De la mort d’Henri IV à la reprise en main de l’autorité royale par Richelieu, soit pendant une quinzaine d’années, les dissensions et les rebellions contre la politique contestée de Marie de Médicis
alimentent une pléiade de libelles et de pamphlets, où perce parfois une veine facétieuse […]. Ces chassés-croisés via pamphlets, libelles, facéties1 et autres commentaires brefs, composés dans l’enthousiasme ou l’impulsivité critique, sont l’expression la plus typique du débat politique sous la régence2.
Les « mariages espagnols » (de Louis XIII avec Anne d’Autriche, et de sa sœur Élisabeth de Bourbon avec le fils du roi d’Espagne), liés à la reprise contestée de l’influence des jésuites, ce dont témoignent les pamphlets contre le père Pierre Coton, confesseur du roi, les réactions d’insoumission des grands seigneurs « malcontens », sur l’initiative d’Henri II de Bourbon-Condé, la réunion des États généraux censée dénouer la crise, et les problèmes financiers, donnèrent lieu à nombre de libelles : R. Lindsay et J. Neu ont pu en dénombrer 330 en 1614 et 433 en 16153. Les premières prises d’armes des Grands se concluent par le traité négocié par Condé avec la régente à Sainte-Menehould le 15 mai 1614 : de nouvelles pensions sont accordées par la couronne aux grands seigneurs, l’alliance matrimoniale avec l’Espagne est suspendue et la convocation des États généraux programmée. Selon A. Mercier, « L’événement des États donne au pays l’illusion d’une tribune démocratique et l’espoir d’une amélioration politique4 » ; mais en fait « Le méli-mélo des États, dominé par la parade, l’apparence et le désordre, brouille les cartes de la réflexion politique5 ». Après des débats houleux, et quelques décisions qui n’auront guère de suite, ils se séparent en février 1615, sans rien régler, et Marie de Médicis poursuit sa politique. Les « mariages espagnols » sont célébrés à l’automne 1615. La colère des Grands se ranime, d’autant que les favoris de Marie de Médicis, les Concini, poursuivent leur ascension. Après une période de quasi guerre civile d’une grande violence, Condé est arrêté le 1er septembre 1616 ; Louis XIII, ayant décidé d’assumer pleinement son rôle de roi, fait exécuter Concini en avril 1617, envoie sa mère en exil à Blois, mais se donne pour favori Luynes, bientôt aussi détesté que son prédécesseur. Seule l’arrivée au Conseil du roi de Richelieu en 1624 mit, par une reprise autoritaire et un strict contrôle de la librairie, un terme (provisoire) au déluge de pamphlets, libelles et facéties qui traitent de cette actualité tourmentée6.
Les pamphlets visant les emblématiques carrières des favoris, Concini et Luynes, sont bien connus et étudiés. J’ai donc choisi un corpus un peu plus étroit, celui des facéties qui ont pris pour cible d’une part les États généraux, qui se sont déroulés du 27 octobre 1614 au 25 février 1615, d’autre part la révolte des Grands, avant et après les États, car ces deux faits d’actualité sont difficilement dissociables. Ils conduisent les facéties à s’en prendre à la fois à l’institution politique des États, et à l’influence socio-politique des grands aristocrates ; de ce fait, elles peuvent avoir contribué (à leur très modeste échelle, car elles ne constituent qu’une faible part de la littérature pamphlétaire) à leur affaiblissement, ou du moins en être un signe. En effet, ces États généraux – les premiers, après ceux de 1593, que la Satyre ménippée avait tournés en ridicule7 – furent les derniers réunis avant 1789. Et, s’il y eut encore plusieurs révoltes des Grands contre le pouvoir royal, ce fut aussi celle qui conduisit à la mise en place par Richelieu d’une politique concertée et réfléchie de réduction de leurs prérogatives et de leur pouvoir politique. Enfin, dans les deux cas, une question majeure reste la place, et la définition politique, du « tiers état », dans l’événement et dans les retentissements de l’événement sur l’opinion publique8 – tout au moins constituée de ceux qui produisent et qui lisent (voire collectionnent) ces libelles, dont la production (donc le lectorat ?) semble essentiellement parisienne.
