En tant que méthode de collecte de données, l’ethnographie possède une histoire ancienne et s’inscrit, dès le xixe siècle, dans le cadre de l’anthropologie et de l’ethnologie1. Dès cette époque, l’objectif est de réduire la distance sociale entre l’enquêteur et les populations étudiées, éloignées sur les plans géographique et culturel, grâce à une immersion prolongée sur le terrain2. Au xxe siècle, l’ethnographie est également utilisée en sociologie dans le cadre d’enquêtes menées auprès des classes ouvrières et des populations marginalisées. Plus tard, cette méthode est employée en science politique3, pour analyser des objets d’étude comme les politiques publiques4, les partis politiques5 ou les lieux de pouvoir6.
Si l’ethnographie a pu évoluer à travers le temps, elle renvoie toujours à une certaine conception de l’épistémologie dans laquelle la recherche s’efforce de comprendre le monde social des sujets à travers leur propre perspective7. Concrètement, il s’agit d’une méthode ou d’une « pratique d’observation reposant sur l’immersion de longue durée au sein d’un milieu d’interconnaissance8 ». Contrairement à l’enquête par entretiens, à laquelle elle est souvent associée, l’ethnographie cherche à capturer les pratiques sociales dans leur contexte, en s’imprégnant des routines, des rituels et des normes implicites qui régissent le milieu étudié. Il s’agit d’une enquête dans laquelle le chercheur, vivant une partie au moins de la réalité de ses enquêtés, est en mesure de développer des relations personnelles avec eux9.
Intimement liées l’une à l’autre, l’ethnographie et l’observation sont des termes parfois utilisés comme synonymes, bien que différents types d’observation aient pu être théorisés. Néanmoins, la science politique semble généralement appréhender l’ethnographie selon deux approches. D’une part, l’« observation directe10 », qui se veut relativement immersive et pluraliste, mais sans réelle participation aux activités politiques des enquêtés. D’autre part, l’« observation participante11 », qui implique une immersion plus profonde à travers une double appartenance statutaire entre le monde académique et un monde politico-administratif (stagiaire, collaborateur, élu, etc.), mais limitée par un angle d’analyse dont dépendent des contraintes politiques, institutionnelles ou organisationnelles inhérentes à la position occupée (étude d’un seul acteur, organisation, bloc partisan ou service administratif12).
De par ses objets d’étude et sa construction historique, l’ethnographie telle qu’elle est appréhendée par l’anthropologie ou l’ethnologie se distingue de l’ethnosociologie13 ou de la sociologie politique. Autrement dit, l’ethnographie des sociétés indigènes doit être distinguée de celle des sociétés modernes. Dans La société contre l’État14, Pierre Clastres s’intéresse à des sociétés dont les formes de pouvoir ne sont pas coercitives et où le chercheur occidental est perçu comme un observateur extérieur, distant culturellement, et souvent dans une position surplombante vis-à-vis des membres de ces sociétés. Dans ce contexte, l’ethnographe doit surmonter des barrières culturelles et linguistiques importantes pour accéder aux significations des pratiques locales.
En revanche, l’ethnographie des sociétés modernes se caractérise par une proximité culturelle apparente entre l’enquêteur et l’enquêté. Pour autant, si ces derniers partagent nombre de références culturelles et sociales, des divergences significatives peuvent subsister. Dans le cas de l’étude des lieux de pouvoir, on constate que les élites politiques n’ont pas une culture homogène et que leur statut institutionnel les place souvent dans une position de supériorité vis-à-vis du chercheur, engendrant des rapports de pouvoir asymétriques dans lesquels les enquêtés sont en mesure de réguler l’accès à l’information et d’influencer leur propre représentation. Bruno Latour, dans La fabrique du droit15, montre bien cette différence lorsqu’il décrit son travail ethnographique au Conseil d’État français. Il se confronte à un environnement où les acteurs sont conscients de leur pouvoir et du regard extérieur porté sur leurs pratiques. La transparence, entendue comme l’accès direct et non filtré aux pratiques et interactions des acteurs, se retrouve ainsi plus difficile à atteindre en raison des enjeux politiques et institutionnels présents.
