La Correspondance littéraire de Grimm, « chargé de fournir régulièrement des nouvelles fraîches sur ce qui se fait, se dit, se voit ou s’entend dans la ville où bat le cœur de l’Europe intellectuelle1 », est adressée de manière bimensuelle à quelques têtes couronnées hors du royaume, lecteurs et lectrices qui cherchent par cette correspondance à former leur goût2. Malgré des décalages dans la livraison des nouvelles, le rythme s’accorde au diapason de la diffusion parisienne des imprimés. Roland Mortier estime que ces nouvelles littéraires « constitue[nt] par excellence un révélateur de ce que fut l’esprit européen au siècle des Lumières », malgré le tour personnel et l’habillage soigné que Grimm donne à ses recensions3. Il est donc possible de dessiner une actualité du libelle en 1765, en prenant pour point de départ et d’ancrage les nouvelles littéraires de Grimm et d’autres4, ainsi que le Journal de la librairie tenu de manière hebdomadaire par l’inspecteur de police D’Hémery5. Le but est de préciser, à partir de ces discours de réception, une définition du libelle et des enjeux corollaires d’une telle dénomination. Pour quel type d’ouvrages les commentateurs recourent-ils au terme « libelle » ? Les libelles de 1765 présentent-ils des caractéristiques objectives communes6 ? Quelles connotations l’emploi du terme provoque-t-il ? La question de l’auteur, envisagée selon l’éthique, n’y est-elle pas centrale pour un journaliste et critique « dont le métier est de se connaître en manière et en faire7 » ? Nous présenterons d’abord le corpus avant de nous concentrer d’une part sur les effets d’indétermination au cœur de cette production spécifique, d’autre part sur des rapports à autrui singuliers _ qui sont aussi bien le fait du locuteur qui se masque pour imposer publiquement sa condamnation que du lecteur de libelle dont, paradoxalement, le mépris n’a d’égal que la curiosité et les plaisirs du démasquage.
En quête de brochures ; enquête en paternité : le corpus de Grimm
Malgré un certain dédain à leur égard, Grimm prête intérêt aux libelles qui font l’objet de brèves ou de commentaires plus nourris dans la Correspondance, voire d’envois séparés.
Au fil des recensions
L’année 1765 est une année charnière pour Jean-Jacques Rousseau, ouverte sur les turbulences genevoises engendrées par les Lettres de la montagne, marquée par les pierres jetées contre l’apatride à Môtiers-Travers, son séjour à Strasbourg puis à Paris vêtu en Arménien, enfin son départ programmé pour l’Angleterre. Cette actualité explique la publication de plusieurs libelles contre lui et leur mention dans les nouvelles de Grimm. La livraison du 1er février 1765 rend compte d’« un plat libelle contre Jean Jaques Rousseau intitulé le Sauvage en contradiction […], suivi du Sauvage hors de condition, tragédie allégorico-barbaresque », publié en « pays étranger »8. La même livraison fait mention, plus loin, sans établir de lien avec les publications précédentes, du Sentiment des citoyens, brûlot bien connu de Voltaire contre Rousseau9. La recension, plus développée, juge du contenu et interroge l’auctorialité du texte :
Il a aussi paru à Genève une feuille intitulée Sentiment des citoyens […] on reproche à M. Rousseau d’avoir passé sa vie dans la débauche avec sa gouvernante, et d’en avoir fait exposer les enfants à la porte de l’hôpital. Quelle horreur ! On dit que ce papier est de M. Vernes, ministre du Saint Évangile, qui est traité dans les Lettres de la montagne comme un polisson, et qui […] traite M. Rousseau comme un infâme. M. de Voltaire dira à coup sûr qu’il n’y a qu’un prêtre qui puisse se permettre une pareille vengeance. M. Rousseau a jugé à propos de faire réimprimer ce petit libelle à Paris, en y ajoutant quelques notes où il nie simplement les faits. […] nier n’est pas répondre, et l’on ne voit pas le but qu’il a eu en divulguant à Paris un libelle dégoûtant qui n’y aurait jamais été connu, et dont le mépris public l’avait déjà vengé à Genève10.
