Au moment où s’achève l’année 2024, la France traverse une crise politique inédite dont les symptômes furent une dissolution et l’adoption d’une motion de censure. Ces derniers mois témoignent du fait qu’une autre répartition du pouvoir est possible au sein de la Ve République1. Face à l’accoutumance du phénomène majoritaire qui s’est inscrit, depuis 1962, comme la trame narrative d’une pièce de théâtre dans laquelle l’opposition « s’oppose » et la majorité « soutient », l’Assemblée nationale se trouve orpheline de ses repères traditionnels. Chaque camp propose des solutions censées mettre en branle une machine parlementaire enrayée. Pour certains, il s’agirait d’une « coalition d’intérêt général ». Pour d’autres, l’idéal serait une destitution, une démission volontaire du président voire un changement de constitution. En bref, aux grands maux les grands remèdes…
Ce qui se joue ne modifie en rien la Constitution de 1958 ni la délégitime de facto2. Au contraire, celle-ci n’a jamais été autant mobilisée (nous avons redécouvert les articles 12 et 50, longtemps mis en sommeil). Ses virtualités parlementaires sont dévoilées (invalidant, par la même occasion, le qualificatif trompeur de « semi-présidentiel3 »). De plus, les tourments politiques actuels sont aussi liés à des effets électoraux inattendus. En tout état de cause, le contexte de crise politico-institutionnelle dans lequel nous sommes plongés révèle un nœud gordien : « l’incapacité du parlementarisme français à composer avec un gouvernement dépourvu de majorité absolue4 » en raison d’un habitus présidentialiste. Or, « les mœurs parlementaires doivent s’adapter à la formule gouvernementale, fût-elle [sic] atypique5 ».
Ce détour par l’actualité nous invite à constater qu’une analyse des aléas parlementaires « ne peut pas être comprise et éclairée par le droit replié sur lui-même6 ». Il existerait une part de transcendance ou, tout du moins, des principes politico-culturels et des valeurs qui orientent le droit applicable. Comme le sous-entend le nom de la revue qui accueille cette contribution, une valorisation des approches culturelles du droit est de nature à apporter des clés de compréhension de la démocratie contemporaine et de ses mutations. À cet égard, les vicissitudes que l’on observe depuis le second quinquennat d’Emmanuel Macron ont encouragé certains commentateurs à appeler de leurs vœux l’éclosion d’une « culture du compromis », prétendument étrangère à la tradition française7. La bonne santé démocratique serait donc tributaire d’un état d’esprit voire d’une psychologie politique.
Admettons que le concept de « culture » renvoie traditionnellement à l’ensemble des manières de voir et de faire qui déterminent le comportement d’un individu et d’un groupe8. Qu’il s’agisse de coutumes ou de convictions, ce processus englobe un ensemble structuré de croyances inhérentes à l’organisation sociale et politique d’une communauté9. Cet ensemble de représentations éparses rassemblées au sein du concept de « culture » favorise l’épanouissement de propriétés juridiques propres à chaque système parlementaire. Dans une perspective anthropologique, la collectivité humaine agit au regard de codes qui sont intériorisés et perçus comme obligatoires. Autrement dit, la polysémie du concept, qui se réfère autant à un savoir qu’à des attitudes, souligne sa nature multidimensionnelle et complémentaire (le « savoir » influence les « comportements » et ces derniers sont le reflet d’une connaissance commune qui unifie un groupe social donné au sein duquel les attitudes sont relativement « réglementées »). En dépit du fait qu’il a longtemps été cantonné aux champs anthropologique et sociologique, le concept de « culture » entretient donc des affinités avec le droit en raison de sa portée normative10.
Deux observations confortent la pertinence d’une analyse du parlementarisme à l’aune d’une approche culturelle du droit constitutionnel :
D’une part, cette approche entre en résonance avec la question des sources du droit. Le régime parlementaire s’est historiquement établi par des pratiques, constitutives d’un droit non écrit. Outre-Manche, ce phénomène est si emblématique « que la distinction du droit politique et des mœurs publiques paraît souvent diffuse. La notion même de constitution est, en Angleterre, le fruit de cette promiscuité des règles d’organisation de l’État et des principes de la vertu civique11 ». Le droit constitutionnel britannique est, en ce sens, une « traduction politico-juridique d’une culture et non pas d’un système structuré autour d’une somme de règles abstraites supérieures à d’autres, à un instant donné dans la vie d’un État12 ». Ces considérations n’épargnent pas non plus le constitutionnalisme écrit. En France, sous la Restauration, il y avait certainement « au-delà du jeu de techniques multiples, un ensemble de conditions psychologiques et sociales, nécessaires à l’épanouissement, toujours fragile, jamais complètement acquis, du régime parlementaire13 ». C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de « prendre en compte aussi bien l’histoire des représentations constitutionnelles que celle des faits constitutionnels, qui ne se déroulent pas au même rythme14 ».
