Pour se conformer à l’orientation du présent volume – « Des libelles en quête d’auteur1 » – était-il expédient d’en référer à l’Institution du prince du Sr des Yveteaux2, texte en prose dont la BnF conserve deux copies manuscrites présentant très peu de variantes mais retranscrites par des mains différentes – la plus ancienne datant d’avant 1661, la plus récente des années 16803 ? Certes, dans la forme et dans le fond, ces cahiers de moins de quinze pages répondent plutôt bien à la définition du libelle – petit livre touchant essentiellement à « l’honneur d’aucun4 ». Mais contrairement aux pratiques libellistiques en usage, cette Institution ne fut ni imprimée ni éditée5. Plus surprenant encore, le nom de l’auteur est annoncé dès le titre.
Faute de disposer d’un document autographe, il est bien évidemment difficile de savoir si l’auteur prétendu – le Sr des Yveteaux en l’occurrence – signa lui-même son discours ou si l’inscription patronymique figurant sur les deux manuscrits fut le fait des seuls copistes. Ce qui est certain en revanche, c’est que les effets de lecture induits par les indices biographiques et bibliographiques disséminés conduisent invariablement vers l’homme de lettres auquel Prosper Blanchemain et Georges Mongrédien ont jadis consacré une étude6. Dès lors, comment apprécier, justifier et interpréter ces marques redoublées d’auctorialité ? Si Nicolas Des Yveteaux (1567-1649) est bien à l’origine du texte qui lui est attribué, ce qui est probable, quelles furent ses intentions : souhaitait-il relancer sa carrière à des fins pragmatiques voire stratégiques ? Les attaques professées et les conseils prodigués relèvent-ils d’un engagement politique, idéologique, ou visent-ils à conforter une réputation ? Le lecteur de cette Institution du prince n’a pas à se mettre « en quête d’auteur », à l’évidence, mais il n’en est pas moins invité à mener une enquête sur l’auteur.
Indices biographiques
Dès le début du récit, un narrateur prend la parole à la première personne pour annoncer son projet : « mon intention est de facilliter et d’applanir quelque chemin à la première instruction du Prince7 ». Promesse tenue, même si une autre intention se dessine : plusieurs indices disséminés renseignent sur l’origine et sur la paternité du locuteur. Très vite, le Sr des Yveteaux est identifié comme l’auteur.
Revenons, pour nous en persuader, sur quelques-uns de ces signes indiciels. Pour terminus a quo, le texte indique les mois qui précèdent la naissance du dauphin Louis :
[…] je ne laissseray pas d’escrire que j’arrivay à la Cour par le commandement de Henry le Grand, lorsque la Reyne Marie de Medicis estoit grosse, et trouvant le Roy aupres d’elle qui faisoit marcher Monsieur de Vendosme devant luy, il me commanda de m’engager dans la conduite de son institution, afin qu’en suitte j’entreprisse […] la nourriture de Monsieur le Dauphin […]8.
La scène rapportée a lieu peu de temps après le remariage d’Henri IV avec Marie de Médicis. Le roi promet au poète une double charge de précepteur, auprès de César de Vendôme (1594-1665) d’abord, puis de l’héritier à la Couronne. Ce que les faits corroborent. Durant sa carrière, Des Yveteaux occupe deux fois cette fonction. Pour son second mandat qui débute le 8 mars 1609, comme l’indique le texte, l'homme de lettres se rend en effet fréquemment au « Louvre » pour instruire le dauphin, ce qui l’amène à croiser le « gouverneur », le « confesseur » et le « premier medecin »9.
Sur les leçons prodiguées, l’auteur de l’Institution ne dit rien, ou presque. Il se contente de faire état d’un projet pédagogique qu’il n’aurait pu mener à son terme10. Et de fait, l’objectif principal de Des Yveteaux est autre : indiquer les obstacles qu’il a rencontrés dans l’exercice de ses fonctions. D’où un retour sur les mois qui suivent le régicide.
Les débuts de la régence sont visiblement éprouvants pour le précepteur en titre et les pressions dont il fait l’objet le conduisent à envisager de renoncer à sa charge : « ayant autant desiré ma retraitte a ce temps-là11 ». Des preuves sont alléguées à ce propos. Les « petites contradictions, assez frequentes12 » entre la reine et son fils, s’accumulent au point d’interférer dans le bon déroulement de l’éducation de l’enfant. Puis vient le temps de la discorde. Un jour, Concini s’adresse au maître pédagogue en ces mots : « la Reyne Mere, [déclare le favori], me feroit grand et riche devant que le Roy me peut donner un soulz sols13 ». Inflexible, Des Yveteaux résiste, mais sa position au Louvre devient vite intenable :
[…] le Mareschal d’Ancre fut une fois solemnellement deputé vers moy pour persüader au Roy, de la part de la Reyne sa Mere, qu’il luy donnast son chien, et au contraire le Roy desira le sien d’elle par moy-mesme […]14.
