Le duel clandestin de point d’honneur1 constitue l’un des sujets d’actualité les plus prégnants de la première moitié du xviie siècle. En témoignent à la fois le nombre de publications qui examinent le phénomène de manière critique ou polémique2 et la place que lui accordent la presse naissante (Mercure françois), les chroniques (les Historiettes) et la fiction romanesque. Toutefois, c’est au théâtre que le motif du duel se présente avec le plus d’insistance3. Cette popularité est sans doute attribuable au fait que le combat se prête de manière, pour ainsi dire, organique à la concentration de l’écriture dramatique. Il constitue pour les poètes un commode procédé de suspense et de résolution, qui permet de mettre en scène de fausses morts et de vraies révélations, tout en favorisant les effets de spectaculaire qu’affectionnaient les dramaturges irréguliers4. Or, au cours de la décennie 1630, alors que les nouvelles prescriptions théâtrales constituent pour les autorités un moyen de réguler les conduites séditieuses dans l’espace public, la figure dramatique du duel de point d’honneur acquiert une signification nouvelle. Les auteurs transforment en effet leur manière de mettre en scène cette pratique, qui représente pour les instances politiques une forme de justice parallèle intolérable. La comédie devient ainsi le lieu privilégié de caricature des affrontements, dont on désire hâter la disparition. Dans Les Vendanges de Suresnes de Pierre Du Ryer, par exemple, le duel et la morale héroïque qui le suscite constituent beaucoup plus qu’un motif topique ou qu’un simple élément de divertissement.
Un espace de transition
Les Vendanges de Suresnes forment ce que nous pourrions nommer un espace de transition. Jouée pour la première fois en 1633 ou 1634, la pièce constitue un exemple représentatif de la comédie nouvelle, c’est-à-dire de ce type de poèmes dramatiques que, sous l’impulsion de Corneille, les auteurs de la génération de Du Ryer développent afin de rénover un genre qui vient de connaître une latence de trois décennies. Il a été souligné ailleurs avec une grande perspicacité que, sur le plan de la tonalité, Les Vendanges de Suresnes se présentent comme le lieu de la fusion, jusque-là inédite, d’un enjouement hérité des formes poétiques mondaines et d’un comique dramatique plus traditionnel, issu de la farce5. De même, Véronique Sternberg a très justement souligné que, sur le plan poétique, la pièce
donn[e] à voir une tension entre l’héritage d’une littérature discursive et néoplatonicienne, et l’ambition de participer au renouveau d’un genre comique qui s’inscrit résolument dans le réel, rompant avec le genre pastoral6.
Or, nous préciserons ces analyses en ajoutant que, sur le plan de la représentation sociale, la pièce de Du Ryer peut aussi être considérée comme le lieu d’affrontement entre deux morales, c’est-à-dire à la fois comme un commentaire lucide sur la caducité grandissante des valeurs héroïques aristocratiques et comme une mise en scène, certes caricaturale, mais fort significative, de l’intérêt bourgeois7. En détournant par le rire certains des codes du combat singulier et en mettant en scène un duel entre membres de la bourgeoisie, l’auteur interroge tant la validité de l’affrontement d’honneur que l’actualité des valeurs qui le sous-tendent.
Le traitement de la morale héroïque et du duel
Ainsi que l’indique son titre, la pièce de Du Ryer se déroule à Suresnes, petit village situé à proximité de Paris, où les protagonistes, bourgeois bien nantis, possèdent des terres et des vignes. Ancrée dans une nouvelle réalité socio-économique, la pièce n’en demeure pas moins fortement influencée par les genres jusque-là les plus en vogue. Les personnages de Polidor et Dorimène, amants discrets et passionnés, sont, dans la plus pure tradition pastorale, respectivement aimés et trompés par les personnages de Florice et Tirsis, dont l’inconstance n’a d’égale que la capacité à ourdir des intrigues. Tout au long de la pièce, les tromperies des amants malheureux – et plus précisément les manigances de Tirsis –, susciteront chez Polidor des désirs de vengeance. Excédé par la duplicité d’un ami entre les mains duquel il s’était d’abord abandonné en toute bonne foi, il exprimera à plusieurs reprises le désir de convoquer son offenseur en duel.