L’attribution au pasteur Vernes semble douteuse et pourrait être le fait de Voltaire qui masquerait ainsi l’origine de la pièce. Grimm ne se trompait pas (ou était bien informé). Il revient à ce sujet de prédilection (Voltaire et Rousseau irréconciliables) le 15 mai 1765 en insérant une pièce manuscrite qui forme, avec d’autres, « les libelles de Voltaire contre Rousseau11 » :
L’écrit suivant nous est arrivé imprimé de Suisse, mais il ne s’est pas répandu à Paris. Nous n’osons arrêter nos soupçons sur l’auteur. Nous craignons de reconnaître dans cet écrit le style et la manière d’un écrivain illustre ; nous croyons que quelque sujet de plainte qu’on puisse avoir contre un homme […], il ne faut jamais le traiter d’empoisonneur public, du moins aussi longtemps qu’il ne prêche pas l’intolérance, la violence, et la persécution. […] Je ne suis pas admirateur de La Nouvelle Héloïse, ni même du célèbre Émile, mais je ne croirai jamais que la lecture de ces ouvrages puisse corrompre ; le goût, à la bonne heure, mais les mœurs, c’est se moquer du monde. Au reste, l’auteur a pris le masque du prêtre, il en parle le langage ; mais je n’aime pas que le philosophe fasse l’hypocrite et le fripon12.
La pièce, Le Préservatif à Berne, est néanmoins insérée, le commentaire roulant, comme le précédent, sur des thèses contestables et sur la problématique paternité du texte13.
Voltaire, toujours en lice, est l’autre vedette de la Correspondance littéraire, qu’il combatte Rousseau, ou qu’il questionne les rapports entre les autorités civiles et religieuses à l’occasion des Questions sur les miracles, publication anonyme mentionnée à trois reprises : « Il court en Suisse sept ou huit lettres sur les miracles qu’on attribue encore au patriarche. On m’assure […] que le patriarche n’a aucune part au réchauffement de ces rogatons14 », lit-on le 15 septembre. Le 1er novembre, le jugement du critique est plus favorable (peut-être parce que l’auctorialité voltairienne n’est plus problématique) :
Je ne crois pas qu’il ait rien fait de plus fou et de plus gai depuis Candide de plaisante mémoire […]. Il faut donner ici un précis historique de cette dispute qui est encore plus piquante quand on connaît l’intérieur de Genève15.
Le 15 novembre Grimm résume les quinzième et seizième lettres et documente de détails inédits cette « édifiante dispute16 ».
Le dernier cas voltairien du corpus constitué par Grimm est celui d’un libelle imputé à Voltaire, qui n’a peut-être jamais existé :
On prétend qu’il existe un écrit intitulé Dénonciation de la Bible à tous les souverains de l’Europe, et que cet écrit vient de Ferney. Comme je n’ai encore rencontré personne qui ait pu me dire l’avoir vu, je doute qu’il existe. […] je doute qu’il veuille casser les vitres à ce point à gens qui n’entendent pas plaisanterie, et qui ramasseraient à la fin ses cailloux pour lui casser la tête17.
L’ouvrage n’a pas été retrouvé ; le titre n’est pas même établi : Dénonciation de Jésus-Christ et de l’Ancien et du Nouveau Testament ici, Dénonciation de l’Ancien et du Nouveau Testament ailleurs. Jean-Louis Wagnière, secrétaire de Voltaire, estime que « le titre n’a pu être imaginé que par quelque ennemi furieux, qui cherchait à perdre M. de Voltaire en lui imputant ce livre supposé18 ».
Deux autres séries appartenant à la catégorie « libelles » font l’objet de signalements par Grimm. Elles se distinguent des précédentes par une reconnaissance plus assurée de l’auteur, dont le masque est levé, et par un registre offensif plus impersonnel : la cible est moins un individu nommé que des régimes ou des usages jugés blâmables19. L’Espion chinois, six volumes publiés « à Londres », satire à la manière des Lettres persanes de Montesquieu, est fermement critiqué, après que son auteur a été présenté (c’est « un Français réfugié à Londres. […] il a joué un rôle dans la vilaine affaire de Déon ») :
Son Espion chinois est rempli d’infâmes et insipides satires ; c’est le plus dégoûtant libelle qu’on puisse lire. M. Goudard est un de ces honnêtes écrivains […] qui mériteraient d’être attachés au carcan et exposés à l’admiration publique20.