Pour le reste, rien de bien précis sur les raisons qui conduisent finalement l’homme de l’art à quitter la cour (il en est chassé en juillet 1611, on y reviendra), mais l’événement est à plusieurs reprises signalé :
[…] ayant eü cet employ trop tard [i. e. : allusion au préceptorat de Vendôme], je le quittay, trop tost, comme je feis aussy celui duquel je fus apres honoré en qualité de precepteur de Monsieur le dauphin. […] les sciences asseurées comme l’arithmétique et la geometrie, ne luy sont pas moins necessaires [mais] il seroit bon de les reduire à son utilité particuliere […] comme nous avions delibéré de faire quand je quittay le Roy […]15.
Contre toute logique, plusieurs faits datant d’après cette éviction sont invoqués16, comme si Des Yveteaux, bien qu’absent de la scène, était toujours à même de fournir des témoignages. En tout cas, ce qu’il donne à voir de la cour est édifiant. Le jeune roi est victime de la méchanceté de ses proches :
[…] ils [i. e. : « des gens de peu »] estoient addonés à leurs interests et à l’exercice des choses basses : par lesquelles pourtant ils prevaleürent et eurent le secret et la bourse entrant en la possession de l’aage et de l’esprit de Sa Majesté, après que [je] fus party […]17.
L’équipe pédagogique demeurée en fonction est incapable d’instruire l’enfant tant la détestation qu’elle lui inspire est vive : le « gouverneur et [les] precepteurs [du roi] […] luy estoyent mal propres et tres-desagreables18 ».
Quelles conclusions tirer de cette première lecture du texte ? Cette Institution tient, au moins en partie, du récit rétrospectif. L’auteur se remémore des souvenirs, et c’est des années plus tard qu’il prend la plume pour les coucher sur le papier – « je ne laisseray pas d’escrire que… » –, répondant à une sollicitation prétendue d’Anne d’Autriche, elle-même devenue, depuis les faits rapportés, régente du royaume :
[…] comme il est ordinaire à ceux qui veulent faire un grand voyage de demander le chemin aux autres qui en sont revenus, je diray, puisque l’on me le commande ce que la souvenance et la prattique m’en ont laissée en l’esprit […]. Si, dès ceste heure, la Reyne lui veut designer un precepteur, il ne peut estre trop tost de le cercher […]19.
« Si, dès ceste heure, la Reyne lui veut designer un precepteur20 » : si on veut bien considérer que la circonstancielle – « dès ceste heure » – a valeur de vérité, il ressort que l’Institution du prince du Sr des Yveteaux aurait pu être composée entre le 14 mai 1643, date de la mort de Louis XIII, et le 28 mai 1644, date officielle de la nomination de Péréfixe de Beaumont. Pour le reste, peut-on prêter foi aux propos allégués ? À tout le moins permettent-ils à l’auteur de justifier son projet. Des Yveteaux affirme qu’Anne d’Autriche aurait fait appel à lui pour choisir le gouverneur et le précepteur de Louis XIV21. Soucieux de se mettre au service du royaume, l’ancien maître aurait alors composé un petit traité aux allures de lettre22 en établissant un parallèle entre l’ancienne cour et la nouvelle, entre l’ancien roi et le nouveau : « Monsieur le dauphin, lequel depuis fust louys treiziesme, et qui n’avoit pas eu, en l’aage ou est le Roy, moins de vigueur d’esprit ny de beauté de corps qu’a pour ceste heure Sa Majesté23. »
En dehors des indices qui recoupent des vérités tangibles – Des Yveteaux fut bien précepteur de Vendôme, il prodigua des leçons au fils héritier d’Henri IV dans l’enceinte du Louvre, il rencontra l’équipe qui avait en charge l’institution du prince, et il croisa forcément la reine régente et son favori ; en juillet 1611 enfin, il fut officiellement déchargé de ses fonctions et dut quitter la cour – et en dehors des invraisemblances manifestes présentées comme des vérités tangibles – il est peu probable, par exemple, qu’une « commande » ait été passée par la pieuse Anne d’Autriche auprès d’un poète licencieux pour obtenir les meilleurs conseils en guise d’instruction… –, quel crédit accorder à cet écrit, notamment au regard du contexte historique ?