La difficulté d’accès aux instances de pouvoir a sans doute constitué un frein à l’émergence de l’ethnographie dans ces espaces. L’ethnographie parlementaire, qui retiendra notre attention ici, ne s’est développée que tardivement en France. Aux États-Unis, Richard Fenno est l’un des pionniers de l’ethnographie directe. Son ouvrage Home Style: House Members in Their Districts16 a étudié les parlementaires américains et leur relation avec leurs électeurs. Au Parlement britannique, Emma Crewe, dans son ouvrage Lords of Parliament17, puis The House of Commons18, analyse les pratiques informelles des parlementaires britanniques et montre comment les interactions sociales influencent le travail parlementaire. Dans la littérature francophone, c’est à partir des années 1990 que Marc Abélès mène l’une des premières études ethnographiques sur La vie quotidienne au parlement européen19, puis sur l’Assemblée nationale dans son ouvrage Un ethnologue à l’Assemblée20. Il y révèle les coulisses de l’institution, en soulignant les rituels parlementaires et les échanges informels qui structurent les relations entre les élus. Bien d’autres ethnographies parlementaires suivirent ensuite, portant par exemple sur la sociologie législative21, le personnel politique22, les séances ou commissions de la chambre haute23 et de la chambre basse24, ou les réunions d’un groupe parlementaire25.
Ces différentes approches ethnographiques sont utiles pour pallier les lacunes des études quantitatives des parlements dans la mesure où elles permettent de réduire le risque de passer sous silence les nuances des phénomènes parlementaires et d’aboutir à des conclusions biaisées. À titre d’exemple, évaluer la capacité législative des parlementaires à travers une analyse uniquement quantitative des amendements s’avère peu satisfaisant, car elle élude les conditions du sort des amendements prenant place en amont des votations (pressions, ententes établies, négociations et délibérations26). L’observation ethnographique offre la possibilité d’analyser le statut et les interactions des acteurs au-delà d’une approche strictement formelle. Elle met également en lumière les contraintes culturelles auxquelles les acteurs sont confrontés pour agir. Cela conduit à une meilleure compréhension de l’exercice du pouvoir, qui repose sur une diversité de ressources, sur une forme de collégialité et d’horizontalité, alliant à la fois des dimensions concurrentielles et coopératives27. En d’autres termes, l’enquête ethnographique contribue à dévoiler les subtilités des pratiques du jeu institutionnel parlementaire, tant sur le devant de la scène que dans ses coulisses28.
Encadré 1 : Genèse de l’article
La rédaction de cet article s’est appuyée sur deux études de cas menées au sein de l’Assemblée nationale durant la XVIe législature. En tant qu’« observateur qualifié », nous avons pu suivre deux projets de loi29, depuis les auditions jusqu’à la séance publique. Les réflexions ou conseils proposés dans cet article doivent donc être appréhendés à l’aune d’un cadre d’analyse qui se veut pluraliste, mais monographique, c’est-à-dire étudiant tous les blocs partisans de la seule chambre basse.
Cet article s’articulera autour de deux grandes parties visant à explorer les spécificités méthodologiques de l’ethnographie parlementaire.
Dans une première partie, nous examinerons les avantages et inconvénients des différentes stratégies d’accès au Palais-Bourbon en distinguant deux voies principales : la voie institutionnelle et la voie partisane. Nous aborderons ensuite la manière d’accéder aux acteurs eux-mêmes, en insistant sur l’importance de développer des relations personnelles avec les enquêtés, notamment grâce à une présentation de soi et un capital ethnographique permettant d’offrir une mise en scène crédible du chercheur.
Dans une seconde partie, nous nous concentrerons sur la manière d’interagir avec ses enquêtés, qu’il s’agisse d’entretiens formels ou d’échanges informels. Nous explorerons d’abord l’art de s’entretenir avec les parlementaires, en montrant l’importance de la maîtrise des impressions et de l’improvisation. Ensuite, nous nous pencherons sur les défis liés à l’interprétation des données, en explorant la distinction entre scène et coulisses ainsi que les stratégies de contrôle d’accès mises en œuvre par les parlementaires pour préserver la manière dont leurs activités sont perçues et interprétées par le public.
I. S’immerger au sein de l’Assemblée nationale
A. Entrer au Palais-Bourbon
La première étape de la méthode ethnographique est d’identifier les lieux clés de l’observation. Pour cela, il faut connaître l’institution dans sa globalité et procéder par élimination. Connaître le droit parlementaire est en cela nécessaire. Si l’objet d’étude est un acteur ou un organe politique, l’organigramme sera utile. S’il s’agit d’un concept (pouvoir, délibération, etc.), il faut garder à l’esprit que les positions officielles ne sont pas nécessairement celles où se cachent les phénomènes les plus intéressants, ni ne sont forcément le reflet du pouvoir réel qu’elles prétendent détenir. Une fois les lieux d’observation identifiés, il s’agit de choisir une stratégie pour y accéder. L’enquêteur pourra faire le choix soit d’une entrée partisane, soit d’une entrée institutionnelle. Dans les deux cas, il devra être attentif aux incompatibilités de statut30.