À la quatrième scène du premier acte, par exemple, Polidor, doutant encore de l’amour de Dorimène, envoie Tirsis s’enquérir de l’état d’esprit de la jeune fille. Or, Tirsis profite de cette occasion pour plaider sa propre cause auprès de son amante. Il sera éconduit, mais Polidor, qui assiste à la scène dissimulé derrière une haie et ne peut entendre les propos qui s’échangent en sa présence, croit qu’il a lui-même perdu la faveur de Dorimène. Il apprendra toutefois un peu plus tard par cette dernière qu’il a été trompé par son ami et s’exclamera :
Ô Dieux ! Que dites-vous ? Si j’ai reçu du mal
Fallait-il autre chose attendre d’un rival ?
Il s’en repentira, cet ami détestable
Dont la peine me cause un tourment véritable8.
Ces propos, dont on pourrait aisément trouver l’équivalent dans la bouche du premier prince de tragi-comédie venu, voire dans la bouche de n’importe quel prince mis en scène par Du Ryer dans ses propres créations tragi-comiques, n’auront toutefois pas de suite immédiate. Posée, calme, économe dans sa pensée et dans ses actions, Dorimène dissuade son amant de répondre à l’affront. Dans le même esprit, à la septième scène du deuxième acte, Polidor apprend que Tirsis a aussi manœuvré pour le perdre dans l’esprit du père de Dorimène.
Polidor.
Permettez qu’un seul coup punisse un double outrage.
Dorimène.
Montrez-moi de l’Amour plutôt que du courage.
Polidor.
Qui dispose du cœur peut disposer du bras.
Dorimène.
Le Ciel qui venge tout ne vous oubliera pas9.
La stichomythie, procédé privilégié des protestations héroïques, ne donne pas lieu ici à des incitations à la bravoure ou à une exaltation des vertus guerrières, mais bien à un plaidoyer pour la modération. Dans l’esprit de Dorimène, les bourgeois ne sauraient se livrer à des duels, à cette frénésie qu’évoque Guillaume, paysan de Polidor, et que nous citons dans notre titre10. Elle sait fort bien que les exploits chevaleresques ne constituent pas la solution qui lui permettra d’épouser son amant. Seule l’approbation de son père a pour elle force de loi.
Or, les conditions de l’approbation paternelle, qu’elle n’ose jamais remettre en question, relèvent uniquement de considérations pécuniaires. C’est ainsi qu’une grande majorité des scènes où Polidor exprime l’idée d’une vengeance armée contre son adversaire sont juxtaposées à des scènes où Crisère et Doripe, parents de Dorimène, discutent du mariage de leur fille. Au cours de ses apparitions sur scène, le père de Dorimène exprime une opinion catégorique sur la noblesse et les valeurs qui guident ses actions. Par exemple, lorsqu’il est enfin parvenu à persuader sa femme d’abandonner l’idée d’un mariage entre Dorimène et Palmédor, l’unique personnage noble de la pièce, il affirme que
[…] cette Noblesse, où l’on voit tant de pompe,
Ne jette assez souvent qu’un éclat qui nous trompe.
Pour moi, qui désire être et mon maître et ma loi,
J’aime le Noble en guerre et le crains près de moi.
L’on sait comme il en prend au père d’Orasie
D’avoir joint la Noblesse avec la Bourgeoisie,
[…]
Mais depuis que son gendre a trompé ses attentes
Il reçoit plus d’exploits qu’il ne reçoit de rentes.
[…]
Depuis que Palmédor ne nous visite plus
Je n’ai plus dans l’esprit tant de soins superflus11.