Ma réflexion portera sur les voies et formes du rire face à ces deux faits majeurs, de nature différente pourtant : l’un de nature administrative et politique, plus susceptible du ridicule que d’autre chose, l’autre de nature guerrière, voire sanglante, où le grotesque (le monstrueux qui fait rire, malgré tout) est davantage à sa place.
Distanciation facétieuse
Il y a un point commun entre ces différents libelles : pour pouvoir rire de l’actualité, il faut se mettre à distance. Maître Guillaume9 prétend ainsi faire aux princes (réconciliés) « une petite harangue en genre recreatif, qui est une nouvelle drogue de rhetorique incongnüe jusqu’à cest heure ? Je les feray rire si je puis10 ». Cette rhétorique inconnue touche l’elocutio, qui combine, burlesquement, toutes sortes de lexiques (familiers, savants, patoisants, inventés…) et de figures incongrues, créant une langue comique par sa nature artificielle, ainsi que l’inventio et la dispositio. En l’occurrence, cela précède une longue digression assez délirante, dont une discussion savante avec un lièvre (qui n’est autre que Pythagore) sur « la superficie de l’espace imaginaire11 ». De l’art de parler d’autre chose… De plus, adopter un éthos plaisant a pour premier effet de désamorcer l’accusation de faire partie des séditieux et perturbateurs du repos public, selon l’expression juridico-politique du temps : le rire ne saurait appeler à la haine, ni rendre odieux – quitte à encourir l’accusation de tourner en ridicule ce qui devrait être pris au sérieux12.
Parfois, on s’efforce de ne pas croire au pire, de remplacer l’inquiétude par un enjouement optimiste qui veut parier sur le bon sens, et tourner la chose à la plaisanterie. Ainsi, de janvier à mai 1614, les facéties célèbrent une paix à laquelle on veut à tout prix croire, cette paix du tout préférable à la guerre, pour Pierre Boutiquier dit le Pacifique :
Il a esté fort bien dict par Empedocle Polonois, cuisinier des Epicycles lunaires en son livre de l’honeste volupté contre Platine, que la guerre est une sauce qui n’est ny douce ny savoureuse qu’à ceux qui n’en ont jamais gousté, et que la Paix au contraire est semblable à ces carrottes benites dont les compagnons d’Ulysse s’affrienderent tellement, qu’ils jurerent par les tripes de Polipheme de ne vouloir de leur vie manger autre chose, non pas mesmes quand on leur donnerait des pesches de Corbeil confites au beurre de Vanves13.
[…] Et quiconque cherche la grande gloire ou felicité d’un Royaume hors la paix, cherche du repos dans un procés & du vin qui ne soit point mixtionné & frelaté dans un cabaret14.
Selon le crocheteur de la Samaritaine (en fait, le clocheteur, c’est-à-dire le jacquemart qui sonnait les heures au-dessus de la fontaine de ce nom, à Paris), répondant à Jacques Bonhomme,
Il y à apparence [que le Prince] ne voudra point troubler le repos du Royaume, & qu’il rejettera sagement les conseils turbulent[s] de ceux qui se figuroient de faire de son mescontentement un passe par tout aux villages pour branqueter15.
Et il en profite pour enfiler une série d’anecdotes plaisantes, qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’actualité. Quant aux marchandes du Palais, le retour au calme qui suit l’accord de Sainte-Menehould leur est juste occasion de se réjouir, avec force proverbes et équivoques grossières, du retour à Paris de la clientèle noble – clientèle plutôt attirée par ce qu’il y a dans leur « arriere boutique16 » !