1. Par la voie institutionnelle
À notre connaissance, deux entrées institutionnelles existent au sein de l’Assemblée nationale. L’entrée par l’administration parlementaire, par le biais d’un stage, et l’entrée par la Délégation chargée de la transparence et des représentants d’intérêts, octroyant une « carte d’observateur qualifié » réservée aux « personnes qui s’intéressent de manière continue et effective à l’activité parlementaire (par exemple des membres d’associations ou des universitaires) »31.
Le stage auprès de l’administration parlementaire est probablement une option difficile. L’administration parlementaire semble moins encline à offrir un stage à un doctorant, parfois appréhendé comme un enquêteur indiscret, plutôt qu’à un étudiant en master perçu comme en apprentissage. Quoi qu’il en soit, les stagiaires des pôles législatifs peuvent contribuer « au travail d’appui que les administrateurs et les administrateurs-adjoints fournissent aux députés32 », permettant ainsi un lieu d’observation privilégié.
Concernant la carte d’observateur qualifié, celle-ci ne pose aucune difficulté d’incompatibilité de statut puisqu’elle n’implique aucune forme de travail auprès d’un acteur de l’institution. La difficulté réside néanmoins dans le fait que la Délégation sollicite des « parrainages » auprès de députés, idéalement trois députés de trois groupes politiques différents, pour prendre sa décision. Si le chercheur ne dispose d’aucun contact préexistant au sein du milieu, il devra donc développer rapidement un réseau qui peut être établi à partir d’entretiens exploratoires. Une fois obtenue, cette carte donne en principe un « accès à la tribune du public et aux débats en commission ouverts à la presse. [Le chercheur] pourra prendre rendez-vous avec un député sans se soumettre chaque fois à la procédure d’autorisation d’accès33 ». L’accès aux couloirs de l’Assemblée est donc de fait permis, puisqu’il faut bien les traverser pour accéder à ces espaces.
En pratique, néanmoins, l’accès au terrain n’est pas pleinement garanti par cette carte, et il est préférable de la compléter par des autorisations informelles. En effet, l’accès à l’hémicycle et aux commissions est toujours conditionné aux places disponibles. Pour s’assurer une place dans les tribunes, il faut donc s’inscrire au préalable à chaque séance via le site de l’Assemblée, tandis qu’en commission, seules une dizaine de chaises peuvent être mises à disposition des observateurs – collaborateurs et journalistes essentiellement – et placées au fond de la salle. Le nombre de places disponibles n’est ainsi pas toujours suffisant au vu du nombre de groupes politiques. Or, le principe du premier arrivé premier servi n’est pas nécessairement appliqué, les agents de la commission pourront parfaitement demander au chercheur de céder sa place à un collaborateur parlementaire. Établir une relation avec ces agents, mais aussi avec les différents acteurs parlementaires, est donc essentiel. Pour autant, seul l’accord du président de la commission permettra véritablement de garantir un accès aux réunions.
2. Par la voie partisane
L’entrée partisane dispose d’avantages évidents dans l’accès au terrain, aux acteurs, et in fine à l’information. Willy Beauvallet et al.34 ont pu montrer qu’être collaborateur parlementaire permettait des accès dans
les groupes de travail, le bureau du député lui-même, les rendez-vous et déjeuners, les conversations téléphoniques, les échanges mails […] le groupe politique […] les réunions de préparation des commissions et délégations (auditions, etc.) ; les fonctionnaires de l’Assemblée nationale […] les entrevues avec les ministres ou leurs cabinets, etc. ». Une telle expérience permet d’acquérir une connaissance « du sens pratique des univers politiques et parlementaires35.
L’accès partisan n’est cependant pas sans impliquer des limites méthodologiques et épistémologiques. Obtenir un accès à son terrain en tant que stagiaire ou collaborateur parlementaire auprès d’un député, ou d’un groupe parlementaire, suppose tout d’abord une certaine proximité idéologique avec celui-ci, ainsi qu’une capacité à se démarquer face à de nombreuses candidatures en concurrence. Et alors qu’il était autrefois possible d’exercer en tant que collaborateur bénévole auprès d’un député, l’Assemblée nationale a, depuis plusieurs années, voire décennies, durci les conditions encadrant ce statut. Désormais, seules les personnes appartenant à la famille du député ou exerçant une autre activité professionnelle à ses côtés peuvent y prétendre.