D’autre part, le Parlement est l’institution au sein de laquelle s’exprime la démocratie représentative. Or, « en France, le mot “parlementarisme” a fini par renvoyer à une conception de la souveraineté parlementaire inspirée des idéaux autonomiques de la révolution française (la souveraineté nationale)15 ». Bénéficiant d’une charge symbolique, le Parlement se trouve associé à des imaginaires dans lesquels chacun y investit du sens. « La nouvelle sacralisation de la nation16 » va l’auréoler d’une aura exceptionnelle. L’historiographie a d’ailleurs façonné une mémoire partagée dans laquelle le législatif occupe un rôle fondamental17. En créant des mythes qui inscrivent l’histoire parlementaire dans le temps, « la Révolution n’a pas seulement donné du rêve aux Français, elle a cherché les fondements de sa légitimité dans la geste de ses origines18 ». De plus, la fonction tribunitienne du Parlement, qui s’exerce sous le regard du public19, met en scène « une confrontation rationnelle de points de vue discutés dans le respect de formes préétablies et d’usages communs20 ». Or, c’est l’analyse et la compréhension de ces formes juridiques et l’évolution des usages (au sens de mœurs) qui constituent une diversité de cultures parlementaires qui se complètent ou qui s’affrontent entre elles. En raison du pluralisme idéologique, de la pratique de l’art oratoire et de l’antagonisme entre la majorité et l’opposition, la discussion parlementaire donne lieu à une théâtralité. Malgré son institutionnalisation par le droit21, la délibération s’apparente à « une bataille, un face-à-face où le texte [en discussion] devient prétexte à la manifestation d’un rapport de forces. Dans le champ clos de l’hémicycle, l’affrontement est ordonnancé selon un rituel bien établi. Mais loin de l’atténuer, ce cérémonial semble encadrer et entretenir la conflictualité. L’hémicycle est un lieu de tension, comme en témoignent les attitudes et les éclats de voix des protagonistes. La notion de discussion ne rend pas compte de ce processus où la spontanéité et la violence sont bien présentes, où les corps expriment parfois crûment les émotions ressenties22 ».
La démarche culturelle invite à comprendre différemment l’évolution du droit parlementaire. En premier lieu, elle permettrait de réintroduire l’institution parlementaire dans son historicité. Par nature, une culture, fût-elle parlementaire ou constitutionnelle, se façonne dans un contexte évolutif rythmé par des événements sociopolitiques qui sont parfois indépendants du formalisme juridique23. L’équilibre établi entre les pouvoirs prend en compte les succès et les erreurs du passé. Il ne s’agit pas de céder à une forme d’historicisme, mais plutôt d’appréhender l’évolution de l’institution parlementaire à travers le temps. Pour saisir les mutations qui la traversent, il est utile « d’éviter l’idéalisme juridique en pensant les concepts dans leurs contextes réels24 ». Depuis 1949, la rationalisation juridique et la culture du compromis du parlementarisme allemand ne peuvent être comprises si on néglige le traumatisme causé par l’échec de la République de Weimar, lorsque le personnel politique fut incapable de faire vivre l’expérience démocratique25. À l’inverse, le droit écrit apporte parfois la preuve de son impuissance face à l’irréductibilité de cultures parlementaires profondément ancrées dans les mentalités. La prétention du droit écrit à régir entièrement le jeu institutionnel est souvent démentie par la réalité politique. Cette dernière révèle des permanences historiques face auxquelles se heurte la volonté de changement. Alors que certaines dispositions de la Constitution de 1946 visaient à contenir l’effervescence parlementaire, elles ne furent, en réalité, que des « barrières de papier26 » parce que les hommes politiques de la IVe République appréhendaient le fonctionnement institutionnel en se référant aux conceptions « républicaines » de la IIIe République27. Ces réflexions restent d’actualité étant donné que la Ve République s’appuie sur « une véritable constitution conventionnelle […] qui ne se laisse guère discerner à la simple lecture du texte28 ».
