Revue d’études et de culture parlementaires. Pouvez-vous présenter, à la fois, votre parcours avant d’entrer à l’Assemblée nationale ou au Sénat puis l’expérience professionnelle qui est ou a été la vôtre, à travers différentes fonctions ou services, au sein de chacune des assemblées, voire à l’extérieur de l’institution parlementaire ?
Éric Tavernier. Pour ce qui me concerne, à l’origine, je n’avais pas du tout prévu d’avoir la carrière que j’ai eue. J’ai préparé Normale Sup’, en sortant du bac, avec une khâgne à Louis-le-Grand. Après mon échec au concours de la rue d’Ulm, je me suis réorienté vers Sciences Po Paris où il y avait une préparation aux concours. À l’époque, j’avais réussi le concours des directeurs d’hôpitaux. J’avais aussi passé l’ENA, que je n’ai pas eue. Et puis, j’avais passé le concours des assemblées. Il y avait alors une alternance du concours entre le Sénat et l’Assemblée nationale. C’était l’année du Sénat. J’ai passé ce concours en pensant ne pas l’avoir, et je l’ai eu.
Je suis donc entré au Sénat en 1990 et je n’en suis jamais sorti. Cela fait 35 ans que je suis au Palais du Luxembourg, avec un parcours complètement linéaire au sein de l’administration sénatoriale, et exclusivement au sein de cette administration, ce qui sera certainement de moins en moins le cas à l’avenir pour les jeunes générations d’administrateurs (qui font pour beaucoup des parcours comprenant des passages à l’extérieur et j’y suis très favorable).
J’ai commencé, durant sept ans, à la commission des Finances, avec notamment le dossier des collectivités locales. Cinq ans, ensuite, à la Séance. Puis, comme nous devons faire des mobilités internes dans la mesure où cette administration a une vocation généraliste – les administrateurs sont recrutés à la fois pour travailler en services législatifs mais aussi comme cadres dirigeants de l’administration –, j’ai été chargé de la division de la Sécurité, ce qui englobe le Jardin du Luxembourg. J’ai été responsable de cette division de 2002 à 2006. Après quoi, je suis revenu en commission, à la commission des Affaires sociales, au moment de la création, en même temps qu’à l’Assemblée nationale, de la Mission d’évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (Mecss) que j’ai été chargé de mettre en place. En 2009, j’ai été nommé chef du service de la commission des Finances, puis directeur de la Séance en 2013, directeur général des missions institutionnelles (qui sont, au Sénat, les « services législatifs » de l’Assemblée nationale) en 2016, et secrétaire général en mars 2020.
Damien Chamussy. Si je remonte dans le temps, je vois pour ma part deux choses importantes. D’une part, des origines provinciales, je suis Grenoblois d’origine et quand j’étais jeune, Paris me semblait très loin. D’autre part, jusqu’à un âge assez avancé, je n’avais pas véritablement de vision de ce que j’avais envie de faire plus tard sinon une conviction : je voulais travailler pour l’État, c’est cela qui me motivait.
Comme je l’ai dit, je viens de Grenoble, j’y ai fait Sciences Po et puis je suis parti à l’étranger pendant plusieurs années. J’ai été en Angleterre faire des études de sciences politiques, puis je suis parti au Brésil pendant deux ans. Quand je suis revenu, j’ai suivi les cours de la Prép’ENA, à Sciences Po Paris cette fois, j’ai passé un an à préparer les concours et j’ai réussi celui de l’Assemblée nationale.
À l’Assemblée, j’ai fait toute ma carrière dans les services législatifs. J’en suis tout de même parti cinq ans pour une mise à disposition au service juridique du Conseil constitutionnel, entre 2003 et 2008. Sous cette réserve je suis un pur produit des services législatifs. J’ai passé cinq ans à la commission des Finances, à peu près autant à la commission des Lois, à peu près autant au Conseil constitutionnel donc, puis j’ai été chef de division à la Séance pendant cinq ans, chef de secrétariat de la commission des Lois pendant cinq ans. J’ai été nommé directeur de la Séance et, en septembre 2023, par le Bureau, secrétaire général de l’Assemblée et de la présidence.