Que ce soit, donc, de manière implicite, par la juxtaposition de scènes qui présentent, d’une part, la volonté de vengeance et de duel et, d’autre part, un éloge de la fortune caricaturalement bourgeois, les deux morales entrent constamment en tension. Et cette tension culmine au cinquième acte dans une scène qui, si elle ne participe pas d’un humour destiné à susciter la franche hilarité, n’en demeure pas moins un commentaire caustique sur les valeurs héroïques.
En dépit des réticences de Dorimène, un duel aura finalement lieu, soulignant d’autant plus le ridicule des affrontements armés qu’il n’a aucun enjeu12. Après avoir été promise par son père à Tirsis, parce que celui-ci disposait d’une confortable fortune, Dorimène est désormais autorisée à épouser Polidor, qui vient de toucher un héritage. Bref, fortune pour fortune, Crisère préfère donner sa fille à celui qu’elle aime. Après ce retournement de situation, Polidor et Tirsis se rencontrent et leur querelle, alors ravivée, donne lieu à l’une des scènes les plus significatives de la pièce. Dans une illustration exemplaire de « cartel » scénique, qui constitue l’un des procédés les plus usités de la tragi-comédie des années 1630, Du Ryer fait la démonstration de sa maîtrise des propos à double entente.
Alors que les deux adversaires échangent les traditionnelles insultes préludant à l’affrontement, c’est-à-dire les accusations de couardise et les incitations réitérées au combat que contient généralement la convocation épistolaire, Du Ryer propose un échange que nous pourrions considérer comme une querelle sémantique, portant sur la polysémie du terme valeur13. D’une part, la valeur y est bien représentée dans son sens aristocratique, c’est-à-dire, pour reprendre la définition qu’en donne Furetière, comme la « Grandeur de courage, [l’]ardeur belliqueuse » et, d’autre part, elle est considérée dans son acception matérielle, ou, comme le propose toujours Furetière, comme l’« Estimation d’une chose à son juste prix14 ». En d’autres termes, à la juxtaposition des scènes présentant les deux morales succède leur superposition dans un duel oratoire, leur convergence dans une scène d’agôn d’une impressionnante habileté, qu’il convient de citer en entier.
Tirsis.
Ainsi l’expérience apprend à Polidor
Que l’Amour peut beaucoup avec des flèches d’or.
Polidor.
Si la force de l’or était si souveraine
Vous qui n’en manquez point vous auriez Dorimène.
Tirsis.
De quelques ornements dont tu sois revêtu
Tu lui dois ton bonheur plutôt qu’à ta vertu.
Polidor.
Que m’importe Tirsis, d’où mon bonheur s’élève ?
L’Amour a commencé, maintenant l’or achève.
Tirsis.
L’on se trompe souvent aux comptes que l’on fait,
Et tel fait un dessein qui n’en voit point d’effet.
Polidor.
Lorsque l’or et l’Amour se mêlent d’une chose
On peut bien espérer tout ce qu’on s’en propose.
[…]
Tirsis.
Et moi je trouverai par un secret égal
Le moyen d’abaisser la gloire d’un rival.
Polidor.
Bien qu’ès inventions ton esprit soit fertile
Tu chercheras longtemps ce secret inutile.
Tirsis.
L’épée est ce secret !
Polidor.
Ne nous échauffons point
Jusqu’à nous voir forcés à quitter le pourpoint.
Aussi bien ce secret inventé par ta rage
Ne réussirait pas qu’à ton désavantage.
Tirsis.
Quittons là ce discours, et passons à l’effet.
Polidor.
Si ta perte te plaît tu seras satisfait.
Cherchons pour te tirer et du monde et de peine,
L’endroit le plus caché qui soit près de Suresnes.
Mais devant que d’aller il te sera permis
De prendre si tu veux congé de tes amis.
Tirsis.
Dépêchons15.