Grimm signale par ailleurs le livre de D’Alembert, Sur la destruction des jésuites en France par un auteur désintéressé. Sa recension se clôt sur la question de la paternité du libelle, l’occasion d’une pointe d’humour et de médisance, bien de sa façon :
on ne soupçonnera pas cet auteur de partialité, car si les jésuites sont traités suivant leur mérite, les jansénistes ne sont pas épargnés […]. Au reste cette brochure est écrite sèchement et lâchement, et ce n’est pas là un morceau à mettre à côté des Lettres provinciales ou de ce chapitre de M. de Voltaire sur le jansénisme qui est un chef-d’œuvre de style et de plaisanterie. Beaucoup de contes et de traits sont amenés sans art et sans goût dans la brochure dont je parle, et quoique écrite avec gaieté et avec un esprit philosophique, elle n’est ni fort amusante ni bien intéressante à lire. On ne la connaît pas encore à Paris, mais elle fera grand bruit. Elle est généralement attribuée à M. D’Alembert, et moi dont le métier est de se connaître en manière et en faire, je dis aussi qu’elle est de ce philosophe. C’est ce qu’il a écrit de plus hardi21.
Grimm fera brièvement mention, en août, de la réponse du janséniste Guidi, Lettre à un ami sur un écrit intitulé Sur la destruction des jésuites en France, dont il ne semble pas connaître l’auteur, pourtant expert en riposte22.
Des envois séparés
À ces recensions, mentions ou insertions s’ajoutent les libelles envoyés séparément à certains abonnés. Il s’agit d’une part des Matinées du roi de Prusse adressées à son neveu, curiosité qui circule à Paris de façon manuscrite entre février et juin 1765. Ce « papier singulier », comme le désigne Grimm lorsqu’il adresse ces feuilles – qu’il a fait recopier dans son officine – aux éminences de Saxe-Gotha et de Hesse-Darmstadt, est ailleurs qualifié de « satire » ou de « pamphlet »23. La paternité de ce testament politique cynique, un Frédéric par lui-même qui révèle son machiavélisme, n’a pas été établie à ce jour24. Un autre libelle, les « Laverdiques », a peut-être été adressé par Grimm au baron de Studnitz, grand maréchal de la cour de Gotha, et a assurément été acheminé jusqu’à Frédéric II25. Ce sont deux lettres satiriques qui roulent sur les affaires de Bretagne, événement politique majeur qui met aux prises les parlementaires et le pouvoir royal de Louis XV26. Le corpus, essentiellement rousseauiste et voltairien dans les nouvelles manuscrites, s’est étoffé sous l’angle politique. Les envois séparés témoignent sans doute d’une prudence accrue et donc d’un danger plus grand, qui semble presque corrélé à l’hésitation ou au silence sur l’attribution.
Les jeux de masques (anonymat ou pseudonymie) trouvent une de leurs causes dans le cadre législatif de l’Ancien Régime, où la production et la diffusion de libelles sont délictueuses juridiquement parlant27. Citons D’Hémery : L’Espion chinois, « libelle affreux contre le Roi, les ministres et la nation28 », pourrait valoir à son auteur le « carcan », peine infamante du système judiciaire en vigueur. Possiblement criminel, le libelle est présenté comme dégradant pour celui qui l’écrit : D’Alembert est un « prétendu sage29 », Guidi « le plus fanatique des jansénistes30 ». Rousseau, s’adressant au libraire Marc-Michel Rey pour expliquer la réimpression annotée du Sentiment des citoyens, est plus significatif encore : ce « libelle » (le terme suggère que l’écrit est calomnieux, qu’il débite de fausses informations) devait « faire bien du tort et du déshonneur à [s]es adversaires31 ». Plus explicite encore, le Journal encyclopédique, publié à Bouillon, qui renvoie à « l’art. 3 du tit. XI. de l’édit » justifiant que le Sentiment des citoyens ait été jeté au feu à Genève « comme un infâme libelle »32. Quant à la Dénonciation de la Bible, elle prouve parfaitement que la charge négative affecte aussi le libelliste : penseur dangereux qu’il faut perdre, tel Voltaire. Quant à Grimm, sa correspondance indique qu’il ne voudrait pas être inquiété pour avoir diffusé un libelle contre Frédéric II :
Lorsqu’il parvint à ma connaissance, je balançai quelque temps sur le parti que j’avais à prendre ; je me résolus d’en avertir M. Catt [lecteur et secrétaire particulier de Frédéric II] qui me pria bien vite de faire l’impossible pour lui en envoyer une copie : c’est ce que j’ai fait. J’en joins une à ce paquet, mais je ne prétends pas au mérite d’avoir aidé à répandre ce morceau d’éloquence33.