Il y faut parfois une certaine dose d’aveuglement, plus ou moins volontaire : ainsi « Maistre Jean Joufflu », dans son Discours […] sur les debats & divisions de ce temps, déclare-t-il : « C’est ainsi tout potelé, embeguiné17, empapiné, encoclicuché, envinistibulé, c’est ainsi tout dodelu, tout moufflu18 que je suis, que j’ay tousjours mesprisé ces bruits qui ont fait serrer le cul aux femmes, de peur que les picoreurs19 n’y entrassent20 », allusion plus plaisante qu’effrayante aux nombreux viols commis dans les campagnes par les soldats en maraude.
Une énonciation populaire et bouffonne
Souvent, c’est un biais énonciatif fictif qui habille de dérision, de rapetissement burlesque, ou de renversement ironique, des développements sérieux, voire des remontrances audacieuses ou des accusations graves – qu’on peut ainsi masquer, entre prudence et souci de vente. Parfois à peine : le Sire Benoist, ferreur d’esguillettes21, Turlupin le souffreteux22, Guillot le songeux23, le Juif errant24, le matois Limosin25, Martin l’asne26 ou encore dame Friquette bohémienne27, et même des poules28, signent ainsi, assez fallacieusement, des discours sérieux plus ou moins pamphlétaires, où abondent les traces de savoirs lettrés et où ne transparaît pas grand-chose de leur identité empruntée, si ce n’est quelques expressions populaires et quelques formules triviales. De l’importance des titres…
Un exemple entre tant d’autres : les textes signés Jacques Bonhomme, « paysan de Beauvoisis » (le nom construit un éthos pacifique), sont d’un style assez mêlé, entrecroisant anecdotes naïves et bons mots destinés à faire sourire avec raisonnements sérieux, voire menaçants envers les rebelles, et langage soutenu, ainsi dans sa Conjouissance : « il n’y a personne au monde qui ne la [paix] prefere de tous point à la guerre, s’il n’a le timbre de la teste feslé, ou le cœur enfermé entre deux escailles d’huystre29 ».
Il est aujourd’hui difficile d’apprécier dans quelle mesure ces masques énonciatifs mettaient en danger le sérieux de l’entreprise argumentative, ou au contraire la renforçaient – peut-être grâce à la fiction d’une sorte de persona « populaire », gage symbolique de bonne foi et de bon sens : « pourquoy n’auray-je pas la voix deliberative aux affaires qui me servent aussi bien qu’a mon voisin30 ? », comme le dit le secrétaire de Saint-Innocent (un écrivain public) :
il n’est pas jusqu’au Jardinier qui ne parle quelquefois bien à propos, dit l’ancien proverbe. […] La suffisance & la capacité ne sont point attachees aux qualitez, aux habits, ny aux moustaches […], ains à cette piece ronde par laquelle se font toutes les calottes & tous les chappeaux31.
Fût-ce par antiphrase : le capitaine Guillery, fort célèbre bandit des grands chemins, assure avoir toujours eu une conduite bien plus honorable que les mercenaires des Princes32 ! En tout cas, le même Jacques Bonhomme écrit : « je me console de ce que ma lettre de laquelle tu as esté porteur33, n’a esté semée parmy le public, sans avoir rapporté quelque utile profit34. »
Plus véritablement facétieux sont les discours où les inquiétudes liées aux actualités transparaissent dans le langage hétéroclite, la divagation et le coq à l’âne, les rodomontades d’orateurs bouffons, tels Bruscambille et quelques autres anonymes.
Dans Les Grans Jours d’Antitus, Panurge, Gueridon & autres, où l’on constate la stérilité de la réunion des États généraux, tout en prônant la paix, chacun des personnages représente, selon la liste des « personnes des grans jours » qui fonctionne comme une liste de clés, une entité politique :
Messire Lubin Clergé.
Antitus Noblesse.
Bien aisé marchand Tiers Estat.
Panurge Entremeteur.
Gueridon Paysan.
Arnauton Paysan.
Capitaine Guiraud Gascon.