En 1643-1644, Des Yveteaux vit à Paris, où il tient salon depuis son exclusion de la cour24. L’ancien précepteur put-il obtenir des renseignements sur la santé du petit Louis XIV avant de donner ses conseils à sa mère en matière d’éducation ? Se déplaça-t-il lui-même ? Du moins le laisse-t-il entendre : « encores que nous voyions, par la liberté de la parolle de nostre Roy et la facilité de sa pronunciation, que son temperament est autre [que celui de son père]25 ». Ce qui est sûr en tout cas, c’est que dans les années précédant le passage aux hommes26, Anne d’Autriche se préoccupe de l’instruction de son fils. Un de ses proches, vraisemblablement le prieur Audin, rédige à sa demande un traité de « direction puérile », texte demeuré manuscrit, au titre de Maximes d’éducation27. Certes, peu avant sa mort, Richelieu avait bien tenté d’imposer La Mothe Le Vayer à la fonction de précepteur28, mais avec le changement de personnes intervenu à la tête de l’État, « se jouent [bientôt] [d]es manœuvres les plus subtiles29 ». Dès mai 1643, Anne d’Autriche et Mazarin laissent les candidatures se déclarer et, durant plusieurs mois, se gardent de faire un choix. Dans le même temps, ils encouragent l’édition d’ouvrages, souvent luxueux, à visée didactique. Les premiers imprimés de ces « manuels » éducatifs dédiés au jeune roi paraissent dans les années qui précèdent ou qui suivent le passage aux hommes30.
Autant dire que l’Institution du prince que Des Yveteaux compose après la mort de Louis XIII s’inscrit dans l’air du temps : écrit par un pédagogue professionnel dans une période d’intense effervescence éditoriale, ce texte participe d’un mouvement général. Pour autant, cette conformité avec l’actualité accuse la singularité du discours : contrairement aux hommes de lettres qui publient en leur nom des traités d’éducation adressés au jeune monarque et à sa mère, le Sr des Yveteaux ne semble mu par aucune intention de rétribution ou de service31. Seuls points communs avec les prétendants à des charges ou des faveurs : une intention assumée d’apparaître à visage découvert et de faire état d’autorité en matière d’instruction.
Parallèles bibliographiques
Lorsqu’il exhorte le futur précepteur de Louis XIV à faire lire l’enfant – « haut, peu et à plusieurs fois, et puis lire apres luy, en le faisant ressouvenir » –, l’auteur du manuscrit attire d’ailleurs à nouveau la lumière vers lui, puisqu’il propose, en guise de livre du maître, « [s]on Institution du Prince en vers32 »… En renvoyant à un livre paru en 1604 au titre d’Institution du prince à Monseigneur le duc de Vendosme, l’auteur assure sa propre promotion tout en confortant un peu plus encore sa participation au texte manuscrit. Mais en agissant de la sorte, il établit un pont entre les deux Institutions, celle en vers écrite pendant qu’il était précepteur de Vendôme, et celle en prose composée quelque quarante ans plus tard, alors qu’il ne dispose plus d’aucune charge.
Or la lecture de l’Institution en vers éclaire d’un jour nouveau le texte en prose. Un certain nombre d’idées se retrouvent d’un texte à l’autre. Sur le rapport du prince au fait religieux par exemple. En 1604, le précepteur engage Vendôme à louer le Créateur à tout moment et en tout lieu – « Tu peux en tous endroicts, et lorsque tu le veux, / Invoquer l’Eternel, et luy faire des vœux33 ». Dans le texte en prose, Des Yveteaux soutient que les pédagogues en charge des princes doivent avoir soin de leur « faire ressouvenir d’eslever souvent leur cœur à Dieu en quelque lieu qu’ils soyent : car il se presente à la chasse et à la campagne mille subjets de l’admirer en ses œuvres34 ».
Autre point, concernant l’étude, et plus encore l’étude des lettres. Les deux textes, qui adoptent le même titre en hommage au traité de Budé empruntent aux morales de l’honnêteté, notamment dans leur rapport au savoir35. Dans l’Institution en vers, Des Yveteaux repousse l’idée d’un prince érudit, considérant qu’un roi doit s’intéresser aux lettres mais qu’il ne saurait éprouver de passion pour elles : « Sans espouser les arts, ny sans les ignorer / C’est estre assés sçavant que de les honorer36. » Le vrai livre du prince, écrit le précepteur, est le livre du monde37, ce qui amène naturellement l’auteur à privilégier la pratique sur la théorie : « il faut sur l’action mettre ton fondement38 ». Cette idée est non seulement reprise mais développée dans le texte en prose :
[…] un prince est assez scavant en cela quand il sçait qu’Auguste n’estoit pas du temps d’Alexandre39 […] car les lettres pourroyent causer du dommage si elles estoyent plustost apprises par une pedanterie solitaire et abstraite que par une liberté noble et judicieuse qui doit tousjours reduire les choses à la pratique des actions […]40.
