Mais voici un nouveau libelle contre nous ; il est encore signé Linguet. Que de grossières injures nous allons rencontrer ! que de mensonges nous allons découvrir ?
Mémoire pour le sieur Dujonquay et la dame Romain contre le comte Morangiès, 1773.
Le nom de Simon Linguet (1736-1794), journaliste fameux en son temps, pourfendeur inlassable des économistes, des physiocrates et des philosophes, écrivain et orateur belliqueux s’il en était, a été associé très tôt dans sa carrière à l’écriture de libelles1. Devenu avocat après d’obscurs débuts littéraires et une vaine tentative d’entrer à l’Académie française, il a défendu plusieurs causes à grand retentissement qui l’ont rendu célèbre : celles du chevalier de La Barre et de ses coaccusés (1766), du duc d’Aiguillon (1770) et de la comtesse de Béthune (1774) en particulier. À l’occasion de cette dernière affaire, il a été rayé du tableau des avocats, pour avoir publié un mémoire, les Réflexions de Me Linguet, avocat de la comtesse de Bethune2, qui a été qualifié de « libelle rempli d’impostures & de calomnies » contre ses confrères et l’ordre même des avocats3. La sentence était énoncée comme un « exemple de sévérité qui garantiss[ait] le barreau de semblables excès4 ». Linguet n’en était pas à sa première offense : en 1767, le parlement ordonnait déjà la suppression des passages diffamatoires de la Théorie des lois contre Duval de Soicourt, le juge d’Abbeville qui avait fait condamner La Barre5 ; et, en 1773, l’avocat Jacques de Vergès demandait au parlement la radiation de son confrère, qui avait la « malheureuse habitude de scandaliser [le barreau] par ses écarts », et dont la conduite était « d’autant moins pardonnable, que chaque jour il est prouvé par de nouveaux faits qu’elle est incorrigible »6.
Incorrigible, tel a été Linguet aux yeux de nombre de ses contemporains : après avoir été radié du barreau de Paris, il s’est exilé à Londres et à Bruxelles, où il s’est converti au journalisme. Il a travaillé pour le Journal de politique et de littérature, une feuille hebdomadaire de Panckoucke, qu’il a dû quitter en raison de ses sarcasmes à l’égard des académiciens et leurs réseaux7. Il a cependant poursuivi son œuvre journalistique en publiant, à son compte, depuis Londres puis Bruxelles, des Annales politiques, civiles et littéraires du xviiie siècle, qualifiées de « libelle périodique » par les Mémoires secrets (12 juin 1778). Rentré en France sur une promesse d’absolution, il a été embastillé entre 1780 et 1782. Au sortir de sa prison, à nouveau exilé, il a publié des Mémoires sur la Bastille, et a repris sa production journalistique, qui, fréquemment condamnée au feu par divers parlements, a rencontré un énorme succès8. Il a eu un temps la faveur de l’empereur Joseph II qui l’a anobli, jusqu’à ce qu’il tombe en disgrâce9. Revenant en France pendant la Révolution, il a poursuivi son activité journalistique et pamphlétaire. Malgré ses nombreuses prises de position révolutionnaires, il a été incarcéré, puis exécuté, en juin 1794, pour avoir « encensé les despotes de Vienne et de Londres10 ». Selon l’un de ses biographes, les abondants papiers qu’il avait en sa possession ont été saisis et envoyés à l’École militaire : « On fit des cartouches de ses paradoxes ; — et ce qui avait tué pendant sa vie tua encore après sa mort11. »
Cette réputation de violence, Linguet l’a acquise très tôt, tout comme celle d’un auteur à succès, qui contraste avec l’image d’auteur mineur, construite par ses ennemis, voire à l’occasion par Linguet lui-même. L’auteur des Mémoires secrets disait de lui, en août 1778 :
Me Linguet a d’autant plus de peine à se départir de son rôle d’Arétin moderne, qu’il l’a trouvé très lucratif l’année dernière, et qu’une année de son journal tous frais faits [sic.] lui a rendu 50,000 livres nettes. […] Au reste, il aurait les cent mille écus qu’il désire, et un million, qu’on ne croit pas que son caractère turbulent lui permît de goûter la vie qu’il a en perspective ; il sera toujours le premier à troubler son propre repos, et comme a dit un de ses confrères, le plus cruel ennemi qu’il ait, c’est lui-même12.