Revue d’études et de culture parlementaires. Quelles sont les missions qu’implique votre fonction ?
Éric Tavernier. Il y a un premier niveau de réponse, correspondant à ce qui est inscrit dans le Règlement intérieur. Un secrétaire général, d’un côté comme de l’autre, au Sénat comme à l’Assemblée nationale, assiste le président en séance et assure le secrétariat des deux instances les plus importantes : le Bureau et la Conférence des présidents. Je pense qu’on a les mêmes rédactions dans les deux assemblées. Nous y consacrons un temps assez considérable et donc, il y a, à la fois, une vision sur la séance, sur son bon déroulement, sur l’ordre du jour, la confection du programme d’activité de l’hémicycle, et puis toute l’activité du Bureau qui est, toute proportion gardée, une sorte de conseil d’administration des assemblées.
Nos fonctions, à l’origine, au xixe siècle, ce sont des fonctions qui se sont plus ou moins détachées de celles de directeur ou de membre du cabinet du président de l’assemblée. C’en est, en quelque sorte, le versant administratif. Il est resté un directeur de cabinet qui a une fonction politique, bien sûr. Notre mission, c’est tout le reste, ce qui relève du plan administratif. Voilà la réponse que je ferais.
Après, ce que je vais dire va peut-être paraître un peu vaste et prétentieux en même temps, mais notre rôle, fondamentalement, est de nous assurer que l’administration, au service des assemblées, garantisse le respect du principe fondamental d’autonomie, qui est le corollaire indispensable du principe de séparation des pouvoirs. Nous sommes là pour assurer une expertise, auprès de l’autorité politique, et faire en sorte que nos assemblées respectives puissent accomplir pleinement et en toute indépendance, notamment vis-à-vis de l’Exécutif, les fonctions qui leur sont reconnues par la Constitution, c’est-à-dire voter la loi, contrôler l’action du gouvernement, évaluer les politiques publiques. Je conçois mon rôle comme cela.
Damien Chamussy. Bien sûr, les missions se ressemblent dans les deux assemblées. Éric Tavernier a très justement cadré le champ de nos activités. On peut ajouter que, malgré ce cadre, j’ai l’immense chance, ou nous avons l’immense chance, de ne pas exactement savoir, quand on arrive le matin, de quelle façon la journée va se dérouler. Nous travaillons dans des institutions où l’incertitude est un mode de fonctionnement au quotidien.
La deuxième chose – Éric l’a dit également – est que les assemblées sont aussi, pour ce qui nous concerne en tout cas, des administrations. À l’Assemblée nationale, les services rassemblent un peu moins de 1 500 personnes, fonctionnaires et contractuels, qui sont organisées conformément aux principes de l’administration, avec un organigramme (les choses sont transparentes, il est en ligne sur le site de l’assemblée), des directions, des sous-directions, etc., et qui obéissent aux principes du service public. Le respect de ces règles, le principe hiérarchique, la neutralité, le sens du service public, c’est ce qui fait la qualité de la fonction publique et cette administration, nous nous en occupons au quotidien. Autant que nécessaire. Elle est évidemment précieuse parce que, si nous sommes en haut de l’organigramme, nous ne sommes rien sans cette administration que nous avons le plaisir et l’honneur de « chapeauter ».
Ce sont des administrations d’excellence, extrêmement compétentes, mobilisées, dévouées, qui ne comptent pas leurs heures. Je ne me crois pas obligé de dire ça, je le pense vraiment. Pour toutes les questions que nous avons à régler au quotidien, y compris les questions de procédure qui sont le cœur du métier, nous ne sommes rien sans les personnes qui nous entourent et avec lesquelles nous travaillons de manière collective. Agir seul, c’est l’échec assuré !