Pour initier le jeune Louis XIV à la connaissance du monde, d’ailleurs, l’auteur de l’Institution du prince du Sr des Yveteaux recommande la lecture des « gazettes41 » et des « cartes42 », en même temps que les « demonstrations par le compas43 ». Du fait de leur capacité à donner à voir les choses, soutient-il, ces pratiques proposent des enseignements concrets qui s’impriment dans la mémoire « corporelle, qui consiste aux images, [et] aux choses figurees44 ».
Mais l’Institution du prince publiée en 1604 révèle surtout les inflexions voire les ruptures opérées en l’espace de quarante ans, notamment pour ce qui est de la tonalité du discours. L’Institution versifiée, comme la plupart des miroirs imprimés de l’époque, est un texte clairement encomiastique. Le dédicataire est célébré pour ses qualités qui en font déjà un héros – « Le Démon de l’Estat te porte hors d’enfance45 » –, nonobstant quelques exhortations qui sont faites, ici ou là à l’enfant :
Et ne croy que, pour estre yssu du sang des Dieux,
Si tu ne vas cherchant les actes glorieux,
Que les cœurs eslevez, ny le peuple t’adore46.
Le texte en prose, pour sa part, ne renonce pas tout à fait à l’éloge – « la Reyne a de si excellentes cognoissances d’elle-mesme qu’il semble que ce soit Dieu qui les luy donne » ; « Monsieur de Beringhen, le plus fidelle serviteur qu’eust le feu Roy »47, – mais c’est le blâme qui domine. Des Yveteaux illustre-t-il là un principe énoncé en 1604, selon lequel le « vice enseigne plus quand on peut l’éviter48 » ? Si tel est le cas, ce principe est radicalisé : l’auteur du texte en prose remet en effet à la reine Anne d’Autriche un véritable brûlot.
Les portraits à charge se succèdent. Un roi en exercice (Henri IV) inconséquent en matière d’éducation :
[…] le feu Roy Henry le grand qui pensoit toujours vivre creut n’avoir pas besoin de tant de circonspection ny d’advertance quand il donna un gouverneur à Monsieur le Dauphin ; ayant souvent ouy dire à Sa Majesté qu’il estoit le premier gouverneur de son fils […]49.
Un gouverneur frivole, en l’occurrence Gilles de Souvré, inapte à surveiller son élève, au point de mettre parfois le monarque « fort en colere50 ». Un premier médecin, Jean Héroard, non seulement piètre thérapeute – « il s’est fort trompé, car Sa Majesté s’est trouvee submergé dans la quantité de ceste matiere vicieuse, qui s’est pourrie […] ayant esté la cause de sa mort51 » – mais mauvais conseiller et calomniateur : « [il] disoit souvent au Roy, tout bas, comme nous entrions dans le cabinet de la Reyne Mere, qu’il se gardast bien d’y rien manger52 ». Un confesseur, peut-être le P. Coton, sur lequel Des Yveteaux se contente d’écrire qu’il se « dispense de parler53 » – réticence lourde de sous-entendus. Une reine empoisonnée et donc empoisonneuse, en l’occurrence Marie de Médicis54 : « [Le dauphin a] esté nourry d’un sang maternel fort grossier et d’un laict fort espais […]55. » Un premier ministre, « le cardinal de Richelieu », tout entier « consacr[é] à sa propre gloire » au point de faire « sa proye [de l’] Estat »56.
Enfin un roi soliveau, Louis XIII, contre lequel l’auteur se déchaîne. La parole dépréciative touche d’abord à sa santé : « le feu Roy […] se trouva avec des conduits si faibles, si engagés et si peu disposés à toute sorte d’evaporation ». Mais derrière ce rapport clinique – « ayant mesme la faculté ejective for debile »57 – pointent à l’évidence des sous-entendus graveleux, sur une virilité prétendument défaillante. Quant aux notations sur le caractère du prince, d’abord formulées sur le mode de l’éloge, elles versent au réquisitoire58 :
[…] une assez cuisante jalouzye de son autorité, qui n’a jamais creüe en une profonde application […] ; assez de jugement pour en faire une bonne eslection, qui estoit toutesfois sans suitte et sans effet […]59.