Linguet, rapproché par ses contemporains du divin Arétin pour son outrance et son usage de la satire versant souvent dans l’injurieux, est exemplaire de l’ambiguïté de la position des gens de lettres au xviiie siècle quant aux libelles et aux libellistes. Le statut à la fois juridique et littéraire du libelle en fait un objet d’autant plus difficile à circonscrire que la catégorie de « libelle » est souvent employée lors de querelles (judiciaires ou littéraires) pour faire taire l’adversaire en discréditant sa parole. Ainsi, non seulement le caractère manipulateur des libelles en fait une « littérature d’action », comme le remarquait Christian Jouhaud à propos des libelles au xviie siècle, mais désigner un écrit par la catégorie de « libelle » engage aussi une forme d’action, souvent judiciaire13. De là, notamment, l’ambiguïté générique du « libelle » comme du « pamphlet », dont Olivier Ferret a souligné le statut fortement « problématique14 », et ce d’autant plus que la catégorie de « libelle » est encore connotée très négativement au xviiie siècle. Ainsi, plutôt que de caractériser la catégorie du libelle telle qu’elle se développe en général à cette période, il semble plus juste de chercher à en analyser les usages dans des situations énonciatives circonstanciées.
Ce sont en effet d’abord ses contemporains, et surtout ses ennemis, qui ont associé Linguet à l’écriture des libelles. Une pareille attribution avait une double portée infamante : non seulement elle constituait une grave accusation dans le domaine du droit, qui invalidait la parole de l’avocat et justifiait son exclusion du barreau, mais aussi, elle disqualifiait la production de l’homme de lettres, en s’attaquant à sa réputation et à son intégrité. Car les multiples ennemis de Linguet n’ont pas manqué de l’attaquer, au premier rang desquels l’abbé Morellet. La catégorie de « libelle » dans cette querelle illustre à la fois l’ambiguïté et la réversibilité des usages de la calomnie et de sa dénonciation, dont l’efficace dépend autant des caractéristiques formelles du discours que du crédit de celui qui le profère. Jouant sur les ambigüités de la « critique » qui se fait de plus en plus polémique au cours du xviiie siècle15, la charge satirique des pamphlets porte aussi bien sur les productions littéraires des belligérants, leur intégrité sociale et intellectuelle et les réseaux d’influence dans lesquels ils sont impliqués. La critique du texte devient ainsi le masque dissimulant une charge contre son auteur, la censure de ses incohérences et de sa malhonnêteté le dévoilement de motivations sophistiques ou diffamatoires.
La carrière mouvementée de Linguet, homme de lettres devenu avocat et polémiste, se résolvant dans le journalisme, s’avère exemplaire non seulement de la forte « politisation » du champ des belles-lettres à la fin du xviiie siècle16, mais aussi de la naissance d’une nouvelle forme de journalisme polémique, qui trouve dans les « feuilles périodiques », publiées hors de la tutelle du pouvoir politique, un médium adapté à l’expression de ses combats.
Linguet auteur de « libelles » ?
Si la loi d’Ancien Régime définissait le libelle diffamatoire comme un écrit, une chanson ou une peinture « contre l’honneur et la réputation des personnes17 », il revenait au juge de déterminer ce caractère diffamatoire, pour le moins imprécis. Au cours de la seconde moitié du xviiie siècle, cette ambiguïté a été exacerbée par l’émergence de nouvelles catégories de gens de lettres, journalistes, avocats au barreau, pamphlétaires, qui aspiraient à la gloire par des voies encore peu usitées et souvent déconsidérées par leurs confrères mieux établis, comme les périodiques, les pamphlets, les brochures et les libelles18. Ces transformations dans le milieu des belles-lettres ont contribué à modifier le regard posé sur ces formats déconsidérés, dont les contemporains soulignaient toutefois aussi l’utilité19.