Cela inscrit ensuite le chercheur dans une dynamique de rivalité partisane vis-à-vis des autres bords politiques avec lesquels il n’a pas de rapport salarial. Cela limitera nécessairement l’accès à toute une partie des acteurs politiques36, lesquels ne manqueront pas d’étiqueter rapidement l’enquêteur. A fortiori, l’enquêteur peut être appréhendé comme un potentiel « cheval de Troie37 » par les autres courants du même groupe parlementaire38. Pour pallier cette difficulté, il est important d’effectuer, autant que possible, un accès par le haut, c’est-à-dire de travailler aux côtés d’une personnalité politique dont l’autorité fonctionnelle est suffisamment élevée pour réduire le phénomène d’appartenance à un courant (p. ex., président de l’Assemblée, président de groupe, de commission). De manière générale, l’accès partisan ne doit être privilégié que lorsque l’objet d’étude porte sur un acteur ou un bloc partisan en particulier. À défaut, l’accès institutionnel est plus approprié puisque facilitant une collecte d’informations plus exhaustive. Enfin, retenons que l’accès partisan réduit nécessairement le temps qui peut être alloué à la recherche.
Accéder à l’institution ne signifie pas pour autant accéder aux acteurs eux-mêmes, faut-il encore être capable d’engager l’interaction avec ces derniers. Bien entendu, l’accès aux acteurs est intimement lié à la manière dont le chercheur pénètre l’espace institutionnel et conduit son observation en son sein. Fort de notre statut d’« observateur qualifié » au sein de l’Assemblée nationale, nous chercherons à restituer dans la section suivante les enseignements d’une expérience plus personnelle, mais essentielle pour maîtriser les clés d’une immersion réussie.
B. Accéder aux acteurs parlementaires
Il faut garder à l’esprit que le Parlement est aussi, et peut-être même avant tout, une arène électorale et que dans ce cadre la divulgation d’informations et d’enjeux internes s’avère être un risque pour les acteurs concernés. À ce titre, il est vrai que les enquêtés auront tendance à appréhender politiquement le chercheur, en tant que doctorant en science politique, le considérant soit comme un allié potentiel, susceptible d’opérer une « validation », soit comme un adversaire, susceptible d’adresser des « attaques39 ». C’est la raison pour laquelle il est important de développer un lien affectif avec ses enquêtés, en interagissant avec eux, en proposant une certaine présentation de soi, et idéalement, en possédant un certain capital ethnographique.
1. Affects et interactions in situ
Pourquoi créer un lien affectif avec l’enquêté ? D’aucuns pourraient penser qu’interagir quotidiennement avec ses enquêtés durant l’exercice de leur fonction, ou aux abords, tend à influencer leur comportement. C’est en partie le cas, il est vrai. Il faut néanmoins nuancer ce propos à l’égard des espaces parlementaires publics ou semi-publics dans lesquels les parlementaires sont largement « désensibilisés à l’observation40 ». Par exemple, les réunions de commissions, rendues publiques41, sont par définition des espaces où les parlementaires se savent observés, et sont parfois approchés par d’autres députés ou des collaborateurs de tous groupes, mais également par d’éventuels journalistes. La présence du chercheur, et son interaction avec tel acteur lorsque l’occasion se présente (député, collaborateur, administrateur, ministre, etc.), semble alors ne pas représenter constituer une influence comportementale plus forte ou inhabituelle que les autres.
Par ailleurs, au sein des espaces non publics, l’enjeu n’est pas tant l’influence du chercheur sur son objet, qui est largement inhérent à la méthode ethnographique42, que celui d’un arbitrage des risques entre, d’une part, une faible collecte de données du fait d’un manque de confiance des enquêtés, et d’autre part, le fait de biaiser la collecte ou l’interprétation de ces mêmes données du fait d’un lien émotionnel avec ses enquêtés. Or, dans le cadre de notre recherche doctorale, nos études de cas ont rapidement fait apparaître que celles-ci étaient beaucoup plus bénéfiques lorsque le contact et la conversation étaient engagés avec les enquêtés, plutôt que lorsqu’une posture aussi distanciée et effacée que possible était mise en place. Plusieurs raisons l’expliquent.
Tout d’abord, ce lien émotionnel facilite l’accès à certains espaces non publics du milieu parlementaire. Il est par exemple impossible d’assister aux auditions organisées par un rapporteur sans son autorisation explicite. Ensuite, il permet véritablement d’accéder aux acteurs et aux informations qu’ils détiennent, en développant un crédit-confiance qui facilitera l’échange de confidences en entretien ou durant des échanges informels43. On notera que les réponses à certaines questions sont beaucoup plus facilement collectées lorsque les questions sont posées in vivo et de manière informelle. Le contexte de la discussion peut en effet être un prétexte particulièrement efficace permettant de légitimer la question posée. Enfin, pour établir un crédit-confiance, l’expérience a pu montrer qu’un premier contact in vivo avec les enquêtés était beaucoup plus efficace qu’un premier contact par courriel.