Dernière chose peut-être, il y a aussi des attributions qui sont tournées vers l’extérieur et vers l’étranger notamment. Avec Éric, nous sommes membres de l’Association des secrétaires généraux de la Francophonie, de l’Association des secrétaires généraux au sein de l’Union interparlementaire, de l’Association des secrétaires généraux des présidents de parlement de l’Union européenne… Tout ce volet nous permet de dialoguer avec ceux qui ont les mêmes fonctions que nous dans des parlements à l’étranger, pour confronter des expériences, évoquer différents sujets. C’est aussi extrêmement précieux.
Revue d’études et de culture parlementaires. Au regard de l’expérience qui est la vôtre, avez-vous le sentiment que le rôle du secrétaire général a changé, s’est transformé ou vous paraît-il, au contraire, assez semblable ou comparable à ce que vos prédécesseurs ont pu connaître ?
Éric Tavernier. Je crois que ce sont des tâches qui se sont sensiblement étoffées. Pour ce qui est du Sénat, au moins. D’abord parce que l’activité législative y est plus importante. On siège davantage. Ensuite, il y a également une activité managériale qui est considérable. En 1974, pour vous donner un exemple, il y avait 80 administrateurs au Sénat, il y en a aujourd’hui 160 en activité. Ce sont donc des personnes qu’il faut recruter, qu’il faut former, dont il faut organiser la carrière, etc.
À cela s’ajoute aussi une série d’activités que nous n’avions pas auparavant et qui se sont développées ces dernières années : une activité importante en matière de déontologie et de conseil auprès des sénateurs ; une activité d’audit qui, me semble-t-il, n’existe pas à l’Assemblée – nous avons une cellule d’audit, chargée de l’audit interne du Sénat, que je supervise et qui me confère un rôle transversal qui explique que je porte le titre de secrétaire général du Sénat (alors qu’il existe parallèlement un secrétaire général de la questure dont les fonctions sont centrées sur les directions de ressources et moyens). Je suis également haut fonctionnaire de défense et de sécurité, avec des compétences en matière de sécurité, notamment de cybersécurité.
Par ailleurs, l’autorité politique s’appuie toujours beaucoup sur nous. Quotidiennement, le président peut demander une, deux, trois notes dans la journée pour avoir l’assurance de la démarche à suivre au plan juridique, nous interroger sur les voies juridiquement les plus sûres pour répondre à une demande politique. Cela concerne aussi bien la procédure que le statut des élus ou les relations avec les autres organes de l’État. Il ne s’agit pas pour moi de me prononcer en opportunité, mais que les choses soient faites, bien faites, faites le mieux possible.
Pour toutes ces raisons, je dirais que l’activité est aujourd’hui de plus en plus dense.
Damien Chamussy. Comme souvent, nous sommes d’accord. Dans ces missions, dans ce quotidien, pour ce qui me concerne, le législatif occupe une place prépondérante. Donc : l’hémicycle, la Conférence des présidents, le Bureau de l’Assemblée nationale, la présidence sont évidemment la boussole du quotidien. Sur ce quotidien pèse la contrainte du temps que nous subissons de plein fouet : tout va très vite, souvent les questions qui sont posées, les notes qu’il faut produire, les réponses qu’il faut apporter se font dans l’urgence.
Bien sûr, la façon dont il faut exercer ces fonctions a pu varier dans le temps. Elle varie aussi en fonction de la personnalité du secrétaire général. Nous n’avons pas tous les mêmes personnalités, ni forcément la même vision. Elle varie aussi en fonction du contexte, des attentes des autorités politiques qui sont grandes et c’est légitime, il faut s’adapter.
Éric Tavernier. Pour continuer un peu. Nous avons aussi un rôle de garant. Lorsque le président mais aussi des sénateurs ou les groupes ont une interrogation, se demandent s’ils peuvent faire telle ou telle chose, ils peuvent se tourner et ils se tournent assez systématiquement vers le secrétaire général. Je pense qu’on a, comme cela, une certaine autorité, en tout cas, qui s’est façonnée ou qui se façonne de cette manière. Pour le reste, le politique est le politique et chacun joue son rôle.
Revue d’études et de culture parlementaires. Quel regard portez-vous, aujourd’hui, sur les assemblées ?
Éric Tavernier. Sur ce que sont les assemblées, je ne peux émettre un point de vue que sur le Sénat, évidemment.