Suivent enfin des accusations personnelles portant sur des défauts voire sur des vices, qui frappent à la fois par leur nombre et par leur violence… Une appétence pour les jeux de construction, ce qui conduit l’auteur à mettre en garde Anne d’Autriche contre une telle déviance : « prendre garde que Sa Majesté [i. e. : Louis XIV] ne s’amuse pas trop aux mechaniques et aux choses qui dependent de la main a quoy les princes d’Italie et quelques-uns d’Allemagne sont assés enclins 60 ». Une passion coupable pour les artefacts et les « simulacres61 », signe d’une imagination déréglée : « le Roy louys treiziesme aymoit beaucoup mieux les armes mortes que les vivantes62. » Une pratique religieuse relevant de l’affectation et de la superstition :
[…] il avoit plustost prise [sa dévotion] par coustume […] car [elle] estoit veritablement grande et visible par l’apparence, mais tres-sterille et imperceptible par les effets, sur quoy quelques-uns l’ont appelé l’incomprehensible63.
Une imprudence coupable, à l’origine d’errements : « se laissant apres persuader aux derniers qui parloyent à luy, faute d’une intelligence solide qu’il n’a jamais eüe, ou voulu avoir64 ». Finalement, une vie de peine et d’aigreur, un règne sans amour – « [la] hayne enracinée dans l’âme melancholique de Sa Majesté65 » – que la mort ne parvient pas même à éradiquer :
Sa Majesté n’a rien porté de si chargeant dans le Ciel, ny de si douloureux dans le tombeau, que le veritable regret et la sainte repentance d’avoir maltraité la Reyne sa Mere […]66.
Il faut en convenir, au regard de l’Institution dédiée au duc de Vendôme, le changement d’orientation opéré par le texte en prose tient moins de l’inflexion que de la rupture. En quarante ans, l’apologète est devenu satirique, la présence de l’auteur dans le texte n’est plus seulement visible, elle est devenue sensible, au point de placer le lecteur dans une position d’exégèse : quel est donc ce pédagogue qui ambitionne d’instruire un prince en faisant du vice une école, et quelles raisons l’ont conduit à s’exprimer de la sorte, à s’exposer, voire à s’exhiber ?
Effets spéculaires
Contrairement à l’Institution en vers de 1604, texte consacré à un prince « né d’un plus grand67 » père que les Césars romains, l’Institution en prose installe l’auteur au miroir de lui-même. Des Yveteaux y occupe la première place au point de reléguer le jeune Louis XIV, pourtant destinataire second du traité, dans l’accessoire. L’auteur endosse plusieurs rôles en fonction de la teneur de ses propos, eux-mêmes de nature mêlée. Il ne renonce pas tout à fait à l’éthos encomiastique, on l’a dit, mais contrairement à 1604, ce caractère ne dispose plus de l’exclusivité. Le temps de l’éloge n’est plus prioritaire, c’est le blâme, désormais, qui prévaut.
Des Yveteaux se présente d’abord en moraliste démasqueur, pourfendeur d’une cour « mauvaise68 », où « tant de choses portent à faux69 ». L’ancien maître met par exemple en garde Anne d’Autriche contre les « femmes » et « valets de chambre » susceptibles de corrompre la santé et l’esprit du prince, au prétexte que « les souris et les renards du Louvre [seraient finalement] plus à craindre que les Lions de la Cour»70 . Et de fait, le projet didactique repose essentiellement sur une approche exemplariste et doxologique – « pour sçavoir les bonnes ou mauvaises annees, il ne faut que considerer les vertus et les vices des Princes71 ».
Autre visage, celui du parrèsiaste. En s’adressant à la mère du jeune Louis XIV, Des Yveteaux tient un discours de vérité piquant voire mordant. Il contrevient à un certain nombre de principes politiques qui, à l’époque, forment consensus. Celui-là même qui prônait en 1604 le rattachement au modèle familial et dynastique – « Suy les pas de ton pere […], / Ô combien jour et nuit la grandeur de ton père / Te montre de travaux et de chemin à faire72 ! » – réfute l’empire paternel, ruinant le principe d’une continuité monarchique.
Posture inédite encore, par rapport à l’Institution en vers, celle du philosophe sceptique. En 1604, la parole magistrale se réalise à grandes vapeurs d’encens sur le mode de l’idéalisme : héroïsation d’une enfance qui n’est pas soumise aux mêmes principes de temporalité que l’humanité commune73, rêve messianique de reconquête74. Les injonctions émises à l’envi par le thuriféraire – « jette les yeux au ciel […] ; Donne ton cœur à Dieu […] ; fuy […] les fortunes prosperes […] ; aime tous les hommes75 » – dessinent un avenir radieux qui, bien que non advenu, s’objective au moment même où il est formulé :
Ces heros du vieux temps […]
Cesar, fils de Henry, tel comme eux tu seras,
Et né d’un plus grand qu’eux, tu les surpasseras, […]76.