En second lieu, la démarche culturelle offrirait un instrument supplémentaire à la méthode comparatiste. Si les régimes parlementaires européens partagent des traits caractéristiques communs, la pratique est parfois déterminée par des paradigmes politiques qui leur sont propres. Une culture parlementaire est ainsi tributaire des singularités nationales – il est donc « vain de chercher une méthode juridique unique d’analyse des parlements » puisque celle-ci « n’existe pas »29. Sans pour autant céder à un ethnocentrisme propice au relativisme, il s’agit de replacer le droit formel à sa juste place tout en reconnaissant qu’il ne se suffit pas à lui-même pour décrire les phénomènes constitutionnels. Tous les régimes parlementaires européens vont être structurés autour de concepts (« la responsabilité politique », « la majorité parlementaire », « la dissolution », etc.) ou vont mettre en œuvre des règles juridiques similaires. Or, ce n’est pas pour autant que les systèmes institutionnels seront identiques. Adossé aux représentations auxquelles il se rattache, le droit parlementaire est ainsi le produit de processus sociaux et politiques qui méritent d’être pris en compte. Par exemple, la France et les pays scandinaves (la Norvège et le Danemark) sont des pays régis par un parlementarisme négatif où s’applique une présomption de confiance dont se prévaut le gouvernement. Un tel mécanisme juridique favorise les gouvernements minoritaires. Notre pays a fait la démonstration de son incapacité à composer avec cette formule gouvernementale. Si les Scandinaves réussissent là où nous échouons, cela s’explique par des ressorts culturels évidents30.
De ce fait, il n’y aurait pas « une » culture parlementaire, mais « des » cultures parlementaires propres à chaque système constitutionnel et à chaque groupe social. En reconnaître la pluralité ne nous interdit pas pour autant d’en déterminer des éléments caractéristiques. En gardant à l’esprit que « le rôle du Parlement dépend largement de la volonté des parlementaires eux-mêmes31 », notre démarche consiste à décrire un mouvement circulaire : les règles de droit positif font évoluer les pratiques (constitutives de cultures parlementaires). En même temps, les comportements (se référant à des valeurs, à des croyances et à des représentations politiques) orientent également l’application du droit.
Par conséquent, nous nous intéresserons à la manière dont un groupe donné ou un acteur du jeu parlementaire perçoit l’institution dans laquelle il évolue (I). La manière dont sont compris (au sens d’interpréter) les énoncés juridiques reflète également les traits d’une culture parlementaire (II).
I. Culture parlementaire et culture politique : l’incidence comportementale du cadre juridique
Par une lecture négative, il convient de différencier le concept de « culture parlementaire » de celui de « culture politique ». Ce dernier renvoie à l’« ensemble de représentations, porteuses de normes et de valeurs, qui constituent l’identité des grandes familles politiques32 ». En s’appuyant sur des codes culturels de comportements, il véhicule « une histoire et une mémoire collective plus ou moins élaborée et plus ou moins intériorisée33 ».
Schématiquement, la culture parlementaire entretient des affinités avec la culture politique, mais ne s’intéresse qu’aux mœurs politiques et aux mises en forme du pouvoir dans l’institution parlementaire34. Générant un sentiment d’appartenance qui trouve son origine dans un processus de socialisation sociale et militante, la culture politique fait écho à des familles de pensées idéologiques souvent institutionnalisées par les partis politiques. Elle n’est pas réductible à une culture parlementaire puisque les stratégies au Palais-Bourbon et au Palais du Luxembourg peuvent diverger de celles qui sont conduites par la direction des partis politiques. Certaines sont inhérentes aux fonctions mêmes du Parlement, d’autres sont surtout liées à la conquête du pouvoir et à la légitimation d’un corpus doctrinal dans la société. En outre, la culture politique subit une mutation, en tant que culture parlementaire, au contact des règles juridiques35. Par exemple, un parti contestataire, traditionnellement éloigné du pouvoir, va se « normaliser » en se coulant dans le moule institutionnel36. Le droit transforme les modalités d’expression qui sont progressivement ordonnées autour d’arguments juridiques tirés de la Constitution et du Règlement de l’assemblée. Autrement dit, « le devoir d’allégeance et de loyalisme des partis à l’endroit de l’ordre légal est l’envers de leur légitimation37 ».