Diego Capitaine Espaignol.
Stephanello Capitaine Italien.
Vitruve Architecte35.
Représentants burlesques, car, dans la Continuation de ces grands jours, Lubin, Antitus, Bien aisé, Gueridon et Arnauton sont présentés au lecteur dans des costumes quelque peu hétéroclites, rappelant ceux des ballets de cour burlesques, mais avec des devises qui leur font honneur – manière de rejeter la faute sur l’étranger italien, espagnol ou même gascon, dont la devise par exemple est : « Hoc bellum deliciæ meæ. I. Ceste guerre mes delices36 ». Quant à Panurge, il est ainsi décrit par Gueridon :
olet gaillardement habillé iquet bon Francés. Olat son mantea tout couvert diqueles belles flours quis apeliant lys & sur ses espaules o porte ine grande quantité d’engins, de ressors & des cercgles entreglassés lous ins avec lous otres sur ine belle carte. Oliat en escrit. Omnium solertia37.
La solertia (adresse, habileté, industrie) caractérise le bon Français, celui à qui on ne la fait pas – mais dont le français laisse assez à désirer…
Les Articles des cayers generaux de France, présentees par Maistre Guillaume aux Estats sont une longue suite de groupes d’octosyllabes, où sont déclinés des « articles » essentiellement facétieux, parfois satiriques, parfois ironiques, parfois fantaisistes – avec un certain goût pour les plaisanteries un peu salées… articles nés dans la « cervelle annoblie/ Des plus hauts secrets de follie38 » de Maître Guillaume, qui se dit député par « tous les bons François du Royaume39 », et par les dames, qui ont aussi leurs cahiers de doléance, pour présenter des articles aussi importants que celui-ci :
Que d’une façon libre & franche
L’on pourra voir de branche en branche
Un cocu monter par honneur
S’estant de poisson maritime
Metamorphosé en Seigneur
Avec le temps sans legitime40.
Pour dénoncer les exactions, parfois terribles, des troupes du prince de Condé, c’est le coq du clocher de la ville d’Épernay qui est chargé de défendre la cause… de ses poules41. Ce coq est un fort habile railleur, qui sait user de toutes les ressources du langage : accumulations, répétitions, images pittoresques, jeux de mots, fabrications (il parle ainsi de « nostre consanguinité poulaillaire42 »), poète même, auteur d’un joli blason du splendide coq du magister du village… Il ne recule pas devant les injures caractérisées, dénonçant
les grands gosiers de cuivre de ces mangeurs de culs de poule, de ces croque cuisses, fideles serviteurs de ce grand colonel de cuisine ventripotent, ces maistres goulus, ces vilains gourmands, qui n’iroient jamais à la guerre sinon soubs l’esperance de poursuivre vivement nos pauvres poulles […]. Vous pourrez bien aller ailleurs chercher des œufs fraiz pour faire reluire les beaux museaux de vos chefs, & faire revenir le nez & le cul de vos grosses putains qui suivent vos belles bandes, ha ! canailles43.
Mais cet énonciateur burlesque, à la stylistique hétéroclite, aussi bariolée que son plumage, est surtout le masque de la dénonciation appuyée des voleries et des viols, car poules mangées sont aussi femmes violées.
L’an passé que la mesme foucade vous tenoit, & que vous baisiez par tout comme les vasches qui ont la mouche au derriere, on disoit que trois de vos soldats, avoient faict un merveilleux souper au despens de la vie, & des corps de nos pauvres femmes, chacun fuyoit leur rage, pour ce qu’en un seul repas ils avoient mangé trente cinq poulles à trois partyes de trois soldats qu’ils estoient, sans pardonner au Coq […]44.
Quant au « bon larron se retirant des troupes de Bretagne45 », conduit à faire son examen de conscience de mercenaire devant l’annonce de la paix, il trouve ironiquement exemplaire sa conduite de « bon Soldat de picorée46 ».