Comment créer ce lien affectif ? Il s’agit d’engager l’interaction, d’avoir une attitude sympathique, quoique apartisane, c’est-à-dire paradoxalement, d’être perçu comme un potentiel allié par ses enquêtés. Il peut être pertinent de partager des moments symboliques avec ses enquêtés : croiser un député dans les couloirs à la suite d’un vote important, participer à différents événements parlementaires ou extraparlementaires organisés par les ministères (colloques, journée parlementaire, portes ouvertes, etc.), voire saisir ’l’occasion de déjeuner avec les collaborateurs ou les députés eux-mêmes44.
Comment éviter la connivence avec ses enquêtés ? Créer un lien affectif, c’est incontestablement prendre le risque de développer une forme de subjectivité et de biaiser l’analyse de l’enquête. Pourtant, l’ethnographie parlementaire a ceci de spécifique que cette difficulté peut être atténuée, en particulier dans le cadre d’un accès institutionnel. En effet, afin de veiller à une forme de neutralité axiologique, il revient au chercheur de développer un nombre suffisant de liens affectifs avec des acteurs parlementaires, plus ou moins sympathiques ou antipathiques, sur tous les bancs de l’Assemblée. Cette pluralité de liens affectifs, venant en quelque sorte s’annuler les uns les autres, tendra à établir un équilibre dans l’esprit du chercheur. Ce dernier sera ainsi moins incité à se rapprocher d’un bloc partisan au détriment d’un autre.
Si cette méthode peut paraître peu opérationnelle aux observateurs extérieurs au Parlement, elle s’avère pourtant efficace dans la pratique. Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre un député affirmer qu’il ne se sent pas forcément plus proche de ses collègues du même banc que de ceux des bancs opposés, car la sympathie ou l’antipathie envers un député transcende souvent les clivages partisans.
2. Capital ethnographique
Le capital ethnographique du chercheur contribue également au développement d’une perception positive et d’un lien affectif avec ses enquêtés. Bien que les caractéristiques sociodémographiques échappent largement à l’emprise du chercheur au moment du lancement de son enquête, les développements suivants pourraient se révéler pertinents dans le cas d’un projet de recherche parlementaire planifié plusieurs années à l’avance.
Être un jeune chercheur s’avère un bon moyen de se rapprocher des acteurs parlementaires, car la jeunesse entraîne des perceptions souvent bénéfiques chez les interlocuteurs45. Tout d’abord, le jeune chercheur pourra plus aisément développer une proximité à l’égard des collaborateurs parlementaires, lesquels ont généralement entre 24 et 35 ans46, puisqu’il existe un sentiment d’appartenance générationnel entre eux. Ensuite, le paternalisme exercé par certains des acteurs parlementaires les plus âgés pourra également s’avérer bénéfique47. Estimant le jeune chercheur relativement incompétent ou incapable de pleinement appréhender ses propos, l’enquêté sera plus enclin à partager certaines informations. Enfin, la jeunesse peut contribuer à permettre une certaine indulgence des enquêtés quant aux éventuels écarts du chercheur vis-à-vis des normes de comportement attendues par le milieu parlementaire.
Au-delà de l’âge, se présenter en tant qu’étudiant en doctorat semble également être un atout48. En effet, la connotation de l’expression, ainsi que les représentations qui y sont associées, renvoie davantage à l’image recherchée que celle de « chercheur », ou pire, « d’enquêteur49 ». Paradoxalement, la simple présentation du statut de doctorant ou de docteur peut être associée à un capital symbolique et intellectuel fort et par conséquent être appréhendée comme une forme de menace pour les enquêtés. Il est donc conseillé au jeune doctorant d’accéder au terrain dès les premières années de sa thèse et de ne pas faire inutilement étalage de ses connaissances de l’institution parlementaire.
Enfin, il peut être opportun d’omettre ou au contraire de mettre en avant son institution universitaire ou encore la discipline académique d’appartenance. En effet, certaines institutions académiques, telles que Sciences Po, Polytechnique et les universités de la Sorbonne ou d’Assas, semblent pouvoir favoriser le doctorant, car nombre de parlementaires ont étudié en ces lieux et la proximité socioculturelle est un des moyens permettant d’obtenir la confiance des enquêtés50. De même, la couleur politique de la majorité parlementaire, ou de tel parlementaire, et la réputation plus ou moins partisane de telle ou telle université jouent certainement un rôle. Certains députés ne manqueront d’ailleurs pas de demander au chercheur son parcours académique pour tenter d’identifier une potentielle couleur partisane. Il est alors difficile d’éviter la question. L’idéal est donc d’avoir un parcours suffisamment diversifié pour mettre en avant les éléments les plus concordants.