Comme le soulignait Volker Kapp, certains auteurs, à la suite de Montesquieu, montrent que le mal que peuvent faire les libelles est moindre que celui que font les lois liberticides qui en criminalisent la production et la vente20. Chez Jaucourt par exemple, dans l’article « Libelle. Gouvernement politique » de l’Encyclopédie, les satires du pouvoir apparaissent en creux comme la juste sanction des gouvernements répréhensibles, tandis que le mal opéré par certaines flatteries peut être encore plus dangereux21. Louis-Sébastien Mercier, qui distingue les libelles politiques des libelles diffamatoires, rappelle dans le Tableau de Paris que les écrits injurieux sont souvent la ressource de pauvres colporteurs et écrivains « aveuglés par l’âpre soif d’un peu d’or22 », et que plus ils sont interdits, plus ils sont recherchés. Cependant, ces quelques justifications politiques des libelles ne vont pas jusqu’à la louange des libellistes, loin s’en faut. Certains, comme Voltaire (lui-même auteur anonyme de ce genre inavouable d’écrits), ont cherché, peut-être par politique, à en dénigrer les auteurs23. Mercier adopte lui-même un discours beaucoup plus réprobateur à l’égard des libellistes dans Le Nouveau Paris, où ceux-ci sont qualifiés de gens « qui ne savent qu’aboyer, mordre et calomnier ; sans vues, sans moyens, sans pudeur et sans patrie24 ». La Révolution chauffant les esprits semble avoir aussi attisé l’impudence des libellistes25. Certes, la tolérance souhaitée par quelques philosophes « éclairés » n’était pas nécessairement suivie par le pouvoir. Tandis que la Déclaration de 1757 punissait de mort ceux qui étaient convaincus d’avoir « composé, fait composer et imprimer des écrits tendant à attaquer la religion, à émouvoir les esprits, à donner atteinte à [l’autorité du roi] et à troubler l’ordre et la tranquillité de [ses] États26 », Malesherbes doutait de l’efficacité de lois aussi punitives concernant un délit difficile à circonscrire, qui ne devrait pas regarder la censure mais la justice criminelle27.
La carrière mouvementée de Simon Linguet dans les domaines du droit et des belles-lettres s’inscrit dans ces transformations concernant les représentations qu’on se faisait des libelles à la fin du siècle. S’il est associé par ses contemporains à l’écriture des libelles, Linguet est loin d’être un petit auteur à gages anonyme, comme on cherchait à stigmatiser les auteurs de libelles. Sa popularité, liée comme on l’a vu à l’importance des causes qui lui ont été confiées, en est une aussi de scandale. En particulier, la complexe « affaire de Bretagne », qui a opposé Caradeuc de La Chalotais, le procureur général du roi au parlement de la province, au commandant en chef des troupes du roi en Bretagne, le duc d’Aiguillon, à propos de la levée des impôts pour le financement de la guerre de Sept Ans, a eu des retentissements considérables (et a produit beaucoup de libelles28). Le fait que Linguet a défendu, à travers le duc d’Aiguillon, les intérêts de Versailles dans cette lutte de pouvoir opposant le parlement de Rennes et le roi n’est pas anodin : l’opinion « éclairée », celle de Voltaire en particulier, considérait La Chalotais (qui avait contribué à l’expulsion des jésuites et représentait la lutte contre le pouvoir centralisateur) comme un héros et un martyr29. Pour Linguet, cette prise de position s’est articulée à une hostilité déclarée à l’égard du parlement de Paris, dont il souhaitait la réforme30. Il n’est pas indifférent non plus que Linguet ait été rayé du barreau dans les mois qui ont suivi le rappel de l’ancien parlement par le jeune Louis XVI, lequel renversait ainsi les réformes du chancelier Maupeou, qui visaient à museler le pouvoir d’opposition du parlement à la volonté royale. Linguet a également défendu (comme Voltaire cette fois) la cause du comte de Morangiès, accusé d’avoir usurpé une importante somme à la famille Verron. Ce procès a soulevé les passions les plus violentes, opposant nobles et bourgeois, et l’avocat du comte devait circuler dans les galeries du palais entouré d’une garde31. Ces succès, interrompus par sa radiation, ne sont pas non plus étrangers à sa carrière littéraire, au contraire.