Or en ce qui regarde les œuvres de misericorde temporelles, je les ay accomplies comme il faut […], j’ay tousjours arraché le pain des mains de la veufve & de l’orphelin, leur ostant le vin de peur de la chaleur de foye. Quant aux spirituelles, j’ay consolé les paysans que j’ay assomez, haussant l’impost des billots de Bretagne47 sur leurs oreilles. J’ay comme on sçait enseigné les idiots à serrer ce qu’ils ont peu de devant mes griffes.
[…]
Il me semble mon père que voila tous les poincts que vous m’avez demandez. Ce ne seroit que vous importuner de vous reciter par le menu tous les autres petits pechez veniels que j’ay commis en ceste guerre, comme sont bruslemens, assassins, rançonnemens, pollutions de Temples & autres telles gallanteries. Je me suis mesme pleu à tous jeux de hazard, notemment à une certaine triomphe inventee de nouveau, où escartans les Roys, nous faisions valoir autant les vallets48.
L’insouciance de son ton rend ridicule son attitude, mais aussi renforce l’horreur des événements racontés avec tant de tranquille cynisme.
Il est à craindre que l’adversaire ne se gausse de ces remontrances extravagantes : ne court-on pas le risque de ne pas être pris au sérieux si on prend le masque du bouffon ? C’est d’ailleurs assez souvent ce qui arrive à ces textes, que les historiens prennent bien rarement en compte… Le capitaine La Carbonnade en est bien conscient :
Vous tournez tout en risée quand l’on vous advertit de quitter le party de Messieurs les Princes pour prendre celuy du Roy, & vous ranger à vos devoirs, mais gardez que l’un de ces jours mal ne vous en prenne.
[…]
A present faisant suer le bon-homme, (ainsi que vous dictes) vous morguez les bons & fideles serviteurs [du] Roy avec des yeux roulant en la teste comme à un chat qui tombe de quelque gouttiere, mais gardez que vous ne soyez contraints de les morguer l’un de ces matins avec des yeux tout clos, ne touchant des pieds en terre de trois ou quatre aulnes de Paris de hauteur49.
Bref quand ils pendront au bout d’une corde…
Ceux que visent ces facéties auraient bien tort de mépriser ces étranges orateurs, car, au fond, comme traditionnellement les simples et les fous, ils expriment sans peur des vérités d’importance, et des leçons de bon sens politique.
Le sérieux et le burlesque
Au milieu des articles facétieux dus à maître Guillaume, on trouve par exemple cette strophe :
Que tous vos bons subjects de France
Dessoubs l’equitable sillence
De vos loix soyent assujectis
Et que l’avare tyrannie
Des grands qui mangent les petits
Ne demeure plus impunie50.
Car il est bien difficile que le rire soit franc et sans mélange, et la distanciation atteint vite ses limites. En fait, on est toujours dans ce mélange de sérieux et de burlesque dont parle le « Deuxième advis de l’imprimeur […] » ajouté au texte de la Satyre ménippée dans une de ses rééditions de la fin de 1594. Passons sur les gaillarderies de Gabriel le bien-venu, recommandant au roi de France, « qui porte au centre de ses gregues, le flambeau du petit Amour » de « planter le May joyeux au seuil de [la] porte amoureuse51 » de sa nouvelle épousée – ce qui valorise le mariage espagnol en en faisant la promesse d’un héritier pour le royaume de France. C’est une plaisante façon d’initier des vitupérations satiriques contre les hommes d’Église débauchés et contre les impôts – pour finir par assurer le roi de sa soumission : « faictes du tout à vostre fantaisie, barri-barrast52, se sauve qui pourra53 ».