En retour de ces éloges prophétiques, le précepteur locuteur entérine la victoire de la poésie sur les outrages du temps, en rappelant les liens de service unissant les princes à ceux qui leur assurent l’immortalité :
Le Temps, pere de tous, devore ses enfans,
[…]
Si les Anges du monde, amis des grands courages,
N’empeschent par leurs vers la puissance des ages77.
L’effet de surprise est total dès les premières lignes de l’Institution en prose puisque l’auteur assortit ses propos de formules adversatives créant un effet de suspension, de flottement, et finalement d’irrésolution :
[…] la splendeur et l’esclat de la fortune ne produisent que du domage et de la honte à ceux qui sont eslevés sans valeur et sans mérites, quoy que quelquefois la grandeur d’un bon vaisseau cache les defauts d’un mauvais pilote. […] Cela n’empesche pas […] que ceux qui […] ont veüs nourrir [les rois] n’ayent beaucoup d’advantage, quoy qu’il soit tousjours mal aysé de faire venir du bled sur les rochers, dans les sables et parmy les espines […]78.
Ajoutons à cela que la célébration topique des lettres disparaît, au point même que l’auteur s’interroge sur les possibilités de réalisation du projet pour lequel il se dit pourtant mandaté. L’institution du prince, avance-t-il, ce « labeur si penible et si glorieux79 », constitue à proprement parler un travail soumis aux aléas et aux impedimenta de toutes sortes : « tenant impossible à qui que ce soit de monstrer des voyes infaillibles par lesquelles on puisse parvenir heureusement et seurement à un chemin si haut80 ». Le doute exprimé est ainsi radical puisque l’auteur soutient que ni la nature du prince ni la volonté du maître ne sont suffisantes pour emporter la victoire :
[…] quoy que la semence soit bonne, et celuy qui la jette [i. e. : le précepteur] de mesme, les sables la bruslent, les espines l’estouffent et le vent l’emporte, ou elle est plus utille aux oyseaux qu’aux princes : et souvent on a veu que tout ce que seme le jardinier ne leve point […]81.
Or l’étonnant ici, c’est que tout en adoptant le doute comme principe de départ – est-il vraiment raisonnable et même utile de prétendre instruire un prince ? – l’auteur construit une démonstration, organise ses idées et soigne ses formules. Comme si la position sceptique jouait un rôle incitateur. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que l’Institution du prince du Sr des Yveteaux ne reflète pas seulement l’histoire d’un précepteur, avec ses blessures voire ses traumas, elle raconte aussi l’histoire d’un texte qui se construit par « engrenages82 », qui se nourrit d’autres textes, d’autres lectures.
Revenons pour nous en persuader sur les deux principales cibles du satiriste, Jean Héroard et Louis XIII. Héroard d’abord, attaqué et diffamé sans être nommé. Des Yveteaux accuse le premier médecin d’inadvertance, d’incompétence et d’incurie, confessant avoir été conduit à faire lui-même fonction de thérapeute auprès du dauphin :
[…] je ne l’ay veu cracher, süer ny moucher tres-rarement […] de sorte que […] qu’ayant cet honneur d’estre aupres de luy, je remediois incessamment à cela, contre l’advis de son premier medecin qui disoit que ce phlegme espais et ceste mucosité mal conditionnee se purgeroyent par bas […]83.
En s’adressant à Anne d’Autriche, l’ancien précepteur soutient encore que le jeune Louis XIII éprouvait de la peur et même du dégoût à l’encontre d’Héroard :
[…] ce qui fait desirer d’advantage que ceux que Sa Majesté [i. e. : Louis XIV] approchera de luy […] soyent gens bien faits qui ayent […] la bouche aussy pure et aussy nette que l’ame, afin qu’ils ne craignent point d’approcher de Sa Majeste, ny luy d'eux ; comme il me souvient que l’on faisoit de son premier medecin, dont le feu Roy m’a souvent faict plainte […]84.
Toutes ces allégations, en réalité, peuvent se lire comme des réponses à des accusations qui furent plus ou moins directement portées contre l’auteur. Avant le passage aux hommes du futur Louis XIII l’année de ses sept ans et avant la nomination effective de Des Yveteaux à la fonction de précepteur, Jean Héroard prend en effet les devants en éditant une Institution du prince. Or ce texte publié en 1609 constitue un coup de force : dans un dialogue qui rassemble « l’autheur » et Gilles de Souvré (le futur gouverneur du futur Louis XIII), Héroard fait acte de candidature à la charge de précepteur, et ce alors même que Des Yveteaux tient la corde. À travers cet ouvrage, le médecin met en avant son expérience pédagogique (il suit l’enfant depuis sa naissance), son exigence en matière d’instruction, ses compétences médicales, littéraires et intellectuelles85. Mais la parution de l’ouvrage ne change rien à la détermination d’Henri IV : Des Yveteaux, est nommé, contre l’avis de Marie de Médicis semble-t-il. Le premier médecin nourrit alors une profonde antipathie à l’encontre du précepteur en titre, ce qui est décelable dans le Journal de santé. À la date du 24 avril 1610, on lit :
Estudié, etc. On luy enseigne que la grandeur d’Espagne est venue par la lance de chair, par alliances, pour coucher ensemble : lancea carnea, non lancea ferrea comme les François86.