Ces jugements expliquent en partie les postures d’évitement choisies par les libellistes. Certains de ces auteurs ont pu être d’emblée identifiés (Voltaire au premier chef, Goudar, D’Alembert…) ; mais d’autres l’ont été plus tardivement ou sont restés inconnus (il existe ainsi plusieurs attributions pour les Matinées). La notoriété de l’auteur putatif, dont l’échelle fluctue également, est peut-être une des causes de cette identification plus ou moins aboutie et immédiate.
L’indétermination au cœur des dispositifs
La quête de définition, pourtant bornée géographiquement (l’espace littéraire « parisien ») et temporellement (1765), se heurte à de nombreux éléments divergents, si bien qu’à défaut de définition, c’est l’indétermination qui flotte résolument sur le libelle : il échappe aux origines contrôlées, aux circuits de l’autorité, celle de la Librairie comme celle d’une esthétique normative.
Des formats divers de fabrication et de diffusion variées
« Petits livres » d’après l’étymologie, les ouvrages que Grimm et consorts qualifient de « libelles » ne sont pas unanimement de petits volumes, même si la majorité l’est ou est susceptible de découpage. Trente-cinq pages pour la parodie de tragédie intitulée Le Sauvage hors de condition, imprimée en Allemagne ou en Hollande, la brochure anonyme ayant circulé aussi de façon manuscrite ; huit pages in-8o sans lieu ni date pour le Sentiment des citoyens imprimé à Genève, par les soins de Cramer, en 1764 ; six pages in-8o pour le Préservatif à Berne diffusé aussi de façon manuscrite (au moins dans la Correspondance de Grimm). Les Matinées forment sept morceaux de circulation autonome et essentiellement manuscrite. Les deux lettres des « Laverdiques » constituent des formats courts que l’on copie ou fait copier. C’est aussi la forme épistolaire qu’adopte Voltaire pour la série regroupée sous le titre de Questions sur les miracles. Les seize premières lettres, formées de quatre à vingt pages in-8o, sans lieu ni date d’impression, furent publiées séparément au cours de l’été et de l’automne 1765 (à Genève). La forme épistolaire est aussi retenue par l’abbé Guidi pour les quatre-vingt-neuf pages, publiées sans nom d’auteur, ni lieu d’impression, en réponse à D’Alembert. L’inspecteur D’Hémery indique que l’ouvrage est « imprim[é] et distribu[é] sans p[ermission] par les jansénistes34 ». En revanche, La Destruction des jésuites est un volume de deux-cent-quatre pages in-12 (imprimé sans indication de lieu) et L’Espion chinois forme six volumes in-12, en l’occurrence plus de cinq cents lettres. D’Hémery le dit fabriqué à Londres et précise que peu d’exemplaires circulent35.
Les libelles de 1765 sont diffusés de façon manuscrite ou imprimée, les deux modalités pouvant se conjuguer. Les copies précèdent l’impression ou lui sont concomitantes. Lorsqu’il y a impression, celle-ci est souvent masquée (sans lieu ni nom) ; quand elle ne l’est pas, l’édition est le fait d’officines étrangères (suisses, allemandes, hollandaises, anglaises). Les ornements typographiques sont réduits au minimum, de manière à ne livrer aucun indice quant aux origines des libelles.
Fabriqués sur des presses à l’étranger ou à Paris, les libelles sont diffusés sous le manteau (D’Hémery désigne les jansénistes lorsqu’il enregistre la réponse de Guidi), ou plus visiblement : ainsi l’inspecteur écrit-il que la librairie Merlin « a ici [à Paris] l’édition » du livre de D’Alembert36. Les libelles peuvent aussi faire l’objet de permission tacite. C’est le cas du Sentiment des citoyens de Voltaire lorsqu’il est réimprimé à Paris à la sollicitation de Rousseau37. Les voies sont donc plurielles, et le plus souvent en marge des circuits officiels de diffusion des textes38.