Un libelle intitulé Advis, remonstrances et requestes aux Estats generaux tenus à Paris, est (à l’image de plusieurs autres54) un étrange mélange de représentations fort sérieuses sur ce que les États devraient réformer55, et de passages facétieux ou drolatiques, abondants en expressions familières, comme pour détendre le lecteur. Le tout est mis dans la bouche d’un paysan bourguignon, parlant au nom de ses compagnons paysans vêtus de peaux de bêtes, qualifiés de « pauvres rustiques » – mais doués d’« un sens naturel & [de] quelque experience des choses du monde56 ». Ce qui ne l’empêche pas de parler aussi en clerc, capable de proposer une copieuse liste d’articles, fort sérieux pour la plupart, ce qui induit un public averti, malgré tout amateur d’effets comiques : il propose ainsi une « loi salique bien salée57 » contre la charge de connétable, fonction jugée inutile et dangereuse. Certains accents sont même pathétiques, quand il demande, en tant que paysan, justice au roi, dénonçant l’« Injustice estrange & incroyable, & quasi un reproche à la Nature de les avoir faict les peres nourriciers de ceste Monarchie, & qu’on les traite si mal58 ». D’autres sont satiriques : le Bourguignon commence par ouvrir une lettre interceptée en chemin, de « Goinfre l’aventurier à Friquenelle59 », dénonçant d’emblée l’attitude des princes :
Les voila tous a la Cour comme aux dernieres idées de Janvier60 caressez bien venus, teste haute, bon minois que vous diriez qu’ils ont sauvé l’Estat. Assis aux Estats ou ailleurs à grands pennaches61 les uns, autres petits, tenans leur rang hormis ceux qui voyent joüer à la galerie62, de peur de coquer63 l’antiquité de leur Ecusson attendant les ratepenades64 à la tenuë des Estats aux Calendes Grecques pour estre fait comme de raison. Les voila donc gaillards & nous bien penaux bien sots d’avoir vendu le pré joly, le moulin, le fief sur ces Esperances65.
Il est bien à craindre alors que « nos Cayers comme nostre argent s’en iront en fumee de cuisine66 ». Le plaisir de manier une langue haute en couleur, vigoureuse et drue, est un des agréments de la satire.
L’Advertissement du sieur de Bruscambille sur le voyage d’Espagne contient quant à lui nombre de menaces envers les princes sous couvert de métaphores plaisantes : il les avertit que « leurs fecondes meditations feront secondes inepties, que s’ils ont fait les veaux à saincte Mennoüe [Menehould], ils se prennent garde de ne faire les rossignols d’Arcadie [les ânes] à la porte de Paris », ce qui les conduirait à être logés « a couvert des rayons du Soleil », car « grande cage ne veut pas un petit oiseau, un Facquin ne merite pas un Palais67 ».
Rire pour persuader, mais de quoi ?
Ces interactions entre énonciateurs « comiques » à la stylistique mêlée et sujets graves induisent évidemment quelque ambiguïté, ce que renforcent l’anonymat et le pseudonymat généralisés. La question qui préoccupe les historiens est celle du sens politique de cette « voix publique », et de la cible de la satire, pas toujours si claire. Au travers du Discours veritable […] entre deux marchandes du palais, s’agit-il de dénoncer par le rire et la trivialité railleuse la légèreté des Grands vis-à-vis des conséquences sociales de leurs actions pour les classes défavorisées, ou s’agit-il de se moquer du bas peuple (féminin qui plus est) vulgaire et matérialiste, « populace rude ignorante et mal polie68 » comme le dit Naudé, incapable de comprendre les grands enjeux politiques, tout occupé qu’il est à sa survie ? Les deux niveaux de lecture ne sont en fait pas incompatibles. Le libelle intitulé Le Franc Taupin69 est un charabia fort incohérent, mêlé de patois, véritable galimatias auquel on ne comprend pas grand-chose, sinon qu’il prône la paix : ne s’agirait-il pas là de donner railleusement à entendre les orateurs populaires improvisés, qui se mêlent indument de l’actualité politique ?