Pour déterminer les traits caractéristiques des cultures parlementaires, il convient de se référer aux représentations et aux images qui fondent l’institutionnalisation du Parlement. La conception que les parlementaires se font du rôle de l’assemblée (« la façon dont ils pensent le Parlement ») transparaît à l’aune de leurs discours et de leurs comportements fondés en droit (A). La perception de leur propre rôle (« la façon dont ils se pensent au sein du Parlement ») est mise en lumière par certaines pratiques idéologiques (B). Parmi les protagonistes de la vie parlementaire, certains occupent des fonctions spécifiques qui participent à inscrire le droit parlementaire dans une tradition juridique (C).
A. L’image symbolique du Parlement façonnée par le droit
Aux origines de la Ve République, deux cultures parlementaires se sont affrontées. La Constitution de 1958 a abouti à une rupture dans l’histoire du parlementarisme français : les ambitions premières des rédacteurs, partisans d’un renversement des légitimités, visent à mettre fin au « parlementarisme absolu » qui avait mené à sa perte les deux Républiques précédentes. Pour reprendre les termes de Michel Debré, énoncés dans son discours devant le Conseil d’État, il s’agissait de « briser les mauvaises habitudes », grâce à un droit formel. Or, ces habitudes sont le reflet d’une culture républicaine, façonnée à la fin du xixe siècle, qui se retrouve à la gauche de l’hémicycle. Historiquement, « toute tentative pour remettre en cause la prépondérance du Parlement dans les institutions ou pour renforcer l’exécutif afin de lui redonner un peu d’efficacité [était] assimilée à un attentat contre la République38 ». Même en 1958, certains opposants au général de Gaulle soupçonnaient « tout plaidoyer pour l’exécutif d’être, en fait, une entreprise contre la liberté … ce qui a conduit certains au refus de voter l’investiture du général de Gaulle, c’était moins le contenu constitutionnel et technique des réformes qu’il préconisait que le climat préfasciste ou les rumeurs de putsch militaire qui accompagnaient son retour39 ». Dans le sillage de la réflexion menée par le général de Gaulle s’est imposée une culture parlementaire « gaullo-consulaire40 » qui néglige la place du Parlement dans la conduite des affaires publiques. Certes, le droit a entériné cette grille de lecture, mais elle a également été mise en pratique par les acteurs qui y ont adhéré. En témoigne la docilité volontaire des députés gaullistes rapidement affublés du terme de « godillots ». Au sein du camp gaulliste, « le temps de l’Union pour la Nouvelle République fut celui d’un retour à une discipline exigeante » puisque « les liens étaient alors très forts entre le pouvoir, le parti et les groupes », pour garantir la domination de l’exécutif41. C’est à l’occasion de la survenance de conflits constitutionnels que les divergences relatives à la place du Parlement dans l’économie institutionnelle transparaissent clairement. Lors de la controverse de 1962, le sentiment que les droits du Parlement sont piétinés est flagrant dans la rhétorique parlementaire. En se référant à l’article 89, Gaston Monnerville joue le rôle de gardien de la Constitution42. Lorsque la motion de censure est discutée contre le gouvernement Pompidou, le 4 octobre 1962, Paul Reynaud invoque le prestige bafoué du Parlement43. Malgré cette levée de boucliers, le droit a réussi à provoquer « une mutation beaucoup plus radicale qui touche aux fondements intellectuels et politiques de l’ancien parlementarisme et de l’ancienne conception du pouvoir exécutif44 ». Dès lors que la gauche se rallie à la Ve République sous l’égide de François Mitterrand, la culture parlementaire des socialistes épouse celle qui avait été imposée par leurs prédécesseurs. Les nouvelles institutions empêchent de se référer à une culture parlementaire « républicaine » : le mitterrandisme de 1981 s’est acclimaté au présidentialisme jadis honni par l’auteur du Coup d’État permanent. Les députés se mettent au service du programme présidentiel (et non plus législatif) dont le mot d’ordre exhorte à changer la vie45. Effectivement, « le président peut compter sur un parti où la discipline constitue une norme forte et ancienne [qui] remonte aux origines de la SFIO46 ». Le Parti socialiste étant instrumentalisé par le pouvoir, la maîtrise de ses instances dirigeantes et de son bureau exécutif par François Mitterrand renforce la mise au pas d’une majorité parlementaire consciente que sa victoire procède de celle de son premier secrétaire à l’élection présidentielle. Comme le relève Philippe Raynaud, « le style de gouvernement a changé, du fait notamment du rôle important joué par un Parti socialiste […] qui avait gardé une certaine culture parlementariste47 ». Toutefois, celle-ci ne se défait pas de « quelques aspects “autoritaires” de la tradition révolutionnaire48 », qui renforcent les travers de la Ve République.