Lorsque l’or a triomphé, il ne reste plus à l’amant malheureux que la solution du duel, qui paraît, dans le contexte, aussi incongrue que mal venue. C’est ainsi que, après le cartel dramatique, qui occupe la troisième scène du cinquième acte, le combat aura lieu en coulisse, pendant la quatrième scène du même acte. Or, par un effet comique bien appuyé, cette quatrième scène est entièrement occupée par un dialogue entre Crisère et sa femme, dans lequel le père de Dorimène chante les louanges de son futur gendre, qui, à ses yeux, a acquis toutes les richesses morales depuis qu’il a touché un héritage. Puis, à la sixième scène du même acte, nous retrouvons les deux combattants dans une position qui témoigne bien de la dimension « héroïque » du duel qui s’est déroulé en coulisses. Polidor l’a emporté, ce que signale la didascalie : « Polidor tient Tirsis renversé dessous lui », tout à fait comme s’il s’agissait en réalité d’une querelle d’enfants.
Au reste, la dissension entre les deux hommes s’évanouit à la scène suivante, lorsque, dans le dernier revirement de la pièce, Dorimène est enlevée par Palmédor, le noble éconduit par les parents à l’acte précédent. Les anciens ennemis unissent alors leurs forces pour délivrer la jeune fille. Alors que la valeur matérielle vient de triompher dans un duel que l’on peut imaginer assez incongru, pour ne pas dire franchement ridicule, la morale héroïque est définitivement enterrée. Palmédor, qui n’apparaît jamais sur scène, mais dont la présence aux environs du village plane comme une menace sur la quiétude des personnages, se conduit d’une manière tout à fait conforme aux descriptions qui nous sont données de la noblesse tout au long de la pièce. Palmédor est présenté sous les traits du capitan, comme un « bravache [qui] /N’a rien d’un furieux si ce n’est sa moustache16 ». Sa démesure anachronique sera ainsi contrée par les bourgeois propriétaires enfin réunis.
Polidor.
Enfin nous apprenons que des esprits si vains
Ont plus de force aux pieds qu’ils n’en ont en leurs mains.
Polidor après avoir fait un tour derrière le théâtre revient avec
Tirsis et Guillaume, et ramène Dorimène17.
En dépit de cette conclusion, il serait sans doute abusif de considérer, comme cela a été fait ailleurs18, Les Vendanges de Suresnes comme une forme d’apologie de la morale bourgeoise. Toutefois, il est certain que la pièce se présente comme un désaveu de l’héroïsme aristocratique idéalisant, tel qu’il est conventionnellement représenté à la même époque dans la tragi-comédie. En raison avant tout de son appartenance générique, qui commande dans la décennie 1630 de représenter de manière réaliste un groupe social qui ne trouve sa place ni dans la tragédie ni dans la tragi-comédie, la pièce propose un nouveau modèle de comportement, qui proscrit les actions extrêmes. La société des honnêtes gens, à laquelle peuvent prétendre appartenir ces jeunes bourgeois fortunés, réprouve le comportement des Palmédor qui, dans leurs emportements héroïques d’un âge révolu, dans leur morale du tout ou rien, sont tout aussi à leur place dans la société polie que le gourmand Guillaume qui ne peut placer un mot sans célébrer son amour du vin.
Mais, surtout, Les Vendanges de Suresnes annoncent le traitement que les dramaturges réserveront progressivement aux valeurs héroïques, au motif du duel et aux personnages de duellistes. Alors que ceux-ci disparaissent presque entièrement du théâtre sérieux au cours de la décennie 1640, ils n’apparaissent plus dans la comédie que pour être tournés en dérision. C’est ainsi que le ridicule de Sganarelle consiste, bien sûr, à s’imaginer cocu alors qu’il ne l’est point, mais aussi à se battre en duel avec lui-même, dans un attirail évoquant vaguement la période des guerres de religion. De la même façon, reflet de l’actualité du début du règne personnel, l’un des fâcheux de 1661 se présente sous les traits de l’un de ces vieux nobles querelleurs cherchant à se battre au moindre prétexte19.