Un libelle à charge contre Des Yveteaux avait circulé, il est vrai, avant sa mise au ban de la cour, intitulé Discours à la reine. En voici un extrait :
Car quel profit peut faire le Prince de l’exemple de sa vie & de ses instructions ? Ses leçons sont en toutes les parties prodigieuses, sans têtes & sans pieds […]. C’est un bon déjeûner à ce jeune Prince, de lui dire, que la grandeur d’Espagne s’etoit accrûë par la lance de chair87.
Héroard servit-il d’informateur aux ennemis du précepteur ? Quoi qu’il en soit, il est plaisant de constater que dans son Institution en prose, Des Yveteaux, qui se rêve en thérapeute, remet en doute les capacités professionnelles de celui qui, en son temps, aspira lui-même à prendre sa place.
Deux remarques encore à propos d’Héroard. Dans l’Institution en prose, Des Yveteaux rapporte une anecdote qu’il prête à Henri IV : « Le Roy se souvenoit de plus que l’on ne luy faisoit apprendre que […] les quatrains de Pibrac […]88. » Or dans son traité d’éducation dédié au dauphin, Héroard recommande justement la lecture de Pibrac, citant même des vers de celui qu’il appelle le « Caton françois89 ». Enfin, eu égard aux très nombreux témoignages d’affection qu’Héroard se targue de recevoir de son jeune patient, témoignages qu’il note scrupuleusement dans son Journal, l’anecdote selon laquelle l’enfant roi aurait nourri une profonde aversion envers son médecin sonne comme un démenti cinglant, d’autant qu’elle est présentée comme émanant du prince lui-même.
Venons-en à présent aux propos diffamatoires portés à l’encontre de Louis XIII. Eux aussi procèdent de lectures. L’Institution en prose emprunte en effet à toute une littérature polémique qui culmine durant les « années Concini », et qui tire en partie son inspiration des libelles de la Ligue : « henry troisiesme90 » est cité par Des Yveteaux, évidemment en mauvaise part. En réalité, l’auteur du manuscrit relaie un discours qui se constitue progressivement en vulgate : un roi enfant, malmené, faible, sous emprise, superstitieux, craintif, ingrat, cruel, et finalement tyrannique. On peut certes s’interroger sur les raisons qui ont conspiré à une telle violence. Formulons, à défaut de réponses définitives, deux hypothèses. La première est d’ordre psychologique : le précepteur éconduit aurait pu nourrir de l’aigreur à l’encontre d’un prince qui, même après avoir accédé aux affaires, ne lui fut jamais d’aucun soutien. Mais la raison affective n’est pas la seule et la dimension proprement poétique de ce texte doit être considérée : dans son discours, Des Yveteaux n’épargne personne en effet, pas même son plus fidèle protecteur Henri IV, comme si l’auteur avait tout simplement cédé au souffle de la satire, au plaisir de l’écriture satirique…
D’ailleurs, si l’Institution en prose doit se lire comme un vaste métatexte, un texte relayant d’autres textes, il convient de ne pas exclure de la collection les notes et les brouillons que Des Yveteaux aurait pu lui-même écrire. Lorsqu’il aborde la question de la bibliothèque du prince, l’auteur du manuscrit s’inscrit dans une perspective diachronique, mais les principaux modèles dont il se réclame, en dehors de quelques références à l’Antiquité (Josephe, Justin, Aristote, Plutarque), empruntent surtout aux xve, xvie voire au tout début du xviie siècles (Bayard, Commynes, Pie V, Botero, Montaigne, Salomon de La Broue, Malherbe…). Même chose pour ce qui touche aux personnes : Des Yveteaux se réfère à la Renaissance et plus encore au Siècle d’or (le gouverneur et le confesseur de Charles V, Philippe III, le cardinal Ximenès…). Or si nos conclusions sont exactes, l’Institution en prose fut composée entre mai 1643 et mai 1644. L’intérêt porté à l’Espagne ne trouve donc pas sa justification dans le présent de l’actualité – les négociations de mariage entreprises sous la régence d’Anne d’Autriche ne commencèrent pas avant 164591 –, mais dans un temps plus ancien, et on sait bien que le futur Louis XIII fut promis à l’infante d’Espagne dès sa plus tendre enfance92. En s’installant au Louvre, Des Yveteaux, qui avait adressé en son temps à Vendôme une Institution du prince, envisagea-t-il de composer un texte en forme de miroir en le destinant à son nouveau disciple ? En fut-il ensuite empêché du fait de son bannissement ? Remit-il le projet sur le métier à la mort de Louis XIII ? Des Yveteaux se servit-il alors de notes anciennes pour accomplir un nouveau dessein, quitte à l’infléchir vers la satire ? Quoi qu’il en soit, son manuscrit tient de la pièce de ravaudage.