Les écrivains à la douzaine qui font leur profit de ces situations de crise où la parole se libère et où il peut devenir rentable de publier force libelles sont parfaitement conscients du système de surenchère sur l’actualité dans lequel ils sont pris, et dont il leur arrive eux-mêmes de rire, en se répondant les uns aux autres. Faire rire aide à vendre, et maître Guillaume dit ainsi à Jacques Bonhomme :
Je trouve ma condition feneante plus aisée que la tienne, car avec quelque cartel de ma fantaisie mal timbrée j’ay plutost acquis une pistole que toy un teston avec tes caquets persuasifs ;
à quoi Jacques Bonhomme réplique :
Il est vray, et croy bien ce que tu dis ; mais pourtant avec mon hocqueton de treillis70 qui ne ressent que paix et amitié, j’ay plus de reputation entre les bons François que toy avec ta casaque rouge plissée à la turquesque71.
Autrement dit : le masque d’homme du peuple vaudrait mieux que celui du baladin, le bon sens populaire plutôt que la bouffonnerie railleuse ?
La soif des actualités est également raillée :
I me sens la tête rompuë de questions. Iquets qui hantiant la Cour ne demandant que nouvelles fresches portées par lous chasse-marée72. Et qui ato de neuf ? Que dit on de nouvea ? que vous en semblge de la paix, de la guerre ? Tousjours sur iquele demarche.
[…]
Nous sommes en un temps qu’il n’y a petit pelé de secretaire de S. Innocent, Clerc, pedant, magister croté, Artisan qui ne se mele d’escrire & de parler des affaires d’Estat73.
On trouve le même thème au début du Réveil de Maistre Guillaume :
Que faict on ? que dict on ? quel bruit, & nouveau cry entens-je en ceste ruë […] ? Hé ! d’où vient donc ceste nouveauté, venuë en une nuict comme un champignon74 ?
D’où le risque de l’infox et de l’intox :
qui nous a amené ce gallefretier ? ce goffretier ? & croquelardon75 de Gueridon, & ce jacquemard que l’on represente [si] habille & braguard76 en ce beau discours fantasianté & aposté pour faire fendre les mousches, & voltiger les pierres de rire77 ?
Quant au « coq ressuscité », il conclut ainsi :
J’attens un contentement interieur que j’auray du mescontentement que recevront ceux qui s’eschaufferont à sçavoir & voir, que veut dire ce Coq ressuscité, & ne trouvant rien de grand, d’extraordinaire & miraculeux comme ils esperoient ils seront contraincts de confesser avoir esté trop credule78.
De cette revue des libelles d’actualité des années 1614-1615 à prétention comique, tirons quelques conclusions. D’abord sur leur non-violence : nous ne sommes pas dans cette écriture « hautement irrespectueuse, sérielle, violente, vulgaire et ludique79 », selon M.-M. Fragonard, ni dans la « communauté émotionnelle de l’odieux80 » selon Y. Rodier, qui ont marqué, très peu de temps après, les pamphlets anti-Concini. Le rire reste ici plutôt bon enfant, ce qui ne le rend pas forcément inefficace. Ensuite, ces textes confirment le phénomène de « littérarisation de la politique81 » souligné par C. Jouhaud, phénomène qu’il faut corréler avec « le développement d’un espace autonome de la littérature82 ». D’une part, ces libelles comiques ne semblent pas exprimer vraiment le point de vue de tel ou tel parti, de tel ou tel commanditaire, mais plutôt une sorte de point de vue général de tous ceux qui, n’étant pas décisionnaires, ont surtout à souffrir des décisions prises par les Grands, même s’il faut probablement réduire leur écriture comme leur audience à un « petit public urbain fortement présent en divers lieux d’opinion83 ». Et surtout, la « grégarité textuelle84 » autour d’un événement tend à créer un réseau où les libelles se répondent les uns aux autres, critiquant ou appréciant leur mode de traitement de l’actualité : Maître Guillaume et Jacques Bonhomme sont d’accord sur l’analyse politique, pas sur la forme littéraire au travers de laquelle elle s’exprime, ni sur les formes du rire qu’on peut y employer.