II. L’entretien : une interaction sociale comme les autres
Après avoir examiné les spécificités méthodologiques de l’ethnographie parlementaire, nous reviendrons dans cette seconde partie sur l’une de ses composantes essentielles : l’interaction sociale avec ses enquêtés, et plus précisément, l’entretien. Comme suggéré par Sylvain Laurens51, nous ne ferons pas de distinction entre un entretien formel et une discussion spontanée avec ses enquêtés52, non seulement car ces deux formes d’interaction impliquent un double travail d’objectivation, portant aussi bien sur l’enquêté que sur l’enquêteur, mais également parce qu’elles s’inscrivent toutes les deux dans une logique théâtrale goffmanienne53. Cette métaphore nous permettra de mieux comprendre l’art de s’entretenir avec les parlementaires et d’interpréter leurs paroles.
A. L’art de s’entretenir avec les parlementaires, une improvisation théâtrale
1. (Re)présentation de soi et maîtrise des impressions
S’il est nécessaire de développer un lien affectif avec ses enquêtés, la capacité de l’ethnographe à interagir d’une manière perçue positivement dépend de la crédibilité de la représentation qu’il fait de soi. À partir des concepts du sociologue Erving Goffman54, on peut considérer qu’interagir c’est donner l’impression. Autrement dit, l’interaction sociale relève toujours d’une forme de représentation théâtrale.
Pour obtenir une validation et un crédit-confiance de ses enquêtés, il serait ainsi nécessaire de présenter une « pièce de théâtre crédible et cohérente ». Pour ce faire, il s’agit de proposer à ses enquêtés un personnage/rôle dégageant des émotions positives (p. ex. celui d’un chercheur inoffensif et sympathique), qui puisse correspondre au capital ethnographique dont dispose l’ethnographe, mais surtout au cadre normatif dans lequel l’enquête prend place. Ces correspondances constituent en elles-mêmes un facteur de validation par autrui, car elles permettent au chercheur de démontrer son conformisme, c’est-à-dire son acceptation des normes sociales propres au milieu étudié. Compte tenu des différences culturelles entre les univers académique et politique55, seul un processus d’apprentissage prolongé, fondé sur le temps passé au sein de l’institution et auprès des acteurs, permettra véritablement à l’enquêteur d’intérioriser ces normes. Par exemple, les questions posées devront mobiliser un certain vocabulaire : on parlera de « deal » plutôt que « d’entente », de « lignes rouges » plutôt que de « revendications » ou de « travail en bonne intelligence » plutôt que de « collaboration ».
L’art de s’entretenir s’appréhende comme un art théâtral où il est essentiel de respecter des attendus, mais le décor dans lequel prend place la scène est également une composante du cadre. Il faudra adopter un comportement différencié, jouer un personnage ayant un timbre de voix quelque peu différent, posant certaines questions et non d’autres, ou d’une certaine manière, selon le degré de formalisme qu’implique le décor dans lequel l’interaction prend place (bureau, couloir, rue, restaurant, etc.). Si l’interaction intervient dans un lieu informel (café, restaurant), la conversation tendra à avoir une apparence plus décontractée, légère et sympathique. C’est dans cette configuration qu’il est attendu que l’enquêté soit le plus à l’aise et que les questions posées puissent avoir une teneur plus personnelle, permettant d’obtenir des informations plus sociologiques (origine sociale, parcours passés, expérience extraparlementaire, etc.) et interpersonnelles (liens d’amitié, rumeurs, conflits). Si l’interaction intervient dans un lieu formel (p. ex. bureaux de l’Assemblée), il est attendu que l’enquêté soit le plus conforme à son rôle institutionnel et que les questions posées ne puissent guère dépasser la dimension fonctionnelle. Il est important d’interagir dans différents cadres plus ou moins formels, afin d’être complémentaire dans son approche.
2. L’improvisation par la relance
L’art de s’entretenir réside également dans la spontanéité de l’échange. S’il est crucial pour le chercheur de bien connaître ses questionnements de recherche, il faut pour autant éviter de mémoriser des questions par cœur au risque de nuire à la fluidité de l’échange.
Au début de l’entretien, le premier propos tenu et la première question posée doivent rester aussi généraux que possible afin de développer un sentiment de liberté chez l’interlocuteur. Charge ensuite au chercheur de rebondir, de relancer, sur cette première réponse, en la reliant avec ses thèmes d’étude. L’intérêt de l’entretien semi-directif, ou d’un échange informel, réside précisément dans la capacité du chercheur à maîtriser la « relance », qui agit comme un prétexte permettant de poser des questions qu’il serait autrement considéré comme incongru de poser56. La relance permet en quelque sorte de réduire les risques d’obtenir des propos évasifs, les questions du chercheur étant perçues comme moins intrusives, et au contraire plus légitimes, bienvenues et naturelles. Relancer, c’est implicitement dire à son interlocuteur : « Je ne pose la question que parce que vous évoquez la chose vous-même57. »
Si la relance permet généralement d’éviter les questions gênantes, celles-ci peuvent néanmoins être utilisées lorsque l’objectif est précisément de tester la réaction de l’enquêté. Si l’enquêté refuse de répondre ou propose une réponse évasive, cela constitue en soi une information qui peut être utile pour confirmer ou infirmer certaines hypothèses, bien que ce genre de réponse soit davantage sujet à interprétation et donc à triangulation. Par ailleurs, il ne faut pas hésiter à poser une question a priori hors du cadre direct de la thématique traitée. Le hasard peut parfois conduire à des découvertes inattendues, mais essentielles pour l’étude.