Au cours de la seconde moitié du siècle, le barreau attirait de plus en plus de jeunes hommes de lettres qui y voyaient un moyen de parvenir. Comme l’a montré David Bell, le barreau de Paris, moins par la tribune oratoire qu’il procurait que par celle des écrits judiciaires, a contribué à l’apparition de la figure grandissante de l’avocat comme représentant autoproclamé de la « voix de la nation32 ». Publiant des mémoires ou des factums (qui étaient moins soumis à la censure que les autres types de publication33) sur des causes célèbres dont ils montraient l’exemplarité et l’importance pour la nation et la justice, ils suscitent en en appelant à elle une « opinion publique » dans une construction très politisée de son lectorat. L’avocat Linguet a lui-même tiré profit de la tribune qu’offrait le barreau pour les gens de lettres cherchant à parvenir : outre les mémoires incriminants mentionnés plus haut, il a également publié un recueil de ses Mémoires et plaidoyers, en sept volumes, en 177334, signe d’une recherche de reconnaissance qui dépasse les seules circonstances dans lesquelles ont été écrits ces factums. Ces mémoires et plaidoyers ne s’adressent désormais plus seulement aux seuls magistrats censés juger d’une affaire précise, mais, largement relayés dans la presse35, ils visent principalement l’« opinion publique », le « tribunal de la nation »36, dans une confusion entre le judiciaire, le politique et le domaine de la « critique », que les nouveaux espaces de publication que sont les périodiques, les feuilles, les brochures, les pamphlets et les libelles permettent de synthétiser37.
Lors de ses déboires avec l’Ordre des avocats de Paris, Linguet s’est constamment dit victime de cette confusion entre le monde des gens de lettres et celui des avocats, subissant la jalousie de toutes parts : « poursuivi au barreau par des vengeances littéraires, inquiété dans la littérature par des haines du barreau38 ». Telle est, selon l’avocat, la cause du « complot » ourdi contre lui : d’une part, l’éclat trop vif de ses succès au barreau, d’autre part, l’esprit de parti et la mauvaise foi des philosophes et des économistes, ont dressé contre lui « un monde entier d’ennemis39 » calomniateurs et injurieux, dont il est légitime qu’il cherche à se défendre :
Si l’on trouvait dans ce mémoire quelque vivacité, malgré mon intention, qu’on songe que je ne fais ici que me défendre […] ; je suis attaqué, je le suis par des voies indignes, je le suis dans mon état, dans mon honneur […]40.
On a vu quelles conséquences a eues cette « vivacité » pour la carrière judiciaire de Linguet : perturbant les usages du barreau, blessant l’honneur ou la sensibilité de ses confrères, l’avocat s’est fait définitivement chasser du monde de la magistrature par un arrêt du parlement daté du 29 mars 1775, et confirmé le 4 avril41. On voit le fossé entre les différentes interprétations formulées à propos d’un même écrit : défense vive mais légitime, d’un côté, libelle diffamatoire et injurieux, de l’autre.
Les « paradoxes » de l’écriture des libelles chez Linguet
Le lendemain du jour où Linguet était rayé du tableau des avocats, paraissait au palais un pamphlet anonyme de l’abbé Morellet, intitulé Théorie du paradoxe42, qui s’employait, à la manière du Peri Bathos de Martinus Scriblerus43, à réduire le paradoxe en art, en s’appuyant sur des extraits des textes littéraires de l’avocat déchu. Morellet s’en est expliqué par la suite dans ses Mémoires :
Je me laissai encore détourner de ce but de mes études, au commencement de 1775, par deux écrits polémiques contre Linguet. Je ne l’ignore pas, quelques personnes m’ont blâmé de mon goût pour la guerre littéraire ; d’autres, plus injustes, m’ont regardé comme un faiseur de libelles ; mais je ne suis point du tout disposé à passer condamnation sur ces reproches, et je crois, au contraire, pouvoir compter parmi mes bonnes œuvres la justice que j’ai faite, en plusieurs rencontres, de quelques ennemis de la raison44.
Auteur, selon lui, non pas d’un libelle, mais d’une œuvre de justice, Morellet a donc vengé ses patrons, Turgot et Trudaine, contre l’auteur du Fanatisme des philosophes (1764), de la Théorie des lois civiles (1767) et de la Réponse aux docteurs modernes (1771), où celui-ci s’attaquait aux théories physiocrates et à la libre circulation des grains en particulier. Morellet s’est employé à remarquer toutes les « extravagances » et les « absurdités » qu’il y a trouvées, n’ayant que l’embarras du choix pour composer, « au bout d’environ quinze jours », sa satire. Mais pour ne pas influencer les juges décidant du sort de Linguet au barreau, Morellet a attendu le lendemain de sa radiation pour faire distribuer sa brochure par les libraires du palais, c’est-à-dire dans le lieu même où l’avocat avait été jugé et interdit d’exercer. On ne pouvait imaginer un meilleur moment ni un meilleur endroit pour faire paraître une satire :
Les amateurs, et surtout les gens du palais s’en pourvurent avec un tel empressement, que huit jours après, je fus obligé d’en faire une nouvelle édition à deux mille exemplaires : ce qui ne fut pas long ; cinq ou six feuilles avaient été gardées toutes composées45.