En mal de qualification
La quête définitoire se heurte encore à la diversité générique observée dans ces livres à charge. En effet, leurs énonciateurs recourent à des genres différents qui ont un même objectif : porter atteinte à la réputation de la cible. Ces choix formels se portent là sur la parodie en prose et versifiée (les « Laverdiques ») ; sur les parodies encore, lorsque Voltaire feint dans le Préservatif la voix indignée du pasteur bernois et dans le Sentiment des citoyens celle des Genevois. Ailleurs, le choix est celui du pseudo-testament politique, adressé par le roi de Prusse à son neveu, qui peut évoquer aussi les lettres de conseils ou d’exhortations. La forme épistolaire est parfois engagée dans la controverse. Guidi répond à l’histoire soi-disant impartiale de D’Alembert dans une longue lettre où les philosophes sont malmenés. Le mode épistolaire réfutatif est aussi retenu par Voltaire pour les Questions sur les miracles : il s’attaque au christianisme, vise nommément le théologien genevois David Claparède et le savant Needham, interroge enfin, à partir de la situation politique troublée de Genève, les relations entre les autorités religieuses et le pouvoir civil. Goudar recourt quant à lui à l’artifice (usé) de la pseudo-traduction d’une correspondance chinoise, description satirique de la France et des Français, tant dans leurs habitudes (vestimentaires, alimentaires, etc.) que dans leurs institutions (de divertissement comme de pouvoir). D’Alembert donne dans l’essai si bien que des commentateurs modernes ont pu parler à propos de la Destruction des jésuites d’un « faux pamphlet39 ». Les libellistes de l’année 1765 varient les genres, pourvu qu’ils soutiennent leur visée, celle d’accabler un tiers ou de le ridiculiser, pour le réduire au silence, ou qu’ils permettent de rabaisser un clan, une institution, un gouvernement.
Les options tonales invitent au même constat. Voltaire ne manque pas d’humour ou d’ironie, c’est selon, mais il blesse volontiers, à mots tranchants, même s’ils sont proférés par une voix fictive – une voix qu’il prétend être celle des citoyens de Genève révoltés : « La démence ne peut plus servir d’excuse quand elle fait commettre des crimes » ; « c’est un homme qui porte encore les marques funestes de ses débauches, et qui, déguisé en saltimbanque, traîne avec lui […] de montagne en montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mère, et dont il a exposé les enfants à la porte d’un hôpital »40, lit-on ensuite… Sticotti donne volontiers dans l’héroï-comique, ridiculisant Rousseau sous les traits de « Pancrace, philosophe anthropophage41 », d’un Émilius imbécile, d’une ombre de Julia dévergondée. Chez Goudar, les signes évidents d’une mauvaise gestion sont accueillis avec une feinte surprise42. Chez D’Alembert ou Guidi, on avance avec gravité des chiffres, on cite le discours d’autrui (de la cible) pour en prouver l’invalidité, arguments ad hominem brandis pour dénoncer l’incohérence du discours adverse.
L’indétermination générique touche enfin le terme même de « libelle », souvent concurrencé par d’autres. Frappe ainsi la diversité des appellations proposées par les commentateurs pour ces « libelles », rarement uniquement étiquetés « libelle » chez un même nouvelliste ou d’une recension à l’autre, rarement unanimement tenus pour tels. Le terme est effectivement concurrencé par « brochure43 », « satire44 », « feuille45 », « pamphlet46 », parfois passé sous silence. Il est souvent renforcé par des adjectifs ou d’autres notations. L’Espion chinois est selon D’Hémery « un libelle affreux » ; Grimm n’est pas en reste : « Son Espion chinois est rempli d’infâmes et insipides satires ; c’est le plus dégoûtant libelle qu’on puisse lire47 ». Le Sentiment des citoyens lui avait procuré la même répulsion, et les mêmes mots : « un libelle dégoûtant48 ». Les rédacteurs des Mémoires secrets tiennent la dénonciation voltairienne pour « infâme » et « digne de mépris »49. Le terme est disqualifiant, et donc proféré ou omis à dessein : ainsi Grimm l’évite-t-il lorsqu’il évoque La Destruction des jésuites alors que les Nouvelles ecclésiastiques, périodique clandestin et janséniste, dénoncent un « libelle […] marqué au coin de l’irréligion », qui « infecte » Paris depuis plusieurs mois : cette œuvre doit être « flétrie comme elle le mérite »50. Maillet-Duclairon opte pour le même qualificatif, à dessein, comme en témoignent les propos dénigrants (« Ce prétendu sage », « sarcasmes et […] mauvaises plaisanteries »51).