De plus, l’Assemblée nationale et le Sénat font vivre en leur sein une culture parlementaire relativement distincte. Il prévaut au Palais-Bourbon une culture parlementaire de l’affrontement. Le mode de scrutin, la bipolarisation et le « parlementarisme négatif » (qui suppose une faible légitimation du gouvernement) favorisent une radicalisation des rapports entre l’opposition et la majorité. Depuis plus de soixante ans, la pratique politique « n’a pas su durablement civiliser la démocratie majoritaire49 ». La mise en scène du conflit et l’intransigeance idéologique produisent des conséquences politiques, comme le refus des coalitions et de toute logique partenariale entre les forces politiques. À l’inverse, la fonction modératrice, assignée au bicamérisme, incite les sénateurs à défendre une image radicalement différente de leur institution. Mettant en œuvre « une stratégie de légitimation », le Sénat est attentif à « se présenter au monde au regard des attentes légitimes qui lui semblent être celles de son rôle50 ». Cette aspiration à préserver une singularité sénatoriale connaît des traductions juridiques. Les sénateurs codifient parfois des procédures, qui sont étrangères à la chambre basse, dans leur Règlement (à l’instar du temps législatif concerté). Au contraire, ils vont davantage se fier au droit non écrit, qu’ils jugent plus conforme à leur ethos51.
B. L’image symbolique de la figure du parlementaire façonnée par l’idéologie politique
La culture parlementaire révèle également les conceptions morales et politiques à l’aune desquelles les parlementaires envisagent leur propre rôle en tant qu’élus incarnant la nation (ou plutôt, au vu des évolutions de la représentation politique, en tant qu’élus représentant leurs électeurs52). Il va de soi qu’être dans la majorité ou dans l’opposition n’impose pas les mêmes attitudes53. Subordonnée aux cultures politiques, cette perspective fait aussi écho à l’habitus qui se déduit de l’appartenance à une famille politique. En ce sens, « le bain culturel dans lequel l’individu est immergé serait le noyau dur de l’explication des comportements politiques54 ». Les postures sont de nature à enrayer la machine législative et peuvent contrevenir à une certaine courtoisie républicaine. Là encore, l’actualité illustre une évolution des pratiques depuis le début de la XVIe législature. Analysant l’ambiance survoltée qui a accompagné le débat sur les retraites en 2023, Jean-Félix de Bujadoux dessine les contours de la culture parlementaire du groupe d’opposition La France insoumise. Il évoque « une stratégie au style souvent outrancier, mais efficace du point de vue des objectifs poursuivis, faite notamment d’interventions destinées autant – sinon davantage – à être relayées sur les réseaux sociaux qu’à contribuer à l’écriture commune des textes de loi55 ». Lorsqu’ils s’investissent dans le travail parlementaire, les députés mélenchonistes préfèrent adopter la position du « militant qu’ils ont été et qu’ils demeurent en partie » parce qu’ils savent que « leurs véritables interlocuteurs sont hors des murs du Palais Bourbon56 ». Par voie de conséquence, ces stratégies rejaillissent sur l’image de l’institution57. Pour que celle-ci ne soit pas excessivement écornée, la transgression comportementale est juridiquement sanctionnée. Le droit parlementaire disciplinaire intervient ainsi « pour assurer la continuité de la représentation politique, c’est-à-dire pour empêcher que, par une multiplication de comportements, certes individuels, le Parlement ne soit dans l’incapacité d’assurer ses fonctions représentative, législative et de contrôle politique58 ».