Sitôt après la publication, un exprès de Versailles est parvenu à Morellet pour l’avertir que le garde des Sceaux souhaitait qu’on différât la publication ; trop tard : la satire avait déjà frappé, censée remettre à sa place un « impudent » dans l’esprit des « gens raisonnables ». « On n’est pas méchant pour être âpre aux méchants »46, dira encore celui que D’Alembert et Voltaire appelaient l’abbé « Mords-les47 ».
Répondant donc à la Théorie des lois de Linguet publiée en 1767, la Théorie du paradoxe démontre, en persiflant, les rouages rhétoriques employés par l’avocat, de manière à invalider toute prise de parole de sa part, en particulier en soulignant l’inconsistance de ses affirmations, et son penchant pour les sophismes :
Pour trouver le paradoxe avec facilité, tant sur les choses que sur les personnes, il ne faut que se persuader d’une grande et importante vérité ; c’est qu’il n’y a point d’objet qui ne puisse être vu de plusieurs manières. L’assertion la plus vraie a un côté faible, et la proposition la plus fausse un côté vrai. (p. 13)
Il en va ainsi des personnes : les tyrans même les plus réprouvés par la postérité ont fait quelques bonnes actions par lesquelles il est possible de les louer. Cette manipulation de la vérité par le discours permet de défendre toutes les positions, ce qui en creux, du point de vue de son accusateur, invalide toute prise de position de Linguet et rend suspecte sa parole en mettant en doute sa sincérité.
Comme le goût des hommes pour les paradoxes vient de leur « avidité » pour la nouveauté (p. 1-2), les avantages de cette figure de discours sont nombreux, contribuant notamment au perfectionnement de l’éloquence. Mais son plus grand avantage est de procurer la célébrité à celui qui le pratique. C’est sur ce point que Linguet est comparé à Jean-Jacques Rousseau, dont les Discours ont souvent été reçus comme des paradoxes48. Morellet reprend là une critique souvent adressée à Linguet (et plus généralement aux sophistes) : celui-ci, comme le citoyen de Genève mais avec moins de science, use du paradoxe par amour-propre et pour se procurer de la gloire49.
Or, Linguet avait déjà répondu à ces accusations d’être un homme à paradoxes, qui selon lui sont mal entendues, non parce qu’elles l’incriminent injustement, mais parce qu’on a tort de penser que les paradoxes sont à proscrire des écrits modernes :
Vous vous récriez contre mes paradoxes. À vous entendre, il semble que mon procès soit fait et ma condamnation consommée, quand vous m’avez lancé ce mot fatal. Mais d’abord, qu’est-ce qu’un paradoxe50 ?
Loin d’être une figure à honnir, le paradoxe est soit une opinion nouvelle, soit une idée incroyable, et dans l’un ou l’autre sens, il n’a rien d’ignominieux. Est-ce qu’une pensée nouvelle est toujours une erreur ? Est-ce qu’une théorie difficile à croire constitue nécessairement un crime ? Par cette défense de son système, Linguet montrait, avant même la satire de Morellet, que ce que l’on nomme paradoxe n’est au fond qu’une nouveauté que l’opinion n’a pas encore admise, et dont il peut s’avérer utile de tenir compte. Il se rapproche là encore de Rousseau, qui écrivait dans l’Émile : « J’aime mieux être un homme à paradoxes qu’un homme à préjugés51. »
Si Linguet est, comme Rousseau, dépeint comme un « homme à paradoxes », cette accusation, contemporaine de ses démêlés avec le barreau, présente cependant pour lui des implications tout autres, parce qu’elle met en jeu la validité de sa parole civique et son honneur. C’est du moins ce que tente de démontrer l’intéressé dans une riposte à la brochure de Morellet, intitulée Théorie du libelle, dans laquelle il se présente comme la victime de la fureur injuste d’un parti uniquement intéressé à défendre non pas la vérité, mais ses propres intérêts. Utilisant la forme dialogique, Linguet met en scène l’abbé Morellet et un certain M. P., qui est pensionné par la « secte » des économistes et mandaté pour écrire un libelle contre Linguet, ce qu’il ne souhaite plus faire après qu’il a lu les livres de celui qu’il était censé attaquer. Cette brochure, dans laquelle Linguet parle de lui à la troisième personne, et fait porter son apologie par la bouche même de celui qui l’avait accusé, montre que, si le « complot » des économistes cherche à le discréditer aux yeux de l’opinion publique, il suffit de le lire pour se détromper de la mauvaise opinion que l’on a de ses écrits.