La relance, éventuellement appuyée par l’utilisation de documents d’archives58, offre également à l’enquêteur la possibilité d’examiner la cohérence des propos de l’enquêté. Elle permet ainsi d’évaluer la précision de ses souvenirs ou de mettre en lumière des écarts potentiels entre un discours dicté par le « rôle attendu » par son institution et un discours plus factuel. Elle aide enfin à recentrer la discussion sur les thématiques spécifiques étudiées par le chercheur.
B. Comprendre la parole des parlementaires
1. Entre scène et coulisse : une interprétation différenciée
La maîtrise des interactions et de l’interprétation des informations qui découlent de celles-ci passe par une prise de conscience de l’existence de deux types d’espace. Goffman distingue les coulisses et la scène. La scène représente l’espace où la représentation prend place. Les coulisses représentent au contraire l’espace du repos, ou de la préparation à la représentation. Au sein du milieu parlementaire, l’hémicycle peut être considéré comme la scène par excellence, tandis que les réunions de groupe peuvent être perçues comme des coulisses. Pourtant, les deux notions doivent être appréhendées comme un continuum, un idéal-type, rien n’étant pure représentation ou pures coulisses. Ainsi, les réunions de groupe peuvent être identifiées comme une scène par rapport à une discussion à la machine à café.
Pourquoi une telle distinction est-elle importante ? Elle est essentielle pour comprendre le degré de représentation dont fait preuve l’acteur étudié au moment T et par là même la distance plus ou moins grande avec la réalité que reflète l’information extraite de l’interaction. Plus l’interaction prend place dans les coulisses, plus on peut espérer un propos sincère et non manipulé. Le chercheur doit donc tenter de se faire accepter dans les coulisses, en effectuant une présentation de soi dont nous avons déjà longuement discuté, et être ensuite en mesure d’interpréter les propos recueillis à l’aune du degré de représentation suggéré par le type d’espace dont l’interaction a fait preuve.
Un autre élément important dans la maîtrise de l’interaction et de son interprétation se trouve dans la prise de conscience d’un contrôle par les acteurs de l’accès aux coulisses, ainsi que d’une lutte interne quant au degré de contrôle à mettre en œuvre. Les coulisses, nous rappelle Goffman, doivent en principe rester secrètes, car y accéder reviendrait à révéler les mécanismes sous-jacents de la mise en scène, compromettant ainsi la capacité à maintenir l’illusion d’une certaine réalité ou à préserver une image spécifique. Ce serait prendre le risque de créer une contradiction entre l’impression qu’on veut produire et l’activité réellement produite. Mais puisque scène et coulisses ne sont qu’un continuum, et qu’il n’y a souvent aucune définition explicite de ce qui relève ou non des coulisses, les acteurs rentrent en conflit malgré eux quant au degré de contrôle à exercer.
C’est grâce à ces conflits d’interprétation, explicites ou implicites, sur ce qui relève ou non d’un accès interdit à tel espace ou phénomène, que l’ethnographe peut par moment avoir la chance d’entrevoir la « cuisine » de l’Assemblée. Or, c’est à l’aune de ces conflits d’interprétation que le chercheur doit lui-même interpréter les raisons de l’accès à tel espace, et les propos qu’il a pu y recueillir. Un député peut ainsi vous donner accès à la buvette des députés alors que les agents des couloirs vous y interdisent, un autre peut « vendre la mèche » sur l’existence de tel phénomène, alors que ses collègues refuseront d’admettre son existence. Par exemple, un député interrogé a pu mettre en évidence la manière dont les dynamiques parlementaires sont parfois façonnées par des considérations d’image publique, au point de maintenir une position officielle qui ne reflète pas nécessairement les évolutions du débat dans l’hémicycle :
Parfois c’est des combats de façade, il y a un cinéma, un genre de commedia dell’arte qui se met en place […] parce que faut pas s’affaiblir publiquement. Il y a aussi des postures […] c’est très compliqué de revenir sur des positions initiales, même pour l’opposition. Parce que si demain moi je vote [tel article, envers lequel mon groupe était opposé], personne comprendrait qu’il a été modifié quatre ou cinq fois. […] parce qu’on est dans une société qui simplifie tout […] Hier vous avez voté contre, les gens retiennent juste votre position liée au titre. […] Donc publiquement, on va devoir dire qu’on va voter contre [sinon les gens diront :] “ils ont changé de position, ils sont pas cohérents” […] ils comprennent pas les gens, parce qu’ils ne connaissent pas forcément le cheminement parlementaire. (Échange avec un député d’opposition durant la XVIe législature).