C. Les gardiens de la tradition parlementaire
Certains acteurs politiques remplissent des fonctions spécifiques qui leur permettent de promouvoir leur vision du parlementarisme. En France, les présidents des Assemblées jouent un rôle primordial « dans la construction d’une culture et d’un imaginaire de la vie parlementaire59 ». Sous la Ve République, Philippe Séguin a imposé un style emblématique en impulsant de nombreux changements : la limitation du temps de vote pour éviter l’absentéisme, la publicité des travaux en commission, le rééquilibrage du temps de parole entre les députés et les ministres lors des questions au gouvernement, etc.60. Outre les incidences institutionnelles qui en découlent, cette ambition réformatrice est également motivée par « son souhait de faire de l’Assemblée “une maison ouverte”, c’est-à-dire davantage tournée vers l’extérieur, mais aussi un lieu d’instruction permanente ». À ses yeux, « il est fondamental de veiller à l’image du Palais Bourbon61 ». Depuis 2022, Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale, s’est régulièrement présentée comme la protectrice des droits du Parlement contre un gouvernement peu soucieux des procédures et de la sincérité du débat parlementaire62. Par-delà la personnalité de ceux qui occupent le perchoir ou le plateau, ils mettent aussi en lumière les propriétés normatives d’une culture parlementaire, issue de la tradition, et sont, en ce sens, les « gardiens » d’un droit constitutionnel non écrit produit par la pratique qui en est faite. De tout temps, « en raison de l’absence ou de l’insuffisance des textes écrits, ils prenaient l’habitude de se référer aux “usages de maison63” ». Assimilés à des « autorités morales », ils peuvent « non seulement écarter l’application d’un précédent, mais aussi se fonder sur un précédent contraire à celui que les fonctionnaires parlementaires leur ont suggéré64 ». Outre-Rhin, le rôle accordé aux secrétaires d’État parlementaires (parlementarische Staatssekretäre) illustre, dans une certaine mesure, une culture parlementaire allemande qui légitime l’importance politique du Bundestag dans la détermination du programme gouvernemental. Élus en son sein, les secrétaires d’État parlementaires sont associés à un ministre sans pour autant être membres du cabinet. Il leur revient la tâche de le « soutenir dans ses fonctions de direction politique et d’assurer un contact permanent avec les diverses instances parlementaires65 ». Favorisant la fusion des pouvoirs, « ils sont de véritables agents de liaison (Bindeglieder) entre les deux pôles de la majorité dont ils intensifient la relation66 ». Dans une étude qui leur est consacrée, Alexis Fourmont envisage « l’introduction en France de ce système des secrétaires d’État parlementaires, puisqu’elle conduirait à relier plus harmonieusement exécutif et assemblées que dans le cadre de la “coordination centralisée” existant actuellement ». Cette nécessité « se ressent à la fois dans le cadre du présidentialisme majoritaire habituellement à l’œuvre, caractérisé par un certain autisme technocratique et un refus du compromis, et dans celui du “présidentialisme minoritaire” »67.
Quant aux fonctionnaires parlementaires exerçant à l’Assemblée nationale et au Sénat, ils incarnent la permanence institutionnelle en faisant valoir leur compétence et leur bonne connaissance des rouages administratifs68. Recrutés par la voie d’un concours, ils partagent assurément une culture parlementaire différente de celle des acteurs politiques. Cela se justifie, entre autres, par leurs missions principalement techniques. Se dissimulant derrière l’objectivité du droit et protégés par leurs obligations statutaires, « les administrateurs n’ont aucune adhésion politique à faire valoir à l’égard du parlementaire avec lequel ils vont travailler, les fonctionnaires parlementaires devant bien au contraire servir avec la même neutralité tout député ou sénateur, quels que soient son parti de rattachement et ses idées69 ». En commission ou derrière le président de séance, ils sont les gardiens d’une méthode délibérative ancestrale et participent à la « matérialisation de l’acte législatif ». Effectivement, les mots employés « dans les deux divisions du service de la séance sont particulièrement évocateurs : confectionner les précédents ou le recueil des lois, lisser un texte, nettoyer des amendements… C’est à un véritable artisanat qu’on a affaire. De génération en génération le même savoir-faire se transmet70 ». De ce fait, ces hommes et ces femmes de l’ombre contribuent à un processus d’acculturation au service de certains parlementaires qui ne maîtrisent pas la légistique et le droit parlementaire71.
II. Culture parlementaire et culture constitutionnelle : la perception (politique, idéologique et morale) des énoncés juridiques applicables au sein du Parlement
Il convient de différencier le concept de « culture parlementaire » de celui de « culture constitutionnelle ». Cette dernière renvoie à « la perception, la compréhension de l’objet “constitution” à la faveur de pratiques, de discours et de représentations72 ». Par voie d’analogie, la culture parlementaire concerne, quant à elle, la manière dont sont perçues et interprétées les dispositions spécifiquement rattachées aux compétences et aux fonctions du Parlement. L’analyse de ces perceptions est primordiale, car « ce sont “les mœurs” qui interprètent et font vivre73 » les règles juridiques. Les usages qui sont faits du droit d’amendement (A) et de l’exception d’irrecevabilité (B) sont, à cet égard, éloquents. Collectivement intériorisée par les acteurs, une culture parlementaire, surdéterminée par l’aura présidentielle et peu propice à la délibération politique, impose une interprétation « gouvernementale » du droit (C).