Aussi bien dans la Théorie du paradoxe que dans la Théorie du libelle, la frontière entre la satire des écrits d’un auteur et celle de sa personne est mince, et souvent franchie, comme celle entre la juste censure et la vengeance outrancière. Linguet est conscient du pouvoir des libelles sur l’opinion publique. Celle-ci est précisément l’enjeu de cette querelle, qui dépasse le seul domaine littéraire, mais concerne aussi l’intégrité morale des belligérants :
Il ne faut pas croire que ce soit une chose indifférente qu’un libelle, ni que, parce que le nombre s’en multiplie journellement, l’art en soit plus approfondi ; l’utilité de cette espèce d’ouvrages est reconnue : les vrais politiques en ont toujours fait une de leurs plus chères ressources. Un libelle lâché à propos peut opérer une révolution, changer, maîtriser les esprits, et perdre un homme sans retour, ce qui a de très grands avantages52.
Dans cette « théorie » (qui est en réalité une pratique), Linguet met en scène d’un côté les hommes à gages qui font les libelles dans l’ombre et de façon anonyme, les pressions financières qui les mettent en œuvre, les procédés injustes, les coulisses de ce qu’il appelle la « secte cabalante, écrivante, intrigante, dirigeante de l’encyclopédisme53 », et de l’autre, la dimension publique de ses propres prises de parole, sa « franchise », son « honnêteté », son caractère « incorruptible » (Théorie du libelle, p. 30).
Pour Linguet, la dénonciation des libelles passe par celle d’un réseau de patrons (la « secte des philosophes ») employant des écrivains mercenaires pour mener à bien leurs campagnes de discrédit. Un « libelle » est ainsi l’émanation d’une volonté organisée de nuire, un contre-pouvoir qui s’arroge les prérogatives des princes, puisque dans l’économie éditoriale d’Ancien Régime, seuls les Grands avaient des auteurs à gages54. En révélant les combinaisons malhonnêtes que ses opposants emploient pour le discréditer aux yeux du public au même moment où il est attaqué par ses confrères du barreau devant les tribunaux, Linguet cherche à montrer que c’est son honneur et non pas seulement ses écrits qui sont mis en cause, et que la satire de Morellet est en vérité un libelle diffamatoire.
Or, cette accusation même s’est retournée contre lui : le 2 avril 1775, un arrêt du Conseil d’État supprimait la Théorie du libelle comme étant
[i]mprimé[e] sans nom d’éditeur, sans approbation et sans permission, et contenant d’ailleurs des injures, des déclamations et des calomnies contre des personnes dignes de l’estime et de la confiance du public ; sa majesté voulant arrêter le cours de ce libelle, et réprimer la licence à laquelle se livrent les auteurs de pareils écrits et les contenir dans les bornes prescrites par les règlements […] fait défenses […] que ledit imprimé sera et demeurera supprimé55.
On constate par cet arrêt qu’il n’est pas nécessaire qu’un texte soit anonyme pour être interdit comme libelle. Dénoncer un « complot » et en dévoiler les rouages ne constituent pas une défense légitime aux yeux de la censure. Plus encore, ce dernier arrêt met en évidence que la catégorie de « libelle », aussi bien dans le champ littéraire que dans celui du droit, ne relève pas uniquement de la forme et du contenu du discours, mais aussi du crédit social des personnes mises en cause : l’écrit injurieux n’est répréhensible que si les personnes attaquées sont considérées comme « dignes de l’estime et de la confiance du public ». Linguet, si fréquemment condamné pour ses libelles diffamatoires, est un « libelliste », non seulement parce que sa personne ou ses écrits correspondent à une typologie prédéfinie, mais surtout parce que ceux qu’il a attaqués ont été jugés dignes d’estime56. Le jugement qui caractérise un texte de « libelle » ne porte pas seulement sur l’écrit, sur les mœurs de son auteur, mais aussi sur le crédit des personnes lésées.