Il se trouve, comme je le disais, que je suis rentré au Sénat il y a trente-cinq ans, à la commission des Finances, où je suis resté pendant sept ans et où j’étais notamment chargé de tout ce qui était relatif aux collectivités locales. La différence majeure – le jour et la nuit absolus – est qu’on a aujourd’hui des assemblées qui font vraiment du contrôle. Ce que l’on ne faisait pas du tout. Il y a trente-cinq ans, je ne sais pas comment Damien Chamussy le perçoit, mais c’était embryonnaire. Et je ne parle même pas des documents budgétaires ou des relations avec la Cour des comptes. À partir des années 2000, s’est véritablement développée une fonction de contrôle, qui est aujourd’hui une grande partie de l’activité, notamment en commission, dans les délégations, et qui nous donne une responsabilité particulière. Tout cela vient d’ailleurs en contrepoint du discours relatif au Parlement consistant à dire que c’était mieux avant. Sur l’activité de contrôle, la différence est majeure.
Sur la partie législative, nous avons peut-être un regard un peu différent. Mon rôle est de faire en sorte que le Sénat puisse jouer sa partition à sa manière. Il a eu, depuis les années 2000, cet avantage d’être sur un rythme différent de celui de la présidence de la République et de l’Assemblée nationale. Ce qui lui a donné certainement du poids, et pas seulement sur la question du contrôle. Depuis quelques mois, mais ça c’est un peu nouveau, on a aussi un Sénat qui est dans le rôle finalement qui aurait pu être le sien en 1958, en tout cas celui qu’on avait envisagé : être, dans une certaine mesure, un point d’appui pour le gouvernement. Fondamentalement, ma tâche est de permettre à cette assemblée – dans laquelle il y a un esprit souvent de consensus, une volonté très ancrée d’établir à tout le moins des constats partagés, même si les solutions peuvent être différentes en fonction de l’orientation politique – de dégager des positions défendues par le plus grand nombre possible de groupes politiques, ce qui permet à l’institution Sénat d’exister en tant que telle et d’être plus forte dans le débat. Le message que je passe aux fonctionnaires, ceux qui travaillent notamment en commission, c’est d’essayer le plus possible de faire en sorte qu’une commission d’enquête, une mission d’information – je ne dis pas les rapports législatifs, c’est un peu différent – débouchent effectivement sur un travail utile, parce que partagé par l’ensemble des groupes, ce qui donne sa force à l’institution sénatoriale. J’y suis très attentif dans mon travail. C’est un souci constant. C’est une mission que m’a donnée le président du Sénat : la conscience très particulière du rôle que doit avoir le Sénat, qui ne peut pas être le même que celui de l’Assemblée nationale.
Un dernier point, peut-être, est qu’il faut également s’assurer que notre assemblée, le Sénat, reste un lieu de débat, un lieu où on délibère, un lieu où la loi se forme. Pour cela, il faut aussi être très attentif à tout ce qui est communication, développement des réseaux sociaux, avec tous les risques de débordement sur les débats parlementaires. Nous restons un lieu de délibération, de débat et mon rôle est aussi de faire en sorte que cela se passe bien dans l’hémicycle.
Damien Chamussy. L’Assemblée nationale a énormément changé. On n’y travaille plus de la même façon que lorsque j’y suis entré.
Il y a des réformes qui transforment une institution. La révision constitutionnelle de 2008 en est une, il y a un avant et un après. Le Parlement n’est plus le même, ses prérogatives ont été renforcées et cela a produit des effets extrêmement significatifs : le partage de l’ordre du jour et l’engagement de la discussion en séance sur la base du texte des commissions ont changé le Parlement.
D’autres facteurs peuvent faire évoluer l’institution. L’alternance en 2017 a ainsi conduit à ce que les profils et les attentes des députés changent. À partir de là, la réponse que nous devons apporter change aussi puisque notre travail est guidé par un souci constant qui est le service des députés et la satisfaction de leurs attentes. On ne travaille pas pour nous, on travaille pour eux et eux pour les Français. Donc les façons de faire ont changé en 2017. De même, s’agissant toujours de l’Assemblée nationale, l’absence de majorité absolue à partir de 2022 et, plus encore, la tripartition à partir de 2024 ont fait qu’à chaque fois, il a fallu s’adapter à des demandes et des contraintes qui ont évolué.