A. L’usage du droit d’amendement à des fins obstructionnistes : la mise en scène chaotique de l’espace public parlementaire
Attribution protégée par la Constitution et encadrée par le Règlement des assemblées, le droit d’amendement est consubstantiel à la délibération parlementaire dans la mesure où il « s’identifie à la psychologie des élus74 ». Certes, ce droit est soumis à des limites significatives (les irrecevabilités prévues aux articles 40 et 41, la règle de l’entonnoir, le lien exigé avec le texte, etc.), mais il permet aux parlementaires de modifier le contenu du projet de loi. D’autant plus que la révision constitutionnelle de 2008 a renforcé l’importance des commissions parlementaires au sein desquelles est exercée cette prérogative. L’actualité démontre surtout que cette faculté est interprétée dans le but d’obstruer la discussion en séance. Le parlementaire feint de participer à l’écriture de la loi tout en abusant du temps de parole qui leur est accordé. Par ce biais, il va « s’exprimer moins dans un but technique, mais plutôt politique, soit à des fins personnelles, soit pour mener une action collective75 » contre le gouvernement. Nonobstant la révision constitutionnelle de 2008 dont les mérites sont louables76, la justification politique de l’obstruction parlementaire procède d’une volonté de restaurer la fonction délibérative du Parlement qui a été fragilisée sous la Ve République. Cette stratégie sublime la conflictualisation des intérêts partisans et illustre une brutalisation des mœurs politiques. Elle met aussi en valeur une certaine combativité, indispensable pour que l’opposition se fasse entendre par le bloc majoritaire. Les groupes obstructionnistes jugent ainsi nécessaire cette instrumentalisation opportuniste des moyens procéduraux pour rendre visible la vitalité du débat parlementaire.
B. Le déclin de la motion de rejet préalable : le désintérêt pour la protection parlementaire de la Constitution
Au titre des motions de procédure, la motion de rejet préalable, unifiant l’exception d’irrecevabilité et la question préalable, permet aux parlementaires de rejeter le texte sans délibérer dès lors que celui-ci est considéré comme « contraire à une ou plusieurs dispositions constitutionnelles77 ». Rares sont les cas où elle est adoptée78. Alors que le parlementarisme français s’est historiquement affirmé par un rejet de la sanction juridictionnelle, l’utilisation actuelle de cette procédure vise moins à défendre une interprétation de la Constitution qu’à rejeter le texte pour des raisons politiques. À l’Assemblée nationale, « ce qui était en théorie une procédure de contrôle de la constitutionnalité des lois est donc devenu, en pratique, une procédure permettant de gagner du temps de parole aisément, sans effet notable autre que celui d’agacer une majorité peu disposée à se laisser convaincre79 ». Exemple symptomatique d’une mutation de la culture parlementaire, les acteurs politiques ont intégré l’idée selon laquelle le contrôle de constitutionnalité relève prioritairement du Conseil constitutionnel. En 2023, lors de la réforme des retraites, le gouvernement a opté pour un détournement de procédure en se fondant sur l’article 47-1 de la Constitution. Pour autant, « les protestations des parlementaires ont été particulièrement molles, et aucune force politique n’a voulu faire de son inconstitutionnalité (d’ailleurs pas identifiée par la majorité du personnel politique) un sujet médiatique, limitant la question à son caractère exclusivement politique80 ». En outre, la saisine accordée à soixante députés et soixante sénateurs les incite à externaliser le débat constitutionnel en dehors de l’hémicycle au point que la protection parlementaire est dorénavant réduite à « un travail d’anticipation de ce que pourrait être la décision des juges81 ». Il va de soi que cette évolution est concomitante au mouvement de juridictionnalisation qui a embrassé tous les États de droit européens à partir du milieu du xxe siècle. Nous constatons un phénomène similaire en Allemagne où la Cour de Karlsruhe exerce une fonction primordiale pour des raisons historiques qui lui sont propres82. Il en est autrement en Grande-Bretagne, où « l’héritage historique au fondement de la Constitution britannique83 » accorde un privilège politique au Parlement de Westminster. Il comprend en son sein des commissions spécialement chargées des questions constitutionnelles qui cohabitent avec la garantie juridictionnelle mise en œuvre depuis l’adoption du Human Rights Act.