Qu’est-ce qui distingue la Théorie du paradoxe de celle du libelle ? Certes, Linguet s’en prend davantage aux « personnes » (et à davantage de personnes) que Morellet, dénonçant les complots et les machinations dont il est la victime, tandis que l’auteur de la Théorie du paradoxe assure ne faire qu’une censure littéraire, sans s’attaquer à l’auteur. C’est sur ce point qu’il insiste dans sa Réponse sérieuse à M. L**, par l’auteur de la Théorie du paradoxe, en précisant qu’il a fait approuver sa brochure par un censeur et un magistrat, contrairement à son opposant, qui l’a imprimée et vendue clandestinement : « D’après cette différente conduite des deux Ecrivains, on voit bien lequel des deux doit être présumé d’avoir fait un libelle57. » Revenant sans cesse sur la différence qu’il établit entre critique littéraire d’une part et libelles et satires d’autre part, Morellet montre bien que la distinction entre les bons et les mauvais usages du style vindicatif ou mordant dans les querelles littéraires est ténue.
En attaquant la sincérité de Linguet, Morellet cherche aussi à invalider ce qui fait la force de l’écriture vindicative de son adversaire, dont l’outrance dénonciatrice était destinée à emporter l’adhésion de ses lecteurs, comme le représente le personnage de M. P., mis en scène par Linguet, qui ne pouvait que rejoindre sa cause après l’avoir lu. Morellet montre ainsi que, dans le cadre d’une polémique littéraire, la véritable riposte à opposer à la violence polémique n’est pas d’en dénoncer la violence, mais plutôt d’en démontrer les sophismes, voire de prétendre en faire la « théorie ». Cette stratégie semble supposer que l’écriture des libelles repose bien sur des éléments formels du discours (l’outrance, la dénonciation, la mise en scène de la subjectivité, etc.). Cependant, il est significatif que cette invalidation de la parole de l’adversaire par l’exposition de ses procédés rhétoriques puisse être elle-même dénoncée comme relevant du libelle. Cela montre bien la réversibilité des usages de la catégorie du libelle, et les jugements de valeur sur lesquels elle repose : le crédit social des victimes, la licence des auteurs de libelles, ou la sincérité de leur parole. Dans le cadre des querelles littéraires en général, il s’agit peut-être d’arguments parmi d’autres destinés à discréditer la parole de l’adversaire, sans conséquences judiciaires – comme on dit, « de bonne guerre » ; mais dans le cas particulier de Linguet, déjà reconnu coupable d’être l’auteur de libelles, ces accusations ont eu des conséquences beaucoup plus graves : la suppression de sa Théorie du libelle.
Linguet n’a pas répondu à son opposant en publiant une autre brochure. En revanche, il n’a pas cessé pour autant ses combats, notamment contre les « philosophes », les menant sous d’autres formes, et en particulier celle du journal. Pour ses contemporains, il est l’avocat devenu « folliculaire58 », exerçant hors de France, comme son concurrent Thévenaud de Morande59, son action calomnieuse, sur laquelle il était difficile d’exercer la censure. Par exemple, en 1780, les Annales politiques ont été dénoncées au parlement, mais aucune action n’a été prise contre le journaliste, non seulement parce qu’on en craignait les représailles, mais aussi parce qu’il était lu avec plaisir par le roi et la reine60.
Il est significatif que le style vindicatif de Linguet, qui s’est autant attiré des ennemis au sein du barreau et parmi les gens de lettres que des lecteurs enthousiastes et variés, ait trouvé dans la presse périodique son média de prédilection, après en être passé par les longs traités, puis les mémoires et les brochures. Ce resserrement du format de l’imprimé et du temps de la publication, comme la délocalisation hors de France de son lieu de production, sont autant de moyens adoptés par Linguet pour exercer plus librement sa parole polémique.