La fonction de contrôle a beaucoup progressé à l’Assemblée nationale. Le nombre de commissions d’enquête, notamment, a très fortement augmenté, celui des missions d’information également. Il y a vraiment des attentes très fortes et les services ont dû s’adapter, que ce soit en matière de méthodes de travail ou de sujets à approfondir.
Un autre aspect sur lequel les choses ont changé, c’est l’ouverture vers l’extérieur. L’Assemblée nationale, c’est la maison des Français et elle leur est ouverte, de plus en plus d’ailleurs. Les délibérations, y compris en commission – autre changement par rapport à une époque un peu plus lointaine –, sont retransmises en direct. Les portes de l’Assemblée nationale sont ouvertes au public, nous accueillons environ 200 000 visiteurs par an et ce chiffre va encore augmenter. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que prochainement va débuter un grand chantier, qui ne s’achèvera qu’en 2028, de restructuration des espaces d’accueil du public et de création de nouveaux espaces de médiation. C’est un chantier architectural et politique : les Français doivent pouvoir venir à l’Assemblée nationale et quand ils y viennent, ils doivent y être bien accueillis, ce qui s’y fait et ce qui s’y passe doivent leur être expliqués.
Revue d’études et de culture parlementaires. Justement, comment percevez-vous cette ouverture du Parlement vers l’extérieur et, plus précisément, l’étude ou l’observation du Parlement par des regards extérieurs (qu’il s’agisse de la presse, des chercheurs, des universitaires…) ?
Éric Tavernier. Damien a utilisé une expression avant le début de notre conversation : « cela nous permet de mieux comprendre ce que nous faisons ». Je la reprends volontiers. Les travaux de recherche, par exemple, nous apportent des connaissances et une analyse que nous n’avons pas toujours dans une activité qui est extrêmement prenante. Avoir, de temps en temps, quelqu’un qui nous aide à remonter aux racines de telle ou telle mesure, à souligner pourquoi à un moment donné on a fait les choses de cette manière, utilisé tel article de la Constitution… Cela est, pour nous, extrêmement précieux. Lire un développement académique sur des sujets comme ça nous permet de mieux comprendre les gestes que nous effectuons au quotidien.
Et puis, l’inverse doit être vrai. Je pense que l’on peut aussi vous apporter beaucoup sur la compréhension d’une matière vivante comme le droit parlementaire, sur la connaissance fine des pratiques, parce que, là encore, s’il y a vraiment un domaine dans lequel les pratiques prévalent, c’est celui-là. On est parfois frappé de voir qu’un article peut, dans certains cas, passer à côté d’une question parce que l’auteur exagère la signification de telle ou telle phrase du Règlement sans tenir compte de la pratique qui est derrière et qui, s’il en est tenu compte, oriente différemment l’analyse.
Damien Chamussy. « L’extérieur » est toujours utile dans nos activités. Les partenaires extérieurs, qui sont-ils ? Les regards extérieurs, quels sont-ils ?
Il y a évidemment les médias. Je ne suis pas un interlocuteur des médias. Il peut m’arriver, bien évidemment, d’avoir un travail d’explication à faire ou des renseignements à fournir mais s’agissant de l’action politique, les bons interlocuteurs, ce sont les responsables politiques, qui ont le monopole de l’interprétation de leurs faits et gestes. Il n’en est pas moins vrai que nous vivons sous le regard des médias qui rapportent les travaux parlementaires aux Français, j’y reviens toujours. Nous avons d’ailleurs, à l’Assemblée nationale comme au Sénat, une chaîne de télévision créée pour rendre compte des travaux parlementaires.