C. La persistance d’une « idéologie présidentialiste » : l’obstacle à une reparlementarisation du système institutionnel
L’analyse des cultures parlementaires nous renseigne aussi sur la manière dont le pouvoir exécutif perçoit sa relation avec l’Assemblée nationale. Illustration du « parlementarisme négatif », l’interprétation de l’article 49 alinéa 1 a imposé une convention contra legem qui neutralise, entre autres, l’obligation pour le Premier ministre de se soumettre à un vote de confiance. Le fait que sa nomination soit juridiquement consacrée par le décret présidentiel a facilité l’apparition de cette règle non écrite unanimement acceptée. Or, elle illustre aussi une culture parlementaire fortement présidentialiste à l’aune de laquelle on ne juge pas indispensable de matérialiser, par un vote, l’union entre la majorité parlementaire et le gouvernement. Pour le dire autrement, « l’élection du président de la République consacre la rupture complète avec la confiance parlementaire, la confiance présidentielle devenant exclusive […] quitte à [ce que] l’opposition dépose une motion de censure84 ». C’est là que le bât blesse : lorsque les oppositions contestent le pouvoir discrétionnaire de nomination exercé par le président, cette convention est nettement moins acceptable. Ce mécontentement doit d’ailleurs être pris au sérieux puisqu’elles sont en mesure de se coaliser pour renverser le gouvernement. Depuis le second quinquennat d’Emmanuel Macron, la fracturation partisane à l’Assemblée nationale oblige à interpréter la Constitution « selon les canons d’un régime parlementaire de sorte que l’on voit ressurgir les tractations entre partis antérieures à la formation d’un gouvernement, ce qui rappelle par maints aspects les us et coutumes parlementaires de la défunte IVe République85 ». Encore faut-il que les dirigeants politiques consentent à « jouer un tel rôle alors qu’ils n’ont pas d’ailleurs l’esprit de compromis nécessaire pour l’accomplir, et surtout qu’ils pensent tous à la future élection présidentielle86 ». En outre, une attitude « contre-majoritaire » à l’égard du Parlement se manifeste également lorsque l’usage de l’article 49 alinéa 3 est détourné de ses finalités premières. À l’origine, « la légitimité de ce mécanisme suppose l’existence d’une majorité initiale dont il a pour objet de neutraliser les défections silencieuses87 ». L’imprévisibilité des événements ne prive pas le président de la République et le Premier ministre des moyens que leur accorde la Constitution pour contenir le chahut qui agite l’Assemblée nationale. Or, les aléas politiques et électoraux ne doivent pas pour autant les inciter à dénaturer les règles juridiques88. Considérée comme un passage en force par l’opinion publique, cette procédure aboutit dorénavant à escamoter la délibération parlementaire – ce qui réactive « des habitudes d’irresponsabilités incompatibles avec ce que doit être un régime parlementaire89 ». Elle est donc manipulée pour maintenir l’illusion que le président de la République conserve la main dans un contexte qui lui échappe. Ayant fusionné avec la logique présidentialiste qui s’est imposée dans les esprits, « la culture constitutionnelle s’est préservée de toute tendance à la parlementarisation […] et empêche de penser un autre modèle institutionnel90 ».
En complément des formes juridiques qui encadrent le fonctionnement des assemblées, les cultures parlementaires renverraient donc à des formes politiques et morales. Ces images projetées sur l’institution concernent ses déclinaisons organique et fonctionnelle. Dans la mesure où les règles juridiques stricto sensu n’imposent rien par elles-mêmes, la « vie parlementaire » est donc bien plus vaste que le cadre juridique auquel elle n’est pas réductible. En ce sens, une approche culturelle ne vise « nullement [à] adopter le point de vue d’une autre science sociale », mais plutôt à « prendre en compte la pratique constitutionnelle i.e. la réalité politique et sociale dans laquelle s’inscrivent les croyances sociales et les mentalités politiques91 ». En adoptant une perspective dynamique, il s’agit de reconnaître que l’interprétation des règles juridiques est étroitement adossée à un certain nombre de valeurs et de principes. Ces derniers « s’imposent plus ou moins nettement dans l’imaginaire des acteurs, à la faveur d’un moment de cristallisation politique92 ». À ce titre, Denis Baranger affirme que « ce qui est à notre disposition au sujet des parlements, ce sont des représentations, des pratiques, et des règles de droit93 ». Pourtant, selon lui, « il est extrêmement frappant de remarquer que ces trois dimensions sont loin de coïncider94 ». C’est pourquoi l’étude des cultures parlementaires semble indispensable pour comprendre ce hiatus entre le droit parlementaire tel qu’il est écrit et celui qui est concrétisé et vécu par les acteurs.