1668 », ibid., p. 609.

35 M. Thévenot, Relations de divers voyages curieux, Troisième partie, Paris, Sébastien Mabre-Cramoisy, 1666, n. p.

36 M. Thévenot, « Avis, sur le dessein, et sur l’ordre du Recueil », Première partie, op. cit., n. p.

37 J. Chapelain, « Lettre à M. de Merveilles, ce 20 avril 1662 », op. cit., p. 221.

38 M. Thévenot, « Avis, sur le dessein, et sur l’ordre du Recueil », Première partie, loc. cit., n. p.

39 J. Chapelain, « Lettre à M. Gronovius, ce 5 février 1669 », op. cit., p. 615-616.

40 « J’ai encore eu, en le faisant, la vue de rectifier et d’accroître le peu de connaissance que l’Europe a eue jusqu’ici de l’Asie ; et pour cela, je me suis résolu d’y joindre les traductions de quelques Auteurs orientaux, qui en ont fait ou l’Histoire ou la Description. Sans me renfermer toutefois dans cette seule partie du monde, mon intention est d’en faire autant pour les autres parties, et de donner une relation de tous les États et Empires, et d’autant plus fidèle et plus exacte, que je la ferai sur de meilleurs originaux, et sur la foi de personnes choisies entre ceux qui les ont courues et observées avec plus de soin » (M. Thévenot, « Avis, sur le dessein, et sur l’ordre du Recueil », op. cit., Première partie, n. p.).

41 M. Thévenot, « Avis sur l’ordre des pièces de la seconde partie », Deuxième partie, op. cit., n. p.

42 Ibid.

43 J. Chapelain, « Lettre à M. Bernier, ce 25 avril 1662 », op. cit., p. 223.

44 L’un des objectifs du recueil est bien de fournir de nouveaux savoirs sur l’altérité, dans le but notamment de ne pas juger autrui selon ses propres normes : « Car sans mettre en considération que l’esprit et le jugement se perfectionnent dans cette sorte de lecture, et qu’ils y acquièrent une certaine étendue qui les empêche de condamner légèrement tout ce qui n’est pas selon la manière de leur pays, ou selon la leur particulière » (M. Thévenot, « Avis, sur le dessein, et sur l’ordre du Recueil », Première partie, loc. cit.).

45 « Il a été remarqué dans les événements de ces deux derniers siècles, que la navigation et le trafic ont eu leur part dans toutes les grandes révolutions qui y sont arrivées. Car sans parler du bouleversement de l’Empire des Incas et du Mexique, aussi bien que celui de tous les États des Indes orientales, il est certain que les Peuples qui sont nos plus proches voisins se sont enrichis, par le moyen de ces Arts, et infiniment élevés au-dessus de leurs propres forces. Par-là l’Espagne s’est trouvée en état de disputer de grandeur avec la France. Par-là les Portugais, qui étaient resserrés dans l’un des plus petits et plus stériles cantons de l’Europe, se sont étendus par toute la terre » (ibid.).

46 Écriture et action : xviie-xixe siècle, une enquête collective / GRIHL, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016.

47 « Je présente à Votre Majesté un recueil de Relations des Indes Orientales et des voyages de long cours, dans le temps que la gloire de Votre Nom a rempli toute l’Europe, et que vos sujets sont sur le point de la porter avec votre Empire au-delà de l’océan. […]. Ces relations leur feront voir […] que la France seule y peut fournir, que seule elle peut envoyer assez de monde pour y planter la foi, et pour entretenir des colonies qui les cultivent. Il semble que la possession lui en appartienne par ce droit naturel, et qu’elle lui ait été réservée au temps de Votre règne, sous lequel il n’y a point d’exaltation qu’elle ne se doive promettre » (M. Thévenot, « Épître au Roi », dans Relations de divers voyages curieux, Tome premier, Paris, Thomas Moëtte, 1696, n. p.).

Citer cet article

Référence électronique

Mathilde Morinet, « « Publier les curieuses découvertes » : l’entreprise éditoriale de Melchisédech Thévenot dans ses Relations de divers voyages curieux (1663-1672) », Pratiques et formes littéraires [En ligne], 17 | 2020, mis en ligne le 17 décembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/pratiques-et-formes-litteraires/index.php?id=223

Auteur

Mathilde Morinet

Université Aix-Marseille – CIELAM/ York University

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