Autre regard extérieur, les universités. Si nous dialoguons ensemble aujourd’hui, à l’issue de cette quatrième édition des « Rencontres Parlement/Université » que vous animez, c’est bien que nous leur accordons de l’importance. On gagne beaucoup à échanger, vous apprenez des choses et nous en apprenons. J’ai dit tout à l’heure à l’un de vos collègues, Éric y a fait allusion, qu’en le lisant, j’avais mieux compris ce que nous avions fait : vous avez cette capacité à contextualiser les choses, à les problématiser, ce que parfois on ne fait pas parce qu’on est emporté par le temps. Nous parlions alors des sanctions disciplinaires : remonter au xixe siècle, retrouver les bases textuelles qui sont à l’origine de celles que nous appliquons aujourd’hui, observer les évolutions, tout cela est très intéressant.
Les autres sources extérieures se trouvent peut-être au-delà des frontières. Éric et moi fréquentons ensemble quelques enceintes internationales qui sont très utiles. Par ailleurs, j’accompagne toujours avec intérêt la présidente de l’Assemblée nationale à l’étranger lors de certains de ses déplacements car lorsque l’on travaille avec nos homologues, ça ne laisse jamais indifférent. L’extérieur, de manière générale, nous rend plus intelligents.
Éric Tavernier. On n’est jamais intelligent tout seul et notre métier n’est pas solitaire. Nous sommes bien entourés, par des gens de confiance. Dans nos métiers, on s’appuie beaucoup, je m’appuie beaucoup sur le directeur général et sur la directrice de la séance, sur le directeur des commissions. Je ne prends jamais une décision tout seul. Même pour une note, je la fais relire, je la travaille, je la retravaille, encore et encore. Surtout dans ces matières-là où l’on est quand même au contact du politique, on ne peut pas se permettre de faute de carre. Il faut donc faire très attention à ce que l’on dit, d’autant que l’autorité politique nous fait confiance. On ne peut pas trahir cette confiance et c’est un travail à plusieurs.
Damien Chamussy. Le travail collectif – vous le savez – est d’une grande richesse. Rétrospectivement, je me rends compte que c’est au Conseil constitutionnel que j’en ai pleinement pris conscience. Vous me direz peut-être que comme j’y suis allé au bout de dix ans de carrière, il était temps… Mais, au Conseil constitutionnel, il y avait, à l’époque, un service juridique composé de trois personnes : un magistrat judiciaire, un magistrat administratif et un fonctionnaire de l’Assemblée nationale. Il s’est depuis étoffé. Les décisions étaient préparées, au moins en partie, par le service juridique, nous passions des heures autour d’une table à relire à voix haute, à scruter le moindre considérant, le moindre mot, à faire des suggestions, etc. J’ai appris là-bas ce qu’était le goût et l’esthétique du travail collectif et, surtout, la sécurité qu’apportent des regards croisés : c’est essentiel pour une institution comme le Conseil constitutionnel qui rend des décisions sur le siège et qui s’imposent à l’ensemble des pouvoirs publics. Il ne faut pas se tromper, c’est impossible, l’erreur n’est pas autorisée.
Or, dans nos activités quotidiennes aussi, à l’Assemblée nationale, au niveau où nous sommes, l’erreur n’est pas permise. Bien sûr, nous ne sommes pas infaillibles, mais il faut sécuriser les procédures au maximum. Nous avons, nous aussi, des circuits de relecture, avec le directeur général des services législatifs, avec le directeur de la séance et ses collaborateurs, éventuellement avec d’autres en fonction des sujets car c’est important d’être porteur d’une réponse collective, d’une réponse qui a mûri, qui s’est enrichie des avis des uns et des autres.
Après, dans le tête-à-tête que nous pouvons avoir avec nos interlocuteurs, au premier chef le président ou la présidente, on ne dit pas « je ne sais pas ». On peut dire éventuellement « j’ai besoin de réfléchir », mais quand on dit cela il faut ajouter : « néanmoins, je pense que… ». Le Parlement demeure un lieu de l’instantané et lorsqu’une question surgit, lorsqu’une crise surgit, il faut y répondre.