À la fin du xviie siècle, l’Institution du prince du Sr des Yveteaux suscite encore un semblant d’intérêt, comme les deux pièces conservées à la BnF semblent l’indiquer. L’auteur désigné de ce texte souhaita-t-il sa diffusion ou des copies manuscrites circulèrent-elles librement ? Difficile de le savoir, mais ce qui semble avéré, c’est que de son vivant Des Yveteaux n’apporta aucun démenti à une attribution que le public ne manqua pas de lui accorder… tant les indices, à la fois nombreux et variés, conduisent non seulement à sa personne, à son œuvre, mais aussi à sa persona d’auteur.
Pour autant, Des Yveteaux ne fit rien pour conférer de la publicité à son discours. Qu’aurait-il eu à gagner à faire imprimer un « miroir » satirique alors même qu’à l’époque de la probable composition du texte (mai 1643-mai 1644) des plumes zélées publient des livres d’éducation lénifiants dédiés à Anne d’Autriche et à Louis XIV93 ? Selon toutes hypothèses, le poète tirant sur le grison laissa circuler l’opuscule, se doutant bien que le public mondain goûterait davantage les attaques acerbes que les formules de complaisance. Plusieurs anecdotes prosaïques et le plus souvent dépréciatives sur Louis XIII furent d’ailleurs annexées aux deux copies de la BnF94. Ces agrégations ne sont vraisemblablement pas imputables à Des Yveteaux, mais elles signalent la façon dont son Institution fut lue et reçue.
Dans le même temps, l’écrit ne suscita guère de « réponses », fussent-elles d’adhésion ou de contestation. Aussi ne saurait-on parler ici de libelle d’action. D’abord parce que les personnes prises pour cibles ont toutes disparu au moment où le texte circule. Ensuite parce qu’une fois « le temps des libelles95 » revenu, les blâmes et les éloges distribués par Des Yveteaux furent sans doute jugés insignifiants par les plumes stipendiées, notamment durant les révoltes de la Fronde : l’ancien précepteur convoque certes les mânes de Richelieu à la fin de son Institution – « un tyran de si bonne grace96 » –, mais Mazarin demeure le grand absent de ce jeu de massacre.
Dans ces conditions, quelles purent être les raisons qui prévalurent à la fabrique de ce miroir bigearre ? À défaut du coup de force politique, on plaidera pour le coup d’éclat littéraire. Le poète à la vie « cachée97 » compose un texte en forme de testament dans un geste de réaction (il venge son honneur), de réparation (il défend son intégrité professionnelle) et d’ostentation (il exhibe une maestria d’auteur). La mort de Louis XIII lui permet de rassembler quelques idées (assez peu originales) sur l’éducation royale, ce qui l’amène à composer un discours qui emprunte, comme l’indique son titre, à la tradition des specula. En s’appropriant ce modèle, l’auteur ne montre pas seulement un talent de plume, il attire à lui les regards, suscitant, sinon toujours l’assentiment, du moins la curiosité. Sa prise de parole à la fois désinhibée et tranchante, aux antipodes de la complaisance, le conduit à innover, tant sur le fond que sur la forme.
À un moment où les logiques d’institutionnalisation structurent le champ littéraire, cette Institution traduit une liberté d’auteur. Des Yveteaux fait entendre une voix dissonante par rapport aux pratiques éditoriales qui régissent le Parnasse (clientélisme, rétributions, collaborations, dons et contre-dons). Contrairement à ce qu’affirment Prosper Blanchemain et Georges Mongrédien, même si « le bonhomme98 » proclame son allégeance à la Couronne99, il ne sollicite aucune faveur ni ne brigue aucun poste, sachant sa carrière derrière lui, sachant aussi qu’il n’a aucun descendant direct à protéger. Le « vieux garçon100 » saisit l’occasion d’un changement politique (la « bonne régence ») pour se revancher par l’attaque, lâchant ses coups avec la désinvolture qui sied à l’homme déniaisé et désabusé. Posture sceptique pour ce Démocrite impénitent ? En tout cas posture ironique, où la mise à distance est plus que jamais de rigueur.