Les formats varient comme l’épaisseur du « libelle » qui n’est donc pas forcément un petit livre. Il provient de circuits parallèles aux origines masquées : circulation manuscrite, presses étrangères ; il est diffusé sans permission ou de manière « tacite ». Écrits des marges de la légalité, la liberté générique et la variété tonale, un flottement constant d’une œuvre à l’autre voire au sein d’une même œuvre, frappent et semblent vouer à l’échec toute tentative de définition positive, jusqu’à l’étiquette même de « libelle », mise régulièrement en balance avec d’autres appellations52.
Rapports particuliers, postures singulières
S’ils échappent à toute typologie, les libelles recensés par Grimm présentent cependant un rapport à l’autre bien particulier, l’autre, cette cible qu’attaque le libelle, quel que soit son nom, quel que soit son masque53.
Figures publiques
La notoriété, que nous avions vue engagée dans les processus de sélection des ouvrages et de recherche de paternité, constitue sur un autre plan, celui de la cible que vise l’écrit, un point de convergence. Le second xviiie siècle est celui de la naissance de la célébrité, personnalité publique dont les agissements et humeurs (ou états de santé) alimentent la presse du temps, en plein essor. Faisant les frais de cette notoriété, Rousseau est la cible de plusieurs des libelles qui jalonnent l’année 176554. Le Sentiment des citoyens révèle l’abandon de ses propres enfants ; le libelle de Sticotti se moque de La Nouvelle Héloïse de Rousseau dont la bizarrerie nourrit la critique.
Les nouvelles figures publiques que sont les écrivains s’adjoignent aux figures politiques qui sont continûment, par tradition, la cible de libelles violents. Les Matinées du roi de Prusse ne dérogent pas à la règle, campant Frédéric en prince doué et cynique. Les « Laverdiques », vindicatives, se moquent ouvertement du roi qui « commence [seulement] à s’occuper des affaires de Bretagne55 » et que ses ministres contredisent.
Mais la cible, si elle est souvent ad hominem, peut aussi être plus symbolique. Ainsi Goudar donne les correspondances de Chinois qui sont autant de leçons assenées au gouvernement français, examinant la religion, la politique, les mœurs, manières et coutumes des gouvernements chrétiens, à commencer par le royaume de France56. Ce faisant, comme les libellistes qui attaquent Rousseau sur sa vie ou ses œuvres, il s’inscrit dans un donné référentiel fort, que le libelliste thématise avec constance. Il en est de même avec le « libelle » de D’Alembert, écrit à chaud et qui acte la récente suppression de la Compagnie de Jésus, l’édit royal de novembre 1764, enregistré le 1er décembre, étant le dernier fait historique mentionné. Le libelle s’écrit au plus près des faits et gestes des figures publiques.
Se grimer pour éreinter
Le donné référentiel des libelles est aussi une matière textuelle, qui se manifeste (dans les ouvrages recensés) par un constant refus du discours patient, des propos, usages ou décisions qui ont suscité la réplique vengeresse, du discours ou de l’attitude qui ont indigné et qu’il faut révéler pour ce qu’ils sont. La charge subversive portée contre la cible accablée formerait donc un critère essentiel de définition du libelle. Tous les libelles mentionnés par Grimm présentent une même tentative d’éradiquer le discours antérieur. Le libelle, en effet, s’inscrit dès sa genèse dans une logique sérielle que le libelliste poursuit, entraîné par un engrenage polémique fréquent alors dans la république des lettres et des sciences57. Lorsque le libelle réplique ouvertement à un autre de son adversaire, cette logique sérielle est plus évidente encore.