Éric Tavernier. Tout l’art de notre métier est là. C’est cette combinaison. À la fois, être très rigoureux, et c’est vrai que nous ne sommes pas seuls et que c’est tout un travail de réflexion. Modulo, quand même, quelque chose qui vient totalement contrecarrer tout cela qui est que nous sommes très souvent dans un travail d’urgence, où – on en revient au début de la conversation – on ne sait jamais, quand on commence une journée, comment elle va se terminer, ni à quelle heure. Chaque jour, je sais à peu près à quelle heure j’arrive, je ne sais jamais à quelle heure je repars. Qu’il y ait une séance ou pas.
Je vais vous donner un exemple tout simple. Tout ce qu’on vient de dire, toutes les belles paroles qu’on vient d’avoir sur la préparation, sur le travail très fin qu’on peut faire, on va l’avoir par exemple quand on sait qu’une séance va être compliquée. Le débat sur les retraites – je pense que c’est la même chose à l’Assemblée nationale – avait été hyper préparé et on avait réponse à tout. Ce n’est pas tellement ce que je crains. Ce que je crains, c’est la séance qui, a priori, est totalement anodine et, tout d’un coup, un événement imprévu arrive en séance. Tout peut s’effondrer en trente secondes, parce qu’il y a l’initiative inattendue d’un parlementaire, parce qu’il y a tout à coup une question, quelque chose qu’on n’avait pas vu venir, parce qu’un amendement qui n’aurait jamais dû être adopté est adopté, et qu’on n’a pas forcément envisagé la suite, etc. Dans ces cas-là, nous sommes saisis par une extrême urgence. Et là, il faut pouvoir prendre la bonne décision et, si possible, ne pas se tromper. Tout n’est pas le fruit d’un long mûrissement. On a aussi énormément d’imprévus dans la gestion quotidienne…
Damien Chamussy. Mais la qualité de la réponse spontanée sera d’autant plus élevée que le mûrissement aura été pratiqué sur les autres sujets…
Éric Tavernier. Exactement. C’est tout à fait ça.
Damien Chamussy. Après, il y a effectivement des questions qui peuvent surgir. Moi, j’ai pour principe qu’il faut toujours répondre. Si on a un peu de temps, je dirais à mon interlocuteur : voici la réponse, mais je vais quand même aller la vérifier. En revanche, il y a effectivement le temps de la séance publique, où là, l’instantané, l’immédiat peut surgir. Alors, à force, on finit par avoir une sorte de sixième sens qui nous permet parfois d’anticiper l’arrivée d’une difficulté. Il y a des signes qui ne trompent pas, lorsque l’on voit que le Règlement commence à circuler sur les bancs, que les mines deviennent soucieuses ou que le ton monte, toutes ces attitudes qui nous laissent penser qu’un problème va surgir. « Au plateau », comme on dit, il faut répondre immédiatement. Mais, même là, nous ne sommes jamais seuls.
En séance, il y a les huissiers, les agents, le compte rendu, la division des lois et la division de la séance bien sûr, un chef de division et un administrateur qui sont reliés informatiquement à nos précédents, dont vous savez à quel point ils comptent en droit parlementaire. Quand je suis revenu du Conseil constitutionnel, j’avais une vision très claire de la hiérarchie des normes : il y a la Constitution, après il y a les lois, après il y a le Règlement. Et, à l’époque, quelqu’un m’avait dit : « Tu n’as rien compris. Il était temps que tu quittes le Conseil constitutionnel. Au sommet, il y a les précédents. Puis le Règlement et si tu ne trouves pas de réponse, tu peux aller voir en dessous, c’est-à-dire la Constitution. » Évidemment, ça ne se passe pas comme ça et nous appliquons, je vous rassure, la hiérarchie des normes telle que vous l’enseignez à vos étudiants. Mais cette anecdote est révélatrice de l’importance, pour le droit parlementaire, du Règlement et des précédents qui jouent un rôle extrêmement important. Nous en sommes la mémoire, mais nos ordinateurs nous aident aussi à avoir de la mémoire… Et les administrateurs, qui sont à nos côtés, nous aident à faire face à toutes les situations.