2. Les stratégies de contrôle d’accès aux coulisses
Afin de contrôler l’accès aux coulisses, les parlementaires peuvent mettre en place des stratégies rhétoriques pour dissimuler ou déformer l’existence de ces espaces et des phénomènes qui en découlent59. Il faut en effet garder à l’esprit que les parlementaires sont susceptibles de subir au moins deux types d’accusations qui les incitent à restreindre l’accès aux coulisses.
Le premier est le risque d’accusation d’opportunisme. Un député est systématiquement sous la menace d’être accusé, plus ou moins explicitement, d’être animé par une motivation carriériste ou électoraliste (office and vote), plutôt que par la résolution du problème public (policy). Le second est le risque d’accusation de favoritisme. Non sans lien possible avec le premier, il s’agit ici d’être accusé d’avoir obtenu sa charge ou sa position, non pour des raisons liées à sa compétence, mais seulement grâce aux liens politiques et relationnels qu’il a su se constituer. Un parlementaire peut ainsi craindre que l’observation in situ ou l’entretien avec un chercheur ne conduisent à la publication ou à la diffusion d’informations susceptibles d’alimenter ou de provoquer de telles accusations, soit en raison d’une possible interprétation erronée des données collectées par le chercheur, soit en raison d’un usage malveillant qui pourrait en être fait.
On comprend alors pourquoi certains parlementaires peuvent être réticents à accorder au chercheur l’accès, même virtuel, à certaines coulisses. Les échanges informels ou les collaborations avec certains groupes d’intérêts, avec des députés occupant des positions de pouvoir au sein de l’Assemblée, ou encore avec des acteurs influents au sein du gouvernement, voire de l’Élysée, sont fréquemment passés sous silence ou évoqués de manière superficielle durant les entretiens.
En anticipant ces accusations, susceptibles ’d’affecter leur image, les parlementaires peuvent développer une stratégie rhétorique consistant à minimiser ou à requalifier leurs liens avec ces différents acteurs, et à (ré)activer, plus ou moins implicitement, différents mythes. Concernant les groupes d’intérêt, il peut s’agir de mobiliser l’intérêt général en évitant toute présentation de soi pouvant être interprétée comme étant trop proche ou trop en faveur d’intérêts particuliers. Concernant les députés de premier plan, il peut s’agir de souligner la manière irréprochablement démocratique dont les décisions ont été prises au sein du groupe. Concernant le gouvernement et l’Élysée, il peut s’agir de mobiliser le concept de séparation des pouvoirs en affirmant que le travail parlementaire s’effectue sans concertation.
Il est crucial que l’ethnographe ait conscience de ces stratégies pour être en mesure de les prendre en compte dans l’interprétation des données collectées. Les informations collectées en entretien peuvent induire en erreur. Par exemple, alors qu’il peut exister un travail commun entre Parlement et gouvernement en amont du dépôt d’un projet de loi, les députés chargés du texte auront tendance à nier ou à minimiser cette collaboration, de peur d’être accusés de se rapprocher du gouvernement pour devenir ministrables. Si l’inverse est également possible, dans la pratique, les parlementaires semblent bien plus préoccupés par la crainte d’être accusés de favoritisme que soucieux d’afficher leurs liens avec le gouvernement, sauf lorsqu’il s’agit d’assumer ce qui est déjà connu de tous.
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Quelle que soit la manière d’entrer au Palais-Bourbon, et le rôle adopté par l’ethnographe, l’accès à l’entre-soi du milieu parlementaire n’est pas sans risques et doit s’appréhender comme un pari. Soit l’enquêteur parvient à jouer un rôle crédible et cohérent, ce qui lui permettra un supplément de confiance et d’accès, soit il n’y parvient pas et risque au contraire de refermer sur lui certains espaces d’observation et de collecte d’information. Cette habileté à la représentation de soi est complexe et les élites parlementaires ont généralement une meilleure maîtrise des impressions que n’en a le chercheur, illustrant ainsi l’une des formes que peut prendre la violence symbolique des dominants. La cohérence du rôle présenté sera donc en permanence mise à l’épreuve, de telle sorte que l’accès aux espaces et aux acteurs parlementaires n’est jamais garanti.