Le libelliste grimé présente, avec une certaine constance, la volonté de faire accepter à l’opinion un jugement individuel (critique de fond ou récrimination plus ou moins ponctuelle), qui, tout en restant « anonyme » (quoiqu’il soit incarné dans une énonciation pseudo-testamentaire et plus couramment épistolaire), prétend former le jugement collectif, pour s’imposer à lui58. Les Nouvelles ecclésiastiques s’en agacent : D’Alembert « dispense le mérite, ou l’ôte à son gré dans tous les états […], le civil, l’ecclésiastique, le littéraire, le séculier et le régulier, le théologien même, lui dont toute la théologie consiste à fronder toute religion59 ». « Au reste, écrit Grimm à propos du Préservatif à Berne, l’auteur a pris le masque du prêtre […] ; mais je n’aime pas que le philosophe fasse l’hypocrite et le fripon60. » Est-ce parce que l’anonymat et le masque simulent une indétermination à même de suggérer une énonciation désindividualisée, susceptible à ce titre d’être le reflet d’une parole collective ? Voltaire, qui affectionne les énonciateurs multiples – par exemple les citoyens du Sentiment61 –, ou les énonciations d’autorité (la voix pastorale du Préservatif à Berne), semble le penser. L’anonymat, degré maximal de l’indétermination, est aussi riche d’effets : par exemple, le lecteur postulera objectif celui qui se dit « désintéressé », ou estimera le qualificatif si usé qu’il inférera la partialité de l’objectant. Cette option est retenue par D’Alembert, sous la supervision de Voltaire.
Paradoxes de la réception : mépris et curiosité
Les lecteurs avertis connaissent cette actualité double, à la fois textuelle et comportementale ; ils en sont d’autant plus friands que le libelle, de circulation restreinte, a le privilège de la relative rareté et qu’il se déguste à chaud pour en apprécier tout le piment62 ! L’intérêt pour la célébrité se conjugue au présent : si Grimm fait montre d’un certain dédain pour ces accusations plus ou moins fondées, dictées par l’humeur, ou pire, par la vengeance personnelle, les lecteurs sont friands de ces petits textes d’autant plus savoureux qu’ils touchent les célébrités d’alors, actrices, journalistes et écrivains, ou s’en prennent aux institutions politiques et religieuses en vigueur, ainsi qu’à leurs représentants. Le Sauvage hors de condition est ainsi une réédition, imprimée à la faveur de l’actualité rousseauiste, vive tout au long de l’année 1765. Le succès durable de L’Espion chinois peut surprendre. Le livre de Goudar figure en effet dans les commandes adressées à la Société typographique de Neuchâtel, destinées à alimenter le fonds clandestin des libraires : en 1772, Chevrier, libraire à Poitiers, fait acheminer deux séries ; après la mort de Louis XV, Charmet de Besançon commande six séries63, manifestant un regain d’intérêt de circonstance.
Livre des marges qui flirte avec l’actualité tout en rompant ponctuellement avec les bienséances, le libelle reste un imprimé recherché quoiqu’on affecte le détachement64 ! Le traitement que leur réserve Grimm le confirme.
***
La Correspondance littéraire témoigne, pour la seule année 1765, d’une forte présence des libelles. Le terme est assurément infamant, employé à charge : il véhicule une réprobation morale qui porte doublement sur l’accusé et sur l’accusateur. Sous ce terme sont regroupés des ouvrages dont la visée est dénigrante, accablant des personnalités ou des institutions, rejetant en bloc les « hypotextes » des adversaires, et ancrés dans un donné référentiel et un intertexte massifs. L’actualité est alternativement grave lorsqu’il s’agit des affaires publiques politiques et religieuses, plus anecdotique et personnelle quand paraissent dans l’arène les célébrités d’époque, Rousseau au premier chef. Ces livres circulent aux marges de la légalité : de diffusion non officiellement autorisée, ils paraissent sans les coordonnées d’auteur et de libraire qui, indiquées, entraîneraient des poursuites. Le libelle, le plus souvent entravé dans sa diffusion, du moins confiné aux circuits parallèles, excite l’intérêt des lecteurs. Sa matérialité s’avère instable (les « gros libelle[s] », comme l’écrivait Voltaire65, existent) et les options génériques et tonales variées : tous les coups sont bons pour faire mouche ; mais si l’adversaire est bien atteint dans sa réputation, l’auteur putatif du libelle se voit aussi éclaboussé de boue, et disgracié pour sa méchanceté ou sa bassesse, quand il n’est pas châtié, à l’instar du satirique que ses personnalités